La descente du dragon blanc
Journal d’Aristomaque
Je n’étais pas mécontent de me poser un peu. Je demandai à Lin de me fournir une chambre, puisqu’il l’avait si gentiment proposé.
« Tu ne viens pas au marché avec nous ? » demanda Jing ‘An, d’une voix pleine de malice.
Je secouai la main en répondant :
« Je vous ralentirais, et puis, je n’ai pas la tête à faire des achats. Je me sens plus disposé à une petite sieste. »
Je croisai le regard de Cheng. Il hésitait, tiraillé entre l’inquiétude pour moi et la confiance qu’il accordait à mon jugement, respectant finalement ma décision. Lin, quant à lui, semblait soulagé. Sitôt le repas terminé, il me guida vers un escalier montant à l’étage. Là, des chambres exiguës, avec des lits superposés, offraient un espace modeste mais accueillant. Je m’allongeai, le cœur reconnaissant, et m’abandonnai rapidement à un sommeil lourd.
Mais mon repos fut de courte durée.
Des cris s’élevèrent à l’extérieur du bâtiment :
« Chaîne longue ! » hurlaient des voix. « Chaîne longue ! »
Je me redressai, l’esprit encore embrumé, alors que des pas précipités résonnaient dans le couloir. Tout le monde sortait en courant. Pris de panique, je bondis hors du lit, mon cœur battant la chamade, et suivis un villageois qui se ruait vers l’agitation. Je dévalai les escaliers, franchis la porte du palais de la Reine Mère… et me retrouvai face à une scène surréaliste.
Les habitants étaient en pleine effervescence, tous pointant du doigt quelque chose de long et brillant qui descendait lentement des montagnes.
« Chaîne longue ! » répétait la foule dans un crescendo, avant que tous ne s’effondrent à genoux, dans une prosternation quasi rituelle. Je restai figé, incrédule, les bras ballants. Les reflets argentés d'une chaîne longue brillaient sur le flanc de la montagne. Une immense et lourde chaîne métallique qui semblait serpenter lentement le long de la montagne, chaque anneau, étincelant comme du métal poli. Mon esprit embrumé par le sommeil et la surprise refusait de voir autre chose.
Je plissai les yeux, essayant de discerner ce que tous vénéraient avec tant de ferveur. Oui, c’était clair maintenant : une gigantesque chaîne descendait des hauteurs, comme si les montagnes elles-mêmes cherchaient à nous enchaîner.
C’est alors que je remarquai Cheng. Il avait traversé la mer de corps prosternés et se tenait à mes côtés. Voyant mon visage perplexe, il se pencha pour murmurer à mon oreille.
« C’est Xingyang, » me dit-il calmement. « Il est sous sa forme naturelle… draconique. »
Je clignai des yeux, incrédule.
« Ce… c’est un dragon ? » balbutiai-je, en sentant ma gorge se nouer.
Cheng hocha la tête.
« Mais pourquoi tout le monde parle de… "chaîne longue" ? » insistai-je, encore plus confus.
Il me fixa un instant, abasourdi, avant que la réalisation ne frappe soudainement son esprit. Un sourire amusé apparut sur ses lèvres, et il secoua la tête.
« Non, Aristomaque, ce n’est pas "chaîne longue" ! » s'exclama-t-il, mi-consterné, mi-rieur. « Ils disent Shen Long… le Dieu Dragon. Tu es en Chine, pas sur l’Olympe ! »
La vérité s’abattit sur moi, écrasante. Ce que je prenais pour une chaîne n’était autre que le corps serpentin d’un dragon millénaire, et mes oreilles, tout comme mes yeux, avaient refusé d’accepter la réalité. Une vague de honte me submergea. Je sentais mes joues brûler sous la pression du regard de Cheng, et j’aurais volontiers souhaité que la terre m’engloutisse à cet instant précis.
« Mais, » murmurai-je d’une voix tremblante, « si c’est un dragon que je vois… il est gigantesque ! »
Cheng posa une main rassurante sur mon épaule. Je me laissai tomber à genoux, imitant les autres humains qui nous entouraient, incapable de soutenir plus longtemps l’immensité de ce que j'avais sous les yeux.
« C’est sa taille naturelle, Aristomaque, » m’expliqua Cheng d’un ton presque paternel. « Les dragons sont d’immenses créatures dans cette dimension, et leur véritable forme est rarement perçue, même par les humains. Quand ils prennent leur formes draconiques, devant nous, ils se font plus petits qu'ils ne sont en réalité. Xingyang n'est pas à quelques mètres de nous, alors il a prit sa taille naturelle. »
Autour de nous, les habitants prosternés tendaient leurs mains vers le dragon majestueux, dont le corps ondulait, descendant gracieusement dans la vallée. De temps à autre, ses écailles scintillantes renvoyaient un éclat aveuglant, évoquant une immense chaîne d'acier vivant qui s'étirait le long de la montagne.
Soudain, un grondement sourd et profond traversa l’air, un son qui résonnait dans toute la vallée et au-delà. Immédiatement, tous s’inclinèrent plus bas, frappés par la résonance de cette voix puissante, et moi avec eux. Ce rugissement grave n’était rien d’autre que le salut du dragon à notre présence. Une marque de respect adressée aux humains qui lui rendaient hommage, tout en poursuivant son chemin, impassible, sans même s’arrêter.
Il ne descendait pas pour nous voir. Xingyang, le dragon blanc, avait sans doute des préoccupations bien plus vastes que de se soucier d’un rassemblement d’humanité.
Un deuxième grondement se fit entendre et les habitants dirent comme un seul homme : « scier scier » et se relevèrent tous. Je les imitais, encore tout tremblant. Je demandais à mon éraste ce que voulait dire « scier » en chinois, puisque j’étais certain à présent que ce que j’entendais n’avait rien à voir avec ce que je pensais avoir compris.
« Xié xié » me corrigea Cheng. « Il faut doubler la syllabe. Cela veut dire ‘merci’ et c’est une réponse au second rugissement de Xingyang qui nous demandait de nous lever. Tu te souviens que Lin attendait que tu lui donnes l’autorisation de se relever ? Et bien cette étiquette nous vient des dragons. Ce sont des créatures si majestueuses, qu’eux seuls peuvent nous autoriser à redevenir bipèdes. »
« Alors, dis-je, soudain conscient de mes membres engourdis, ce n’est pas un hasard si je me suis retrouvé à genoux ? »
Jing ‘An, arrivant à notre hauteur avec son sarcasme habituel, ne manqua pas de me piquer :
« Essaye donc de rester debout devant un dragon la prochaine fois, qu’on rigole un peu ! »
Je lui lançai un regard exaspéré, mais Cheng, plus doux, intervint en posant une main sur la bouche de sa sœur :
« Tu t’es agenouillé dès que tu as compris que ce que tu voyais, c’était bien le dragon blanc, » me dit-il calmement, un sourire en coin.
Ces derniers mots me plongèrent dans une réflexion intense. Si je devais remettre à Xingyang un rapport écrit de Michel sur les dragons des Carpates, devrais-je le faire à genoux ? Cela ne serait pas très pratique…
« Tu as pu dormir, au moins ? » demanda Jing ‘An, me tirant de mes pensées.
« Oui, » répondis-je, sentant mes joues s’empourprer malgré moi. « Du moins, jusqu’à ce que tout le monde s’exclame Shen Long, je dormais ! »
« Le bienheureux ! » minauda-t-elle avant de s’éloigner vers un étal de fruits qui semblait soudain captiver toute son attention.
Je me tournai alors vers Cheng, les poings serrés, et lui demandai d’un ton un peu amer :
« Dis-moi, Cheng, quand tu la prenais pour ta femme, elle était toujours aussi… désagréable ? »
Cheng esquissa un sourire, presque nostalgique.
« Au début, oui. Mais Jing ‘An est une ténébreuse. En étant en contact avec ma Lumière, qui s’accorde avec sa Ténèbre, elle était plus apaisée. Laisse-lui un peu de temps pour retrouver son équilibre à mes côtés. Tu verras, elle peut être tout à fait charmante quand elle le veut. »
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