La cueillette

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En descendant le Huashan, le dragon blanc réfléchissait à cette mission qu’il ne voulait confier à personne d’autre qu’à lui même.

Une femme était arrivée au monastère, portée pas son époux qui, fortement inquiet, avait prit le risque de gravir la montagne de nuit, sa femme attachée à lui, avec des lanières de cuir. Il avait gravi la montagne parce que son épouse saignait abondamment de l’appareil digestif. La perte de son sang déséquilibrait sa force Yin. Il fallait un traitement hémostatique au plus vite. Il savait où trouver de l’halloysite rouge, une variété de kaolin, et le monastère ne manquait pas d’os de seiche, il ne lui restait plus qu’à trouver de l’angélique dahurica, quelques feuilles de mûrier et prier l’univers pour qu’un pangolin croise sa route.

À peine les humains s'étaient-ils jetés à terre, en adoration devant sa majesté, qu'il franchissait déjà les hauteurs du village qui abritait le palais de la reine mère. Leurs visages étaient empreints de vénération, mais le dragon blanc n'avait ni le temps ni le désir de s'arrêter pour recevoir leur hommage. Sans ralentir, il les pria de se relever, continuant sa descente à travers la zone la plus périlleuse du Huashan, là où le Passage de l’Ouest avait vu nombre d’humains se dissoudre dans l’Aether.

Ici, la mort n’avait pas tout à fait la même signification. Les corps causaux de ceux qui avaient lâché prise ne tombaient pas dans un néant de chair brisée, mais se dissipaient, subtils et légers, pour se fondre dans l’Aether. Une part d’eux restait, flottant dans le silence éternel des montagnes. Le dragon pouvait encore percevoir la trace de leurs énergies passées, une résonance éthérée qui perdurait au-delà de leur forme.

Lui seul, parmi tous les êtres vivants, pouvait utiliser son muscle magnétique pour s'agripper aux parois sans craindre la dissolution. Une force unique aux dragons, leur permettant de se lier à la montagne et de résister à l'appel de l’Aether. Les humains, eux, étaient privés de cette aptitude. Leur muscle magnétique — ce qu'ils appelaient le cœur — ne possédait qu'une faible adhérence, insuffisante pour les sauver du Passage de l’Ouest. Et bien que leur cœur puisse les lier émotionnellement au monde, il ne pouvait les empêcher de se dissoudre dans l'infini quand leurs forces les trahissaient.

Longtemps, les voix des hommes résonnèrent dans ses oreilles sensibles : Shen Long ! Shen Long Xing Yang ! Shen Long ! Oui, il était leur dieu, leur étendard dans la bataille, leur phare dans la nuit. Il avait pitié de cette humanité qui, sans les dragons, ne serait rien d’autre que poussière éphémère dans le grand cycle cosmique.

Mais aujourd'hui, il n'était pas là pour répondre à leurs prières ou conduire leurs armées. Il descendait encore plus bas, bien en dessous des cimes du Huashan, jusqu’au fond de la vallée. Là, au bord d’un ruisselet, il s’arrêta pour s’abreuver, laissant l’eau fraîche glisser dans ses écailles, apaisant son corps tendu par la descente.

Son ouïe, si fine qu’elle captait même le frémissement des feuilles, guettait les pas silencieux du pangolin fourmilier. Lui aussi venait étancher sa soif en cette heure calme du jour. La nature semblait suspendue dans une harmonie subtile, chaque être obéissant à une loi invisible de respect et d'équilibre.

Xing Yang, le dragon blanc, s’inclina légèrement, en signe de respect, malgré sa stature imposante.

“Noble maître régulateur de la gente fourmilière,” commença-t-il d'une voix grave, empreinte de sagesse, “l’Univers t’amène à moi, à point nommé.”

Le pangolin, plus petit, mais tout aussi majestueux dans sa simplicité, se redressa, ses écailles renvoyant un éclat terne sous la lumière tamisée de la vallée.

“Que puis-je pour toi, honorable Fils du Ciel, maître de cette montagne sacrée ?” demanda-t-il d’une voix tranquille, mais ferme, bien conscient de sa propre importance dans l'équilibre naturel.

“J’aurais besoin de trois de tes écailles, et pas une de plus,” répondit Xing Yang, sa voix vibrante de sincérité, “pour une humaine en grand danger. Seule la poudre de tes écailles colmatera la plaie dans son estomac perforé. Dis-moi ton prix.”

Le pangolin resta silencieux un moment, comme s’il pesait chaque mot, chaque conséquence.

“Noble Xing Yang, tu ne me dois rien, mais les humains… me doivent une vie,” répondit-il enfin, ses yeux perçants fixant le dragon avec une lueur d’amertume. “Ils ont volé ma vie physique pour s’approprier mes écailles. Pourquoi sauverais-je un de leurs représentants ?”

“Pour la même raison qu’ils t’ont pris ta vie physique : ils ont besoin de tes écailles, mais ne savent pas mesurer leur besoin. Or je sais quel est précisément leur besoin. Aussi je viens négocier. Dans cette dimension, tu resteras vivant et cette femme aura le cœur disposé à te remercier.”

Le pangolin plissa légèrement les yeux, son esprit en contemplation. Ses écailles brillaient faiblement à la lueur du jour. "Tu es sage, noble Xing Yang. Les humains, en effet, ne savent que trop rarement mesurer leurs besoins. Ils prennent plus qu'ils ne donnent, et cela a coûté cher à bien des espèces, y compris la mienne." Il poussa un léger soupir, ses pattes avant frémissant doucement contre le sol.

"Mais toi, tu es différent. Si tu dis que cette femme m’en sera reconnaissante, je veux bien te croire. Pourtant, les remerciements seuls ne suffisent pas. Ils ne réparent pas l’histoire, ni ne rétablissent l'équilibre."

Le dragon blanc s'approcha d'un pas calme, inclinant légèrement la tête. "Alors que désires-tu, noble maître des fourmiliers ? Dis-le moi, et je transmettrai ta volonté."

Le pangolin réfléchit longuement avant de répondre : "Je demande que cette femme, une fois rétablie, devienne la gardienne de la forêt. Qu'elle protège la vie, pas seulement la sienne, mais celle de toutes les créatures qui dépendent de cette terre, et que son cœur s'ouvre à la nature, comme un arbre ouvre ses branches au soleil. Voilà mon prix. Si elle accepte, je t’offrirai ces trois écailles. Et si elle échoue à remplir cette tâche, la dette devra être acquittée par un autre."

Xing Yang retroussa ses lèvres écailleuses et dévoila sa dentition d’un orange éclatant. Il était un vieux dragon de sagesse, millénaire, mais en pleine santé. Dans son sourire le pangolin vit la garantie que sa demande n’était pas un rêve. L’humanité peut pendre soin des espèces dont ils dépendent. Car l’homme dépend du dragon, autant qu’il dépend du pangolin. Et le dragon, bien nourri, la cuirasse scintillante, nourrie d’huile de sésame dont les effluves embaumaient les alentours comme un parfum draconique, était la preuve que les hommes savaient vénérer les animaux à écailles.

Le pangolin baissa légèrement la tête, observant ses propres écailles ternies et abîmées, comparant leur état à celui de Xing Yang, dont la cuirasse rayonnait de vigueur et de santé.

"Je suis las, noble Xing Yang," dit-il d'une voix plus douce, presque mélancolique. "Les hommes ont pris tant de moi, et pourtant, je ne demande que peu en retour. Si cette humaine peut m'enduire d'huile, prendre soin de ma cuirasse comme les tiens prennent soin de la tienne, alors oui, je te donnerai mes écailles. Mais comprends bien, Fils du Ciel, je ne veux pas seulement une promesse. Je veux sentir que l'humanité apprend, qu'elle grandit de ses erreurs. Que ce geste de soin devienne un pacte."

Xing Yang acquiesça, son regard brillant d'une lueur de compréhension profonde. "Ce que tu demandes est juste. Je m'assurerai qu'elle prenne soin de toi, non seulement pour aujourd'hui, mais pour l'avenir. Les liens qui unissent les humains et les créatures de cette terre doivent être renouvelés par des actes sincères."

Le pangolin hocha lentement la tête, son regard s'adoucissant. "Alors c'est d'accord. Je te confierai mes écailles, et avec elles, la vie de cette femme. Que son cœur apprenne à reconnaître la valeur de la vie qu'elle sauve. En retour, je lui confie une part de moi-même. Mais permet moi de soulever une question pratique.”

“Je t’écoute, noble fourmilier, parle sans crainte.”

“Comment vais-je gravir la montagne ?”

“Je te porterais dans mon panier. Tu t’y installeras parmi ma cueillette, car j’ai aussi besoin d’angélique dahurica.”

“mais tu n’as pas de panier, noble dragon.”

Xing Yang souffla sur le sol une fumée blanche qui se matérialisa en panier de rotin tissé et vernis.

“Je retire ce que j’ai dit et je m’incline devant ton pouvoir. Comment rivalisé avec ta puissance.”

“Ce n’est là qu’un objet bien petit : tu verras dans la montagne, les bâtiments du monastère que j’ai matérialisé de la même façon.”

Le pangolin, étonné par cette manifestation soudaine de pouvoir, observa le panier tissé avec des yeux écarquillés. Ses pattes avant griffues effleurèrent délicatement les mailles de rotin, comme s'il voulait s'assurer de la réalité de l'objet.

"Ce panier... il est aussi solide que ceux tissés par des mains humaines, mais sa légèreté est telle qu'on dirait qu'il flotte," murmura-t-il, impressionné.

Xing Yang émit un léger rire, un son grave qui résonna comme un roulement de tonnerre lointain. "Tu verras que le pouvoir des dragons ne s’arrête pas à de simples illusions. Tout ce que je matérialise est bien réel et utile. Entre dans ce panier, noble ami, et je t’emmènerai là où l’on a besoin de toi."

Le pangolin, satisfait de l’accord, s’installa précautionneusement dans le panier de rotin, ses griffes effleurant la base tissée avec un soin instinctif, comme s'il ne voulait pas endommager ce cadeau de fumée devenu matière. Il observa silencieusement tandis que le dragon blanc, majestueux et calme, se penchait sur le ruisselet pour y boire, puis s'éloignait lentement pour commencer sa cueillette.

Xing Yang, le nez proche du sol, chercha avec soin les racines d'angélique dahurica. Le dragon blanc connaissait les montagnes comme le dos de ses écailles ; il savait que trois racines, ni plus ni moins, suffiraient à renforcer le remède qui sauverait la femme. Les nuages bas caressaient la cime des arbres tandis que ses griffes effilées dégageaient délicatement la terre pour révéler les précieuses racines.

Le pangolin l’observait en silence, ses petits yeux suivant le dragon avec une étrange sérénité. Ce spectacle, qui alliait la puissance et la précision, lui rappelait que même les créatures les plus puissantes prenaient le temps de s'accorder aux rythmes naturels du monde.

"Tu sembles à l'aise dans cette montagne, comme si chaque pierre te connaissait," dit-il calmement, rompant le silence de l’instant.

"Je le suis," répondit Xing Yang sans lever la tête, concentré sur son travail. "Le mont Huashan est plus qu'une montagne pour moi. C'est un point de convergence des lignes magnétiques de la Terre, un lieu où les forces naturelles sont amplifiées. Ces montagnes résonnent avec mon être, et me guident à chaque pas."

Une fois les trois racines soigneusement extraites, Xing Yang les plaça dans le panier aux côtés du pangolin. Ses mouvements étaient d'une délicatesse étonnante pour une créature aussi grande et imposante. Il recula ensuite, ramassant doucement le panier entre ses mâchoires puissantes, sans perturber le fragile équilibre de son contenu.

Puis, prenant une grande inspiration, il déploya son organe magnétique. Une subtile vibration émana de son corps, s'harmonisant avec les forces invisibles qui entouraient la montagne. Il s’élança ensuite, serpentant le long du passage de l’Ouest, défiant la gravité avec une aisance surnaturelle, guidé par les lignes de Ley convergeant ici, sur le mont sacré.

Le pangolin, confortablement installé parmi les racines d’angélique, sentit une étrange tranquillité l’envahir. Ce voyage n’était pas seulement un acte de secours, mais une communion profonde avec des forces anciennes et puissantes, un voyage au cœur de la montagne vivante.

Arrivé à destination, An Song, le soigneur, s'approcha respectueusement du dragon blanc, qui déposa le panier avec précaution avant de se dématérialiser dans un halo de lumière douce. Sous les yeux écarquillés du pangolin, Xing Yang se transforma en... humain !

"Quelle sorcellerie est-ce là ?" pensa le pangolin, pris d'un frisson d'inquiétude. "Ai-je été piégé ? Ce n'était qu'un humain tout ce temps."

"Rassure-toi, noble fourmilier," intervint Xing Yang d'une voix calme mais réconfortante. "Je prends toujours forme humaine parmi les hommes. Voici mon soigneur, An Song."

Le pangolin, encore méfiant, leva lentement le museau vers le jeune homme qui le regardait, bouche bée.

"Mais Shen Long Xingyang, c’est un… c’est un pangolin !" s’exclama An Song, troublé.

Xing Yang hocha la tête avec bienveillance et se fit l’interprète :

"Il a généreusement accepté de nous offrir trois de ses écailles en échange d'un soin complet à l'huile de sésame."

Le jeune soigneur, encore décontenancé, balbutia : "Je… bien, Shen Long."

Xing Yang poursuivit : "Tu extirperas trois écailles, pas une de plus, puis tu lui appliquera une première couche d’huile. Ensuite, lorsque la femme sera rétablie, tu lui enseigneras comment entretenir une cuirasse de pangolin."

"Bien, Shen Long," répondit An Song, toujours abasourdi par la situation.

Le pangolin, bien qu'encore sur ses gardes, sentit une certaine sérénité dans l'aura du dragon devenu homme. Il comprit alors que cette alliance improbable entre humains et animaux pouvait bien porter ses fruits.

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