Chapitre 5
Zelintis fut réveillé très tôt le matin par un messager. Le prêtre avait l'habitude de dormir à genoux dans le temple, juste devant l'autel. On le réveilla et on lui fit savoir que le marquis requérait ses conseils. Le jour n'était même pas encore levé, mais heureusement Zelintis portait toujours ses habits de journée. Le messager était impressionné devant tant d'ascétisme, mais le prêtre resta sourd à toutes ses questions indiscrètes relatives à l'hygiène. Zelintis trouva le même chemin que la veille, cette fois complètement déserté. Pas de doléances ce jour là. Il parvint dans la salle du trône, éclairée par quelques torches dont l'éclat inconstant rendait la pénombre d'autant plus traîtresse. Le marquis, assis sur son trône avec posé sur ses genoux un marteau de bataille doré luisant d'un éclat de braises, sembla rassuré à la vue du prêtre. Son jeune fils était absent, ce qui n'était guère surprenant. En face d'Enguerrant, à l'endroit où normalement se tenaient les gens du peuple, sept soldats en armes tenaient fermement en joue un étranger encapuchonné au moyen de lances et d'arbalètes. Intrigué, Zelintis se rapprocha de l'étranger et recula d'un coup comme si on l'eut brûlé. Instinctivement il dégaina sa dague et s'apprêtait à se ruer sur l'intrus quand Enguerrant le rappela à l'ordre.
"Pas maintenant, excellence. Cette… chose, veut nous parler.
Les yeux rouges du warzukani brillaient comme des braises, et un sourire se dessina sur ses lèvres.
"Merci de m'écouter, messire…" il donnait à ce mot un sifflement tout à fait inapproprié. "Maintenant que votre prêtre est là, nous pouvons commencer ?"
Zelintis chercha le regard d'Enguerrant. Le marquis lui expliqua:
"Cette abjecte créature est parvenue à s'infiltrer ici par un moyen inconnu et ne s'est faite prendre qu'une fois entrée dans le château. Je pensais l'interroger pour en savoir plus.
- Vous faites bien ! siffla l'elfe noir. Votre situation est critique.
- Comment ça !?" demanda vivement Zelintis.
- Du nord-est arrivent les eldariens, ennemis du seul vrai dieu, tandis que du sud nous arrivons, la horde de Komgatz Hurlepoing, prête à dévaster les terres des hommes, sans pitié aucune. Vous êtes pris entre le marteau et l'enclume. Vous savez qu'aucun des deux camps ne fera preuve de clémence envers vous.
- Vous nous sous-estimez, comme d'habitude, cracha le marquis avec mépris. De plus, cela est sacrément stupide de votre part de venir nous prévenir de votre arrivée. Vous auriez très bien pu nous prendre par surprise et gagner un grand avantage."
Le warzukani partit d'un petit rire caustique.
"Qui a besoin d'un avantage ici ? Voyons, ce ne serait pas du tout intéressant si votre pitoyable cité était balayée d'un simple coup de vent. Qui plus est, nous avons un autre plan, et une proposition à vous faire."
Le prêtre et le marquis se regardèrent. Puis après une hésitation, s'accordèrent silencieusement.
"Quelle est cette «proposition» ?
- C'est très simple. répondit le warzukani. "Les eldariens sont bien plus nos ennemis que vous. Nous ne vous combattons que pour le plaisir et celui de Warzukan, mais eux, nous les abhorrons réellement. C'est notre devoir sacré d'exterminer cette racaille. Aussi, comme il n'est pas dans notre intérêt de tous vous affronter en même temps, nous avons eu une idée d'arrangement.
- Dites m'en plus ? fit Enguerrant en feignant d'être intéressé.
- Les eldariens viendront forcément parlementer avec vous. Ils vous enverront un négociateur. Mais étant donné votre statut, vous pourriez refuser catégoriquement d'accorder audience à leurs diplomates en réclamant que leur chef suprême vienne en personne parlementer avec vous. Ils hésiteront un peu, bien entendu, mais ils finiront forcément par accepter. La conversion pacifique est quelque chose que ces vermines affectionnent tant... Le chef de leur armée viendra lui même ici. Alors…" il passa rapidement sa langue sur ses lèvres. " vous l'assassinerez ici même.
- Mais encore ?
- Privé de son chef, leur armée sera plus facile à détruire pour nous. En échange de votre aide, nous contournerons votre ville sans l'attaquer et ravagerons les contrées alentours."
Enguerrant le contempla fixement.
"Vous devez être stupides." déclara le marquis. "Vous devez vraiment être stupides pour penser que nous tomberons dans un piège aussi évident. Vos troupes nous attaquerons au dernier moment. Même si vous le vouliez, vous ne seriez même pas capables de vous en empêcher."
Il s'apprêtait à ordonner qu'on le débarrasse de l'elfe noir, mais celui ci éclata de rire et lui lança:
"Je me doutais bien. Je devais savoir si vous étiez assez évolués intellectuellement. Puisque vous êtes apparemment suffisamment intelligents pour savoir que vous ne pouvez pas nous faire confiance, c'est que vous êtes assez intelligents pour que je vous expose le véritable plan."
Enguerrant fronça les sourcils. Zelintis intervint avec suspicion.
"Et qu'auriez vous fait si nous avions accepté la première proposition ?
- Ça ? Oh. Exactement ce que votre maître a dit. Mais à vrai dire, même moi je vous estimai plus rusé que ça.
- Et donc, quelle est ta félonie suivante sur la liste ? s'enquit Enguerrant.
- Nulle félonie puisque ce n'est pas d'une alliance ce dont je vous parle, mais plutôt d'un accord commun. Je dirai même mieux, une simple suggestion. Voyez-vous, comme vous vous en doutez, nous voulons vous tuer tous, vous et les eldariens. Le problème est que votre ville est première sur la route et les eldariens auront fui loin d'ici avant qu'on les rattrape. En revanche, si vous vous alliez avec eux, que vous parvenez à les convaincre d'une façon ou d'une autre de combattre avec vous dans cette ville et que leur armée entière entre ici pour défendre vos murs, alors nous aurons toutes nos cibles à un même endroit, assiégées dans la ville, incapables de s'enfuir. Vous, en revanche, vous y gagnerez une aide considérable grâce à l'appui de l'armée eldarienne, et en défendant ensemble cette cité misérable vous augmentez considérablement vos chances. C'est tout à notre bénéfice pour nous deux n'est-ce pas ? Si vous faites bande à part, nous vous détruirons avant que vous ne puissiez fuir et les eldariens eux s'échapperont. Qu'est-ce qui pourrait vous être profitable là-dedans ?
- Si je comprends bien, votre plan est de tous nous encercler dans la ville, et pour y parvenir vous n'avez rien trouvé de mieux que de venir gentiment nous demander de nous réunir dans la ville et de sagement nous laisser encercler ?
- C'est exactement ça."
Le silence qui se fit était aussi gênant qu'inquiétant. Zelintis se demandait si le plan des warzukanis était affreusement stupide ou sinistrement génial. Finalement, le marquis prit la parole en caressant les accoudoirs de son siège.
"Vous avez pris un grand risque en venant ici, warzukani.
- Un risque ?" Demanda l'intéressé, visiblement sans comprendre. "Je ne vois pas de quel risque il s'agit. Vous ne pouvez rien contre notre armée.
- Vous, vous avez pris un risque en venant ici. Le risque de mourir. Vous comprenez ça ?"
L'elfe noire éclata de rire, un vrai rire sans artifices. Cela lui semblait véritablement risible. Puis il s'arrêta et regardant le marquis droit dans les yeux lui lança:
"Et alors ?"
Enguerrant poussa un long soupir puis se tourna vers le prêtre.
"Votre excellence, si vous voulez vous en occuper…" il lui tendit le marteau, un artéfact envoyé depuis le ciel par Warzukan. Zelintis empoigna l'arme avec un respect religieux, puis il s'approcha du warzukani à pas lents. La créature le scrutait alternativement lui et Enguerrant, une lueur calculatrice dans le regard. Zelintis savait que l'elfe noir était en train de se dire qu'il pourrait tuer l'un des deux avant de mourir mais se résignait en se disant que ce meurtre mettrait à mal son plan. Zelintis savait que ces créatures, comme les warzukas et les warzuks, étaient dénuées d'instinct de survie. Ils connaissaient la peur, mais uniquement face à ce qui les dérangeait directement, et s'ils ne se laissaient pas toujours tuer c'était uniquement parce que leurs esprits cruels craignaient de ne plus avoir l'occasion de tuer et de semer la destruction. Zelintis se surprit à se demander ce qu'il en était des elfes. Après tout, Eldaris les avait créé à l'origine en modifiant des warzukanis à l'aide de ses pouvoirs. Les avait-il doté de cet instinct si humain ?
Le prêtre mesura son coup après que les soldats aient mis l'elfe noir à genoux. Il calcula sa portée d'un coup d'œil et frappa. La puissance de l'artefact décuplant les dégâts que causaient son fer, le marteau embrasa l'air autour de sa tête métallique et faucha le crâne du warzukani avec une facilité effarante, arrachant os, muscles et tendons comme si c'eût été du beurre. La tête de l'émissaire se retrouva plantée sur le fer du marteau. Zelintis la contempla avec dégoût. Bientôt il risquait de devoir faucher des têtes de la sorte par dizaines, tout en se battant pour sa vie.
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