Le monastère du Pic Ouest
Journal de François
Ce n’était pas sans émotion que je franchis le portail du monastère. C’était ici que s’était déroulée mon enfance, lorsque ma mère m’avait consacré aux dragons du Mont Hua. Tout était familier : l’odeur douce et boisée de l’encens de cèdre et de genévrier, le parfum résineux du plancher en pin laqué, qui imposait que l’on se déchausse avant d’entrer dans les pièces couvertes de joncs en provenance du Fleuve Jaune.
Le nombre de chaussures bien rangées à l’entrée trahissait la fréquentation du monastère. Le moine qui réceptionna mes souliers me tendit une paire de socs en bois, dotés de semelles en paille de riz et maintenus par une lanière entre les orteils. Je continuais à guider Aristomaque, qui, épuisé, ne réagissait plus que par réflexe, imitant mes gestes sans questionner.
Une certaine agitation parcourut les moines lorsque je m’adressai à mon éromène avec simplicité. Je lui expliquais, sans gêne, les choses à faire, sous les yeux effarés des moines. J’entendis murmurer plusieurs fois le mot Shen Huli entre eux. Je pris une seconde pour rappeler à Aristomaque un principe simple : si quelqu’un s’incline devant lui et attend son signal pour se redresser, un simple geste suffirait pour leur donner l’autorisation de se remettre debout. Le langage des signes est universel, cela lui serait utile pour un temps.
Mon regard fut attiré par un moine vêtu d’une étoffe orange, presque aussi grand que moi, ce qui ne laissait aucun doute sur son rôle : il devait être en contact direct avec Xing Yang depuis de nombreuses années, voire des siècles. Il s’approcha d’Aristomaque et s’inclina respectueusement. Je traduisis ses paroles de bienvenue à mon éromène, qui, avec grâce et reconnaissance, inclina légèrement la tête.
Voyant que je faisais office de traducteur, il me prit pour un servant du dieu renard et s’adressa directement à moi :
« Xing Yang ne devrait pas tarder. Il est parti en fin de matinée pour cueillir des herbes hémostatiques. Nous avons reçu une femme souffrant d’une grave hémorragie plus tôt dans la journée. »
En d’autres circonstances, j’aurais proposé mes services de guérisseur, mais je savais que toute personne en mauvaise santé ici était entre de bonnes mains. Les guérisseurs du monastère étaient compétents et respectés.
« Je suis Wen Song Cheng, ancien éromène de Xing Yang. Voici mon éromène, Aristomaque, et ma jumelle Jing ‘An. »
Il y eut un bref silence, le moine semblant stupéfait, avant de se confondre en excuses et de se présenter à son tour :
« Je suis An Song, le soigneur attitré de Shen Long Xing Yang. »
« Mes félicitations ! » répondis-je avec un sourire. « Ses écailles n’ont jamais été aussi éclatantes. »
An Song sembla surpris. « Vous l’avez vu ? »
« Nous étions au marché du village de la Reine Mère, lorsque nous l’avons aperçu descendant le versant Ouest. Ses écailles brillaient de mille feux, preuve qu’il est entre les mains expertes d’un soigneur de grande envergure. »
An Song rougit légèrement à ce compliment, secouant la tête modestement. « Je ne suis pas seul à m’occuper de l'entretien de ses écailles », dit-il avec humilité, « mais je vous remercie pour vos aimables paroles. Vos bagages sont arrivés en bon état et ont été déposés à l’hôtellerie. Permettez-moi de vous y conduire. »
Nous lui emboîtâmes le pas, un sentiment de soulagement nous gagnant tous. Nous étions entre les mains d’un homme compétent, capable de veiller sur le bien-être de son maître en son absence, et cela était rassurant.
L’hôtellerie n’avait pas changé depuis mon enfance, mais elle s’était étoffée de deux étages. An Song nous expliqua que, selon la tradition du monastère, hommes et femmes étaient séparés, sauf pour les couples liés par serment devant les sphères supérieures. Les femmes restaient au rez-de-chaussée, les couples au premier étage, et les hommes logeaient au second.
Jing 'An fut la première à être conduite à sa chambre au rez-de-chaussée. Tout au long du chemin, je remarquai les regards discrets mais lourds de sens que les moines et novices lui lançaient. Ils scrutaient sa chevelure sombre avec une appréhension palpable, tandis qu’Aristomaque, avec sa chevelure flamboyante, attirait au contraire des regards d’admiration. Ce contraste ne faisait qu’accentuer l’impression que Jing 'An n’avait pas sa place ici. Elle, qui portait en elle la Ténèbre, semblait incongrue dans cet univers baigné de Lumière et d’ordre.
Je vis la colère monter en elle, silencieuse mais brûlante. An Song, pourtant aimable et courtois, ne pouvait ignorer l’agitation intérieure de ma sœur lorsqu’il lui indiqua sa chambre. Elle ne dit rien, mais son regard en disait long : être séparée de moi alors qu’elle n’avait pas encore retrouvé son équilibre la privait de sa seule ancre. Elle luttait, je le savais, contre l’envie de libérer la Ténèbre qui bouillonnait en elle. Ses lèvres serrées et ses poings crispés trahissaient l’effort qu’elle fournissait pour garder son calme.
Nos regards se croisèrent une dernière fois avant qu’elle ne disparaisse dans la pièce. Je soupirai, sachant qu’elle n’allait pas se plaire ici, et que la situation risquait d’empirer avant de s’améliorer.
An Song nous guida ensuite, Aristomaque et moi, vers notre chambre à l’étage supérieur. Nos bagages y avaient été déposés comme promis. Aristomaque, toujours épuisé, se contenta de hocher la tête en remerciement, tandis que je ne pouvais m’empêcher de penser à la fin de journée qui nous attendait, redoutant le moment où Jing ‘An laisserait enfin éclater sa colère.
Notre chambre était un véritable îlot de paix et de sérénité. Le lit, bien qu’austère, avait un charme indéniable. Il se composait d’un cadre en bois laqué, posé directement sur le sol, avec une natte de paille de riz soigneusement déroulée en son centre. Ce cadre servait également de banc, permettant aux visiteurs de s’asseoir sans gêner la personne alitée. Autour du lit, de fins rideaux rouges et or, ouverts pour l’instant, tombaient avec grâce, formant un baldaquin aérien. La couverture de soie matelassée, d’un rouge profond, était soigneusement pliée sur la natte, prête à l’usage. Les oreillers cylindriques, garnis de son de riz, étaient suffisamment souples et fermes pour offrir un soutien confortable.
Une petite pièce attenante, dédiée aux ablutions, reflétait la simplicité des lieux. En montagne, l'hygiène restait rudimentaire : les toilettes n’étaient qu’un pot de chambre en faïence, et le lavabo, une simple bassine encastrée dans un meuble de bois. Ce dernier abritait des serviettes bien rangées et des sacs de son de riz parfumés au jasmin ou à l’osmanthe. Quant à la baignoire, elle n’était qu’un grand baquet en bois, qu’il fallait demander aux moines servants de remplir.
« C’est archaïque, » souffla Aristomaque en balayant la pièce du regard. « Moi qui avais envie d’un bon bain… »
Je souris légèrement à sa remarque. « Ne te gêne pas pour le demander, les moines servants sont là pour ça. Ici, la vie est simple et rude. Comment veux-tu installer des canalisations à 800 pieds d’altitude ? »
Aristomaque haussa les épaules avant de s’asseoir sur le banc intégré au cadre du lit, fixant un instant la couverture de soie matelassée. Il s’étira de fatigue, tandis que je laissai mon regard vagabonder vers la fenêtre, où la lumière du soleil enveloppait les versants escarpés du mont Hua. Un moment de paix fragile, peut-être le dernier avant de faire face aux vérités cachées dans ce monastère silencieux.
« Tu manques pas d’humour, » marmonna-t-il d’un ton amer, brisant le silence. « Comment on dit, “remplissez la baignoire” ? »
« Wǒ xiǎng xǐ zǎo, » répondis-je machinalement, avant de croiser son regard bleu-vert. La fatigue et la détresse y étaient lisibles, plus profondes que je ne l'avais remarqué. « D’accord, il vaut mieux que je m’occupe de faire préparer le bain. As-tu faim ? Je pourrais demander un bol de soupe. »
Son regard se transforma, empli de gratitude, et cela suffit à me faire fondre. Sans hésiter, je le pris dans mes bras, le serrant doucement pour lui offrir un peu de réconfort. La journée avait été éprouvante pour lui, et je savais qu’il avait besoin de plus qu’une simple pause.
« Quand tu auras pris ton bain et bu une soupe, tu pourras t’allonger un peu, » murmurai-je, en relâchant mon étreinte. « L’heure du thé n’est pas encore venue, et Xingyang n’est toujours pas de retour. Cela te laisse du temps pour te reposer. »
Il hocha doucement la tête, acceptant l’idée d’un moment de répit. La tension dans ses épaules se relâcha légèrement, comme s’il pouvait enfin se permettre de baisser sa garde.
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