La crête du dragon noir

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Journal d’Aristomaque

Nous nous enfonçâmes entre deux murs de la montagne, découvrant un col dont le sommet nous échappait. Le sentier serpentait entre les essences de cèdres odorants, l'air chargé de leur parfum frais. Bien dégagé, le chemin semblait avoir été piétiné pendant des millénaires par des hordes innombrables. Le plan était incliné, mais c'était supportable. N'étais-je pas habitué à ces sentiers montants qui se faufilaient entre les massifs, offrant un moyen de gravir sans trop d'encombre ?

Il y avait même des marches... des marches en pierre taillées dans la roche qui nous menaient à une porte énorme, bois rouge et or.

« C’est magnifique ! dis-je, ne pouvant cacher mon admiration.

— huà shān mén, » murmura Jing ‘An.

— huà shān mén, » répétai-je, conscient que cette femme venait de me révéler le nom de cette architecture majestueuse. Cheng s’était arrêté pour m’attendre et ajouta :

« Accroche-toi, ô éroméné. Ce n’est que le début. Ceci n’est que le portail qui nous fait entrer dans le Huashan. Nous avons encore une longue route avant d’atteindre le sommet du pic Ouest. »

Je me remis en route, bouche ouverte, franchissant le gigantesque portail. La tête levée vers son plafond, je contemplais les sculptures et les couleurs vives qui recouvraient les piliers, émerveillé par la beauté qui m'entourait.

« Nous entrons dans le col Wuli » me dit Cheng, « quand nous arriverons au temple du dieu de la montagne, nous brûleront un bâtonnet d’encens. Cela nous protègera.

— N’oublions pas les rubans ! lança Jing ‘An, comme offensée de voir son frère oublier l’essentiel.

— Des Rubans ? Pour quoi faire ? Demandais je.

— Pour faire un vœu, gros bêta ! » Me répondit elle.

Elle me parlait de rite qui pour elle coulait de source. J’haussais les épaules pour lui signifier mon indifférence. Mais Cheng sembla approuver la suggestion de sa sœur. Il hocha la tête avec application.

« Bonne idée, dit-il. J’accrocherais le mien au passage de la face Ouest.

— Je suggère de prendre une provision de rubans, ajouta Jing ‘An. Un seul par personne, ce n’est pas suffisant. Il y a un débutant parmi nous qui n’a jamais vu les monts chinois.

— Assez Jing ‘An ! » Dit Cheng.

Je la senti se renfrogner. Mais Cheng ajouta :

« Un ruban, pour chacun de nous, c’est bien suffisant. Pas besoin de faire une provision. Regardez : nous ne sommes pas les seuls aujourd’hui à grimper le Mont Hua. »

Un groupe de 5 personnes nous précédaient. Je hâtais le pas pour les rejoindre plus vite.

« Reste derrière moi, ô éroméné : Ils ne prennent peut-être pas le même chemin que nous. »

J’obéis, étonné d’être aussi à l’aise, presque d’avoir oublié que j’étais en terre étrangère. La forêt me cachait la montagne toute proche, et je perdais de vue l’inconnu qui m’entourait… j’oubliais. Mais comment cela était-il possible ? Cette bizarrerie me laissa perplexe. Où me croyais-je donc ?

Je balbutiais des excuses, et Cheng me sourit. Il posa sa main sur mon épaule, m’entourant de son bras. À cet instant, je compris que je me sentais chez moi parce qu’il se sentait chez lui. Je ressentais son bien-être, sa joie d’être de retour dans le lieu qui l’avait vu grandir.

Le temple nous bouchait le passage. On y entrait par une porte et on ressortait par celle d’en face. Mais entre les deux portes, à droite comme à gauche, se trouvaient des autels. Le groupe de cinq personnes qui nous avait précédés faisait sa dévotion. Cheng nous mena vers un petit renfoncement où, contre deux amandes, il reçut de la main d’un moine silencieux un bâtonnet d’encens.

Je sortis deux amandes de mon sac et les tendis à mon tour en échange d’un bâtonnet. Mais le moine refusa de les prendre, montrant ses cheveux noirs et raides tout en me désignant les miens. Je me portai la main aux cheveux dans un geste imitatif. Sans un mot, il me fit comprendre que, parce que j’étais roux, le bâtonnet était gratuit.

Il me tendit le bâtonnet d’encens à deux mains, s’inclinant légèrement. Je le pris, un peu tremblant, avant de rejoindre mon éraste.

« Il a dû te prendre pour un dieu renard, me dit-il avec un sourire malicieux. Il ne ferait jamais payer de l’encens à un dieu : l’encens est la propriété des dieux. Réjouis-toi, tu auras plus de fruits secs que nous à manger à l’heure du repas. »

Je ne savais pas si je devais être flatté ou amusé par cette comparaison. L’idée d’être considéré comme un dieu renard me faisait sourire, mais cela renforçait aussi mon sentiment d’étrangeté dans ce monde qui m’était encore si nouveau.

Par contre, Jing ‘An n’appréciait visiblement pas ce traitement de faveur. Ses yeux se plissèrent, sa moue trahissait une frustration contenue.

« Ce n'est pas ma faute ! » m’écriai-je, sur la défensive.

Un « chut ! » cinglant fusa du groupe de cinq personnes devant nous. Je rentrai la tête dans les épaules, immédiatement honteux. Cheng, toujours bienveillant, m’entoura de son bras et nous nous dirigeâmes ensemble vers un autel vacant.

Nous allumâmes nos bâtonnets à la même bougie, dans un silence presque cérémonieux. Je plantai le mien dans un vase de sable fin, imitant Cheng et Jing ‘An. Puis, je les observai se prosterner avec une déférence calme devant une statue imposante d’un homme à tête de dragon. La créature semblait à la fois majestueuse et terrifiante, ses traits colossaux taillés dans la pierre froide me provoquaient un frisson. Je me sentis minuscule en face de lui, conscient que je ne comprenais pas encore tout des rituels qui se déroulaient autour de moi.

Le temps des dévotions me parut interminable, et peu à peu, je me surpris à me demander ce que je faisais là, si loin de tout ce que je connaissais.

Lorsque Cheng et sa sœur se redressèrent, parfaitement synchronisés, il émanait de lui une paix intérieure que je n'avais encore jamais vue. Il se remit debout avec une élégance naturelle et salua les groupes qui attendaient patiemment leur tour pour honorer la divinité. Je me contentai de le suivre, incertain de ce qui était attendu de moi. Nous quittâmes le temple par la porte opposée et reprîmes notre ascension sur le chemin de montagne, toujours plus escarpé.

Soudain, Jing 'An nous rejoignit en courant, l’air espiègle :

« Tu es incorrigible, Cheng ! Heureusement que je pense à tout. Tu avais oublié les rubans ! »

Elle brandissait fièrement une poignée de rubans colorés, et je vis Cheng sourire, sans doute amusé par la prévenance de sa sœur, bien que ce fut une autre forme de dévotion, plus légère.

Nous avions laissé derrière nous le groupe des cinq voyageurs… et je ne les revis plus. Sans doute étaient-ils venus simplement pour prier le dieu de la montagne, sans l'intention d’aller plus loin. Si j’avais su ce qui m’attendait, je les aurais sans doute enviés. Mais à ce moment-là, je me concentrais sur les pas de mon éraste, qui ajustait sa cadence pour rester à ma hauteur. Jing 'An, silencieuse, marchait derrière nous. Ensemble, nous avançâmes jusqu’au bout du col, où la montagne se dressait devant nous, abrupte et imposante, défiant toute tentative de contournement.

Là, au bord d’un précipice, aucune voie évidente ne se présentait. Il n’y avait pas de pont, ni de chemin tracé pour franchir cette barrière naturelle. Je me figeai, perplexe devant l’obstacle qui nous barrait la route.

« Comment allons-nous descendre ? » demandai-je, un peu paniqué.

Cheng me regarda avec un sourire énigmatique.

« Si le chemin te paraît impossible, c’est parce que tu n’as pas encore envisagé toutes les options, » dit-il calmement. « Regarde à ta gauche, ô éroméné. Le chemin continue. Vois cette maison, là-bas. Elle te montre qu’il est toujours possible de progresser, sinon aucune bâtisse n’aurait pu être construite ici. C’est un lieu de ravitaillement. Viens, allons manger quelques fruits et nous hydrater un peu avant de poursuivre. »

Nous fûmes accueillis par un moine qui nous servit des tranches de navets saumurés et des fruits frais. Cheng me présenta ces derniers comme des « kaki », leur texture granuleuse me rappelant celle de la poire. Nous n'eûmes pas besoin de toucher à nos gourdes, tant ces fruits désaltéraient. Lorsque Cheng proposa en paiement quelques fruits secs, le moine refusa poliment, en me désignant avant de s’incliner respectueusement. J’étais encore une fois surpris, mais Cheng sembla trouver cela parfaitement normal.

Nous reprîmes la route, suivant un chemin qui faisait un virage presque à 180°. En passant devant un petit autel, Cheng s’arrêta pour joindre les mains en signe de respect. Je l’imitai, tout en continuant à marcher.

C’est alors que nous arrivâmes face à un escalier qui me fit instantanément douter de mes capacités. Son angle d’inclinaison frôlait les 70°, et les marches étaient si étroites qu'elles n’offraient que la moitié de la place nécessaire pour un pied adulte. Je remerciai ma petite taille intérieurement, car mes pieds y trouvaient juste assez d’espace pour se poser.

De part et d'autre de cet escalier, de lourdes chaînes, fixées par des pitons dans la roche, servaient de rampes. Elles étaient là pour nous aider à grimper cette sorte d'échelle de pierre. Car ce que les Chinois appelaient un escalier ressemblait pour moi à une véritable échelle, tant l'inclinaison était abrupte. Suivant mon éraste, je saisis courageusement les chaînes des deux côtés et commençai mon ascension.

Je remarquai que Cheng montait sur la pointe des pieds, tant les marches étaient courtes. C’était manifestement pour lui une habitude, lui qui avait grandi dans ces montagnes. De mon côté, chaque pas me demandait de la prudence, et je sentais mes bras se tendre à chaque effort pour maintenir mon équilibre.

L'ascension fut courte, mais intense. Nous atteignîmes un chemin qui continuait à grimper, mais avec une pente plus douce et abordable. En arrivant sur ce sentier, avec la montagne à droite et le ravin à gauche, je retrouvais une configuration qui me rappelait les routes que je connaissais. Ces chemins de montagne qui serpentent, laissant le vide d’un côté et la paroi rocheuse de l’autre, étaient familiers. La route continuait de s’élever en zigzagant, offrant une ascension plus maîtrisée.

Dans tous les pays, il n'y a pas mille façons de gravir une montagne. Soit on l’escalade à la force des bras, avec des pics, des piolets, des cordes et des pitons, soit on suit patiemment la pente, en la zigzaguant pour adoucir l'effort.

Je reprenais mon souffle, attendant que Jing ‘An nous rejoigne. Elle arriva quelques instants plus tard, fraîche comme une rose. Pourquoi étais-je le seul à être essoufflé ?

« Tu manques d'entraînement, voilà tout ! » me lança-t-elle. « Il n’y a pas de magnéto-cab ici ! Tu vas devoir te servir de tes jambes ! »

Avant que je ne puisse répondre, Cheng bondit vers sa sœur. Devant mes yeux stupéfaits, il la saisit, la retourna, prit l'un des rubans attachés à sa ceinture et l’enroula autour de sa bouche, passant par la commissure de ses lèvres pour lui bloquer la langue. Il serra le ruban derrière sa tête avec un nœud si serré qu'elle ne put s’en défaire.

« Heureusement que tu as pris plus d’un ruban par personne, petite sœur, » susurra-t-il taquin, « on en a suffisamment pour nos vœux et pour ton silence. »

Puis il se remit en marche, me dépassant d'un pas léger, sous le regard furieux de Jing ‘An.
Je n'osais rien dire. Si Cheng pouvait bâillonner sa propre sœur, il n’était certainement pas d’humeur à écouter mes plaintes.

Au bout d’une centaine de toises, un autre escalier, raide comme une échelle, se présenta devant nous. Je suivais donc mon éraste, qui n’avait pas prononcé un mot depuis qu’il avait bâillonné sa sœur. Je sentais la tension dans son âme résonner dans la mienne. Je ne l’avais jamais vu en colère... mais bien sûr, il était humain, comme moi. Évidemment qu’il pouvait se mettre en colère, comme n'importe qui. Je me retins donc de lui demander une pause, et je continuai à gravir cette seconde échelle, bien plus haute que la première.

Nous arrivâmes enfin sur une plateforme. À gauche, d’autres escaliers montaient encore, et à droite, certains descendaient, longeant la crête. Très vite, nous reprîmes de la hauteur. Je compris que nous étions sur la crête lorsque je vis le vide de chaque côté, à travers les arbres clairsemés. La crête était large, suffisamment pour que plusieurs personnes puissent y marcher de front.

« C’est ça, la crête du dragon noir ? » demandai-je timidement.

Cheng s’arrêta et me fixa un moment. Il détacha sa gourde et commença à boire. Je l’imitai sans réfléchir. Puis il me montra à droite une barrière de chaînes, ornée de rubans rouges, laissés par ceux qui nous avaient précédés, marquant la limite au-delà de laquelle il était dangereux de s’aventurer. Il s'approcha de cette barrière et, naturellement, je le suivis. Il désigna du doigt, en contrebas, le chemin que nous avions parcouru.
« Tu as traversé la falaise des mille pieds et la gorge des cents pieds avant de suivre le sillon du vieux maître. Maintenant, oui, nous sommes bien sur la crête du dragon noir. Nous allons déjeuner au temple derrière le sommet, puis nous prendrons le passage de l’Ouest. »

Je regardai les monts qui s’étendaient à l’horizon, et je frissonnai sous l’effet d’un plaisir inattendu, étrange, face à la majesté de ce paysage. La pureté de l’air vibrait comme la corde tendue d’un arc, emportée par le vent qui s’engouffrait entre les arbres. C’était la première fois que j’entendais une montagne chanter.

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