Chapitre 4

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Zelintis pénétra en premier dans la salle obscure. Une grande table ronde en ébène occupait la majeure partie de l'espace tandis qu'en son centre, dans une large coupole métallique, brûlait une flamme qui était la seule source de lumière. Sans l'ombre d'une hésitation, Zelintis s'avança d'un pas preste et prit place à une chaise au hasard.
Les autres membres du clergé prirent alors place, s'enroulant autour de la table ronde pour chacun s'asseoir à une place aléatoire.
Ils portaient tous un capuchon pourpre et une robe de bure par dessus leurs pourpoints, mais Zelintis étant le haut prêtre de la ville, il était seul à porter ses armes cérémonielles sur lui..
Lorsque chacun eut sa place, Zelintis prit la parole.
"Mes frères. Vous savez tous, du moins je l'espère, quelles circonstances m'ont poussé à organiser un conclave. Il nous faut savoir comment agir avant l'arrivée des elfes et de leurs alliés. Toutefois, comme ce sujet déclenchera, je le sais, des débats houleux, j'aimerai mieux que l'on commence par parler de toutes les questions secondaires avant de nous pencher sur ce qui nous préoccupe vraiment."
Tous hochèrent la tête. Ils appréhendaient tous de devoir parler des eldariens et préféraient repousser la chose autant que possible.
"Quelqu'un veut-il lancer un sujet ?"
Un brouhaha s'éleva autour de la table, mais un moine se leva et, montrant Zelintis d'un doigt crochu, lui cria :
"J'aimerais savoir la raison qui vous a poussé à assassiner l'éclaireur. Ses informations auraient pu nous être utiles et je ne crois pas avoir entendu dire qu'il ait commis quoi que ce soit de répréhensible."
Zelintis accueillit cette déclaration comme un soufflet. Il grogna et répondit:
"Je ne l'ai pas «assassiné», comme vous dites. La voix de Warzukan m'a ordonné de tuer un pécheur et Maltis Hergefor est entré à ce moment là dans le temple. C'était une décision de la divine Providence."
Un bruissement d'horreur parcourut la salle.
"Vous êtes fou ! cria quelqu'un. On ne peut pas tuer quelqu'un avec de telles raisons ! Vous ne savez même pas si c'était un pécheur !"
Une autre voix s'éleva, ajoutant:
"Et Maltis Hergefor a toujours été un très bon garçon. Il a mérité tout sauf ça !"
Zelintis foudroya d'un regard celui qui avait parlé.
"Et depuis quand pouvez-vous en juger ? J'ai toujours eu l'intime impression que Maltis cachait un vice criminel derrière ses airs de fervent garçon. Mes doutes se sont vus confirmés par la voix de Warzukan, voilà tout.
- Vous ne pouvez pas tuer quelqu'un avec aussi peu de preuves ! Vous auriez dû l'interroger pour en savoir plus."
Zelintis grogna derechef et lança à l'assemblée:
"Réglons cette histoire une bonne fois. Maltis Hergefor est coupable d'un péché majeur qui a fait que Warzukan l'a désigné. Quelqu'un ici a-t-il la moindre idée, quelle qu'elle soit, du crime de Maltis ?"
Un silence lui répondit. Devant l'absence de réponses à sa question, certains commencèrent à faire des messes basses. Les plus fervents opposants de Zelintis en eurent des sourires. Mais contre toute attente, un jeune moine leva la main timidement. Il semblait mal à l'aide et se tortillait nerveusement sur son siège.
"Et bien mon frère, parlez !" lui intima le haut prêtre. Le moine eut un soupir.
"Je ne saurai dire si c'est à proprement parler un péché majeur, votre excellence. Si ce n'est pas le cas, le secret m'empêche d'en parler…
- Dites le nous sans détour. Nous sommes entre membres du clergé, nous n'avons pas à craindre de fuite.
- Eh bien…" il eut un nouveau soupir. "Il s'agirait de l'inceste, votre excellence. Plus précisément, c'est le père de Maltis Hergefor qui est incriminé, plus que son fils je crois, ce dernier étant plutôt victime… je pense, je n'affirme rien.
- Comment savez-vous cela ?! s'enquit vivement un autre moine.
- C'est le père de Maltis, Gorg Hergefor lui même qui m'a confessé cela. Par la suite j'ai surpris… quelque chose. Je crois que c'est la raison pour laquelle Maltis voulait être aux dragons. Cela lui offrait une occasion de s'éloigner de la ville."
Un nouveau silence se fit. Zelintis hocha lentement la tête.
"Voila qui prouve que Warzukan ne s'est pas trompé."
Un nouveau brouhaha lui répondit.
"Vous voulez rire ! Vous avez mal interprété les signes. Vous avez tué un innocent !
- Peu importe. Demain nous tuerons le patriarche Hergefor et l'immolerons. Warzukan aime les immolations. Cela attirera sûrement sa protection temporaire. Nous en aurons besoin."
Tous de rassirent et se calmèrent ; en apparence du moins car les esprits eux s'étaient bien assez échauffés.
On évoqua d'autres questions telles que la répartition du produit des quêtes qui passait entièrement dans l'entretien du temple et ne rapportait rien au clergé, les artefacts auxquels seul le haut prêtre avait accès, les méthodes de flagellation si dures que de nombreux citoyens n'osaient pas faire pénitence, et le traitement qu'il fallait réserver au cadavre du soldat suicidé.
Chaque fois, Zelintis insistait avec insolence pour que rien ne changeât. Les autres argumentaient en vain, le haut prêtre n'en démordait pas et le débat ne cessait que lorsque ses opposants étaient épuisés à force de s'égosiller pour rien. Concernant le soldat suicidé, on décida de brûler son cadavre comme si de rien n'était. Le suicide était un cas si rare dans cette contrée qu'on ne savait pas réagir autrement. Habituellement les gens fatigués de vivre se contentaient de sortir de la ville et de s'enfoncer dans les territoires sauvages. Les gnolls faisaient le reste.
Finalement, on en vint au sujet qui les intéressait. Zelintis demanda aux clercs assemblés ce qu'il fallait faire en réaction à l'approche des eldariens. Contre toute attente, personne n'en savait rien, et personne n'osa exprimer une idée. Techniquement, leurs choix consistaient en quatre choses: soit ils combattaient les eldariens en espérant pouvoir les repousser, auquel cas le clergé devrait s'arranger pour rendre la relation du marquis et des elfes plus hostile qu'elle ne l'était déjà, mais prendraient le risque de perdre et alors la population de tout le marquisat serait probablement massacrée ; soit ils pouvaient s'enfuir dès maintenant avec leurs artefacts, mais alors ils étaient sûrs que le marquis et son peuple se convertiraient à la foi d'Eldaris, et eux n'auraient plus nulle part où aller. La troisième option, que personne ne voulait évoquer, c'était évidemment de renoncer à leur dieu pour rejoindre les eldariens. Cela semblait la pire. Non pas qu'ils aient un respect aveugle pour Warzukan, mais aucun d'entre eux ne croyait réellement les eldariens capables de gagner la Guerre Véritable, et ils croyaient Eldaris loin d'être assez puissant pour protéger l'humanité comme le faisait Warzukan. Le dieu du feu condamnait l'humanité à une souffrance continue, mais se joindre aux partisans du dieu des elfes, c'était se condamner à l'annihilation la plus totale.
Non. Zelintis choisit la quatrième option. À la fois la plus risquée et la plus sûre de toutes.
"Nous ferons comme le marquis a décidé de faire lui même. Négocions avec eux pour qu'ils nous laissent tranquilles. Nous pouvons les payer, leur offrir des artefacts, ou les menacer, montrer notre puissance. Mais nous ne devons surtout pas leur faire confiance. Je suis d'avis qu'il ne faut pas laisser un elfe entrer dans la ville. La seule vision d'une de ces créatures pourrait perturber nos ouailles. De même, interdire l'accès de la ville à l'armée me parait une évidence. Si les choses tournent mal, eh bien… je mettrai nos plus puissants artefacts à disposition et nous nous battrons jusqu'à ce que mort s'ensuive, quitte à ce que nos artefacts tombent entre les mains des ennemis. Cela ne nous préoccupera plus une fois morts."
Les autres hochèrent la tête. Cela ne leur plaisait guère, mais avec de la chance rien ne changerait. Pour une fois, l'esprit conservateur de Zelintis mettait tout le monde d'accord.
Un moine intervint toutefois pour rappeler quelque chose.
"L'éclaireur n'avait-il pas parlé d'un… d'un artéfact tiré par des éléphants ? Qu'est-ce que ça veut dire ?"
Zelintis tremblait presque en se rappelant ce détail.
"J'ai peur que ce ne soit pas un artéfact que Maltis a vu… confia le haut prêtre.
- Vous ne voudriez tout de même pas dire… repartit un autre, que ce serait un fragment de leur dieu ?"
Zelintis haussa les épaules, espérant paraître moins tendu qu'il ne l'était réellement.
"Je ne l'ai pas vu. Je ne saurai dire. Les eldariens font de la magie, eux, alors je suppose que s'ils veulent faire flotter un objet dans les airs ils peuvent. En revanche, un artéfact ne prendrait jamais une telle forme, il est donc possible que l'armée d'en face possède une relique. Ce qui…" il ne finit pas sa phrase. Évidemment, si l'armée eldarienne transportait une relique, ce devait être une armée bien plus puissante que ce que Maltis avait rapporté.
Depuis le duel qui avait opposé Eldaris, l'intrus, dieu de la magie et créateur des elfes, à Warzukan ; le dieu mineur avait été démembré et dispersé au travers le monde. Sachant qu'il n'avait aucune chance contre le puissant Warzukan, Eldaris avait séparé son corps en une myriade de fragments qui s'étaient dispersés pour échapper au dieu du feu, mais Warzukan avait réussi à attraper l'un de ces fragments, son cœur, et à le consumer. Ainsi, Eldaris continuait d'exister dans chaque fragment, mais s'il tentait de reformer son corps, l'absence de son cœur le ferait mourir pour de bon. Depuis, les eldariens avaient récupéré la plupart des fragments de leur dieu, et si l'on en croyait les légendes, il valait mieux ne pas s'opposer à ceux qui possédaient de telles reliques.
Les clercs dissimulaient mal leur inquiétude. Il sembla à Zelintis que la flamme au centre de la table vacillait.
"Il faut se préparer au pire, dit il. Mais après tout, le pire qui peut nous arriver est de tous être passés par le fil de l'épée, alors pourquoi avoir peur ? Ce n'est pas pire qu'être dévorés par les warzuks ou de brûler dans les flammes."
Étonnamment ces paroles ne rassurèrent personne.

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