Chapitre 6
Liam s'arrête, sûrement surpris par ma question, puis me sourit. Il sort son téléphone, à l'instar des autres quelques fois durant la journée. Puis il a mordu ses lèvres, ce qui m'a, presque automatiquement, fait mordre les miennes. Il m'a répondu, mais je ne l'ai pas écouté. Je suis restée obnubilée par ses gestes qui trahissent sa gêne. J'ai trouvé ça mignon, adorable, et j'ai commencé à le contempler. Observer sa mâchoire et ses articulations saillantes. Sa peau mate et ses fossettes peu marquées mais que je sais imaginer, là, juste sous le bombé de ses pommettes. Je l'ai regardé passer ses mains, parcourus de veines visibles, dans ses cheveux bruns, coiffés en bataille. Puis je suis restée figée. J'ai croisé son regard pour une énième fois depuis ces nombreuses heures. Mais ce n'était qu'à cet instant que je les ai remarqués. Ces iris tout à fait banals, verts, mais si envoûtants. J’avais déjà eu l’occasion de les croiser et de remarquer quelques détails, comme cette façon qu’elles ont de s’imprégner de toutes ses émotions. Mais je n’avais pas vu la profondeur de son regard, et j’ai du mal à m’en détacher maintenant que j’en ai fait la découverte. J'ai pu voir l'esquisse de son sourire dans ses yeux, juste dans leurs coins, là où la peau se plisse. Puis ses sourcils se sont froncés pour laisser passer quelques questions. Et je suis finalement sortie de ma transe, pour remonter à bord de la voiture non sans avoir un sourire gêné d’avoir été, potentiellement, prise sur le fait.
Il m'a regardé puis a souri. Je crois qu'il ne sait pas où m'emmener, et je ne compte pas l'aider. Alors qu’il tourne la clé pour allumer le moteur, je m'interroge, et il affiche un regard malicieux sous le mien interloqué. Il a manœuvré pour sortir de sa petite place de parking en face du grand mur, pièce d’art phare de Portland, et il se remet sur la route. Les arbres encore abimés par le froid de l’hiver forment des bourgeons, le soleil filtre entre les branches d’arbres et vient caresser ma joue de sa douce chaleur. Je me sens tellement bien à ce moment que je ne peux m’empêcher de me demander si Liam aussi apprécie le moment, au moins autant que moi, ou s'il y est tellement habitué qu'il n'y fait même plus attention.
Discrètement, je sors mon téléphone de ma poche, pour la première fois depuis ce matin, depuis dix heures. Il ne reste plus que quatorze heures à passer avec lui, puis il partira, et je reprendrai ma vie comme je l'avais laissé : absolument platonique. Je ne saurais pas vraiment dire si retourner à ma vie aussi vite me convient ou si ça me fait peur. À vrai dire, je suis mitigée. Il y a plusieurs fois où j’ai souhaité que quelque chose de fou m’arrive pour me redonner goût à la vie — hier soir encore d'ailleurs, mais dans un autre temps, je trouve cette situation trop invraisemblable pour m’autoriser à pleinement en profiter. En même temps, je vois que j’ai plusieurs notifications, mais je n’y prête pas attention, pas tout de suite. Finalement, je crois que je devrais me consacrer pleinement à cette journée particulière. J'ai tant de fois rêvé de me faire sortir de mon quotidien morose, qu'on m'ouvre une porte pour m'évader et vivre un moment particulier. Aujourd'hui, c'est plus qu'un moment qui m'est offert. Je verrouille à nouveau mon téléphone et observe Liam. Je n’essaye même pas de me cacher cette fois, et il le sent puisqu’il me lance plusieurs regards mais je m’en fiche. Je continue de le détailler indiscrètement, j’essaye de sonder son esprit et savoir ce à quoi il pense. À un moment, il rigole, un peu gêné et me demande d’arrêter, mais je secoue la tête pour signifier mon refus, un visage narquois plaqué sur les lèvres. Il rigole doucement puis soudain plus fort quand je l’accompagne. Alors que nous sommes arrêtés à un feu rouge, Liam semble hésité quant à la direction qu’il doit prendre et soudain je me dis qu’il n’a pas la moindre idée d’où nous pourrions nous rendre. Il me confirme ce que je pensais en me disant :
— Je t'avoue que je tombe à court d'idées. Je ne sais pas où t'emmener.
— Tu veux mon aide, c'est ça ? je demande, une pointe d'ironie dans la voix.
— Ce ne serait pas de refus.
— On a fait la salle de boxe, Palace Playland, le grand mur et aussi le meilleur café de la ville. Enfin, plutôt l’inverse : le café puis le grand mur. C’est quoi la prochaine étape ? Qu'est-ce que tu faisais d'autre, avec tes joueuses ?
Je ne m'aperçois qu'à la fin que tout ce qu'il ne m'a fait découvrir depuis ce matin, n'était rien de plus qu'une routine pour lui. Chacun de ses jours d'absences n'était rien d'autre qu'un jour de jeu avec une fille différente, à chaque fois. Et c'est parce que je ne supportais pas de ne pas être différente que j'ai répondu avec une pointe, cette fois-ci d’amertume dans la voix. Ce qui l'a surpris, je crois. Je ne supportais pas ne pas être spéciale à ses yeux bien qu’il ne le soit pas pour moi non plus. Ce paradoxe me surprend moi-même. D’habitude, je ne prête jamais attention à ce que les autres pensent de moi, comment ils me considèrent. Tout du moins, je n'y prête plus attention. J'ai fini par arrêter d'essayer de comprendre ce que j'étais pour les autres, j'ai arrêté d'essayer de lire dans leurs pensées. Qu'ils croient que je suis superficielle, hautaine, intouchable ou fragile ne me concerne plus. Je ne fais plus partie de ces personnes et j'en suis fière. Seulement, à ce moment, je voulais être particulière et faire des choses qu’il ne fait pas d’habitude parce que, après tout, c’est lui qui m’a choisi pour son jeu et j’espérais que ce choix ne soit pas désintéressé. J'espérais qu'il m'ait choisi pour de vraies raisons, pour de vraies motivations, autres que celle de me briser le cœur en un temps record. Un silence régnait dans l'habitacle. Ce silence se voulait long, et j’aurais aimé qu’il ne s’arrête pas. J'aurais aimé que les minutes qui s'écoulent dans le monde entier soit comblées d'un rien, d'un néant. J'aurais aimé que le temps puisse connaître ce sentiment à son tour. Mais Liam a brisé le silence par des mots que je ne voulais pas entendre parce que je les sais faux :
— Je n'avais jamais montré la salle de boxe à aucune joueuse. Je n'avais jamais emmené de joueuses au grand mur, ni au café. Je les emmenais jouer au baseball. Je jouais la carte du mec qui veut leur apprendre à jouer pour que je puisse me rapprocher d'elle, établir un contact physique, visuel ou quelques mots susurrés au creux de l'oreille. Je n'avais jamais besoin de réfléchir trop longtemps, non pas parce que c'était instinctif comme ça l'est avec toi depuis ce matin, non, mais parce que chaque mot, chaque acte était calculé et planifié. Je connais le point faible de mes joueuses, je sais comment faire pour les faire succomber, pour qu'elles ne puissent jamais résister. Pour conclure, pour être bien sûr de gagner la partie, je les emmenais chez moi, pour leur faire croire qu'elles étaient spéciales. Je leur sortais toujours le même cinéma, de la seconde où elles embarquaient au bord de ma voiture pour cette journée jusqu'à la dernière minute pour qu'elles rejoignent le lycée. Aucune n'a jamais eu la présence d'esprit pour se dire qu'elle n'était qu’une parmi d'autres. T'as été la plus réticente, du début jusqu'à maintenant. Mais ça, depuis l'instant où j'ai choisi de jouer avec toi, je le savais. C'est ça, précisément, qui m'a poussé à faire ce choix. Tu es mon plus grand défi, Emma. Et je crois que si aucun de nous deux ne gagne à la fin, alors j’aurais trouvé une nouvelle amie, et j’espère que c’est réciproque.
— Et ce discours, lui aussi tu le sortais à chacune, leur prétendant être spéciale ? Être une nouvelle amie avant de les laisser ? En quoi est-ce que ça nous aide à avoir des sentiments, dis-moi, explique-moi !
— Non. Elles étaient toutes idiotes, et c'était simple de les faire tomber amoureuses. Même sans rien dire parfois. Il suffisait que je les invite d'un geste de la main à monter au bord de ma voiture pour qua la partie soit remportée.
Je ne réponds rien et, le visage toujours fermé, je fixe la route. Il ne semble pas s’en inquiéter davantage pour commencer puisqu'il allume la radio et chante à tue-tête, mais quand il se rend compte que je ne suis pas de cet avis, il soupire et me lance un regard qui en dit long. Je l’ignore d’autant plus et feins l’indifférence. Je me dis que, peut-être, il pourrait se lasser et continuer son spectacle parce que, même si je ne le montrais pas, j'appréciais l'instant. Il me répète alors :
— Je n’ai jamais, au grand jamais, montré la salle de boxe à personne. La seule personne qui connaisse son existence, c’est ma mère.
— Ah vraiment ? Super, mais pourquoi est-ce que tu me dis ça ?
— Parce que tu es embêtée, je vois bien que ça te fait quelque chose. Je ne comprends pas pourquoi d’ailleurs, mais soit.
— Non, je m’en fiche complètement. Tu te trompes.
— Alors de quoi s’agit-il ?
— Je ne sais pas, je n’ai aucune raison de te croire, c’est tout.
— C’est vrai. Tu peux me poser une question si tu veux. Je te laisse choisir laquelle, et j'y répondrais.
— Pourquoi est-ce que tu joues à ce jeu ?
— Je ne peux pas répondre à cette question.
— Tu n'as pas vraiment le choix, je rétorque. Tu m'as dit de choisir une question et que tu y répondrais. J'ai choisi ma question, tu dois y répondre.
— J'y réponds si tu me dis qui tu aimes.
— Hors de question.
S’ensuit un long silence, encore plus pesant que le précédant. Liam n’a pas l’air de vouloir dire mot et je n’ai pas envie d’être la première à craquer donc je tente de me concentrer sur autre chose. Je fais le tour de toutes les options de la voiture, je compte ensuite les nuages dans le ciel puis je leur attribue un objet du quotidien, je me remémore de mes cours de signalisation dès que l’on passe devant un panneau et j'invente des scénarios pour faire s'écouler les secondes. Mais, malgré mes occupations, le temps se fait long et l’ambiance qui règne entre nous commence à me peser alors je décide de poser des questions, les quelques-unes qui me passent par la tête.
— Pourquoi personne ne sait que tu fais de la boxe ?
— Parce que les gens poseraient trop de questions.
— Comme ? Et puis, qu’est-ce que ça peut te faire ? T’as quelque chose à te reprocher ?
— Je n’ai rien à me reprocher, c’est juste qu’il y a des choses que personne n’a à savoir, et ça ne regarde que moi.
— Sans doute, oui… j’acquiesce.
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