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Tous les clients du café s'amassèrent devant l'écran de télévision. Le comptoir devint inaccessible. Le son avait été monté pour masquer les commentaires de chacun. Un portrait de l'assassin présumé, déjà coupable dans l'esprit populaire, était maintenant diffusé en continue. Il était précisé que l'homme était « dangereux et armé ».

Jules se leva calmement, gagna la masse et ne fut pas surpris de voir la photographie de Lucas affichée. Rien d'inhabituel. Les médias utilisaient les informations sans retenue pour faire de l'audience, encore plus lorsqu'il s'agissait d'un homme en fuite. Il pourrait même en tirer un avantage. Lucas ne se déplacerait plus. Il était en état de choc, poursuivi depuis plusieurs heures. Il se laisserait guider par la peur et ne prendrait plus aucun risque. Jules devait être le premier à mettre la main dessus, il avait besoin de sa version des faits pour éclairer quelques zones d'ombre, émettre de nouvelles hypothèses.

- Encore un qui n'a pas reçu de claque dans sa gueule petit ! cria un habitué du café.

- Je vous jure que si c'était mon enfant... commença une femme noire.

Le gérant tapa deux fois dans ses mains pour capter l'attention.

- S'il vous plaît, un peu moins de bruit. Merci.

Jules regagna sa table. Ce genre de comportements l'exaspérait. Mieux valait quitter ce lieu au plus vite avant de provoquer une esclandre. Ses affaires rangées dans son sac, l'addition réglée, il se leva et descendit sur le jardin du Luxembourg. Quinze heures et dix minutes. Une petite coupure s'imposait.

Le juriste franchit la grille et tourna sa tête de chaque côté. Aucun banc de libre parmi les arbres dont le feuillage jaunissait à vue d'oeil. Comme toujours, les enfants courraient sur la pelouse interdite, les gardes du jardin jouant du sifflet et poursuivant ceux leur opposant une farouche résistance.

S'emparant d'une chaise avec accoudoirs, il se laissa bercer par les rayons de soleil qui transperçaient l'épaisse chevelure végétale des arbres. Les musiciens étaient encore en train d'œuvrer. Les yeux de Jules se fermèrent sans demander leur reste. Un dormeur qui résisterait à l'appel du sommeil ? Faux espoir.

Déconnecté de la réalité durant un instant, le banlieusard se sentit libéré de toute pression. Les dernières heures l'avaient un peu bousculé, son cerveau tournait à deux cents pour cent. La clef des intellectuels était dans le repos, c'est ce que prétendait le jeune garçon à chaque fois qu'il allait se coucher. Une bonne excuse surtout.

La première vibration de son portable n'eut aucun effet. La deuxième non plus à vrai dire. Un si doux rêve valait-il la peine d'ouvrir les yeux ? La sonnerie eut raison du dormeur. Deux messages d'Alice manqués. Erreur fatale. Le juriste décrocha, mais garda le mobile éloigné de son oreille.

- Es-tu sérieux là ? Ne pas me répondre quand je t'appelle !

- J'étais avec ton père pour récolter des informations. Nous avons bu un café. Il n'est pas encore au courant pour ton frère, mais Marone l'a convoqué.

- Mon père ?

- Oui. Ensuite, je me suis posé pour réfléchir et... Tu connais la suite.

Un interminable soupire s'en suivit.

- J'ai reçu un SMS de Lucas.

Enfin une information interessante qui ne manqua pas de susciter une réaction d'excitation chez le jeune homme. L'adrénaline s'empara de son corps, il était galvanisé. Sur le qui-vive, il était prêt à jaillir sur un simple claquement de doigt.

- Il m'a dit qu'il avait réussi à rejoindre un dépôt, un centre de...

- De ?

- Je n'ai plus le mot exacte, je n'entendais pas tout. Il y avait du bruit. Des trains ou quelque chose dans ce genre.

- Et ?

- Il a raccroché avant que je ne puisse lui demander quoi que ce soit de plus.

Sur son smartphone, Jules ouvrit une page internet et tapa les mots clefs « centre » et « trains ». Son portable moulina un peu, mais les résultats s'affichèrent. Un demi million de résultats, rien que ça. La liste était trop longue, il devait affiner sa recherche. Alice lui avait indiqué d'aller au sud. Toujours trop.

Lucas ne prendrait pas le risque de rester dans une rame. On va donc supprimer les trains en mouvement. La liste en fut drastiquement réduite. Le bruit de train devait... Châtillon ! La lumière s'était enfin allumée. Tout près de la gare, un centre de maintenance recouvrait plusieurs kilomètres carrés, de quoi s'abriter. Pas de doute possible.

- Où es-tu chérie ?

- À Montparnasse.

- Attends-moi, j'arrive. Je pense savoir où ton frère s'est réfugié.

- Où ?

- Pas au téléphone Alice. Il va falloir agir très vite. Son appel a dû être triangulé.

Le jeune garçon bondit de sa chaise, quitta le parc d'un pas intensif et s'engouffra dans la bouche du RER B, direction Denfert-Rochereau. Les écrans de la RATP annonçaient un incident sur la partie nord de la ligne B. Comme d'habitude. Le train n'était pas aussi rempli que l'aurait cru Jules. Il lâcha un soupire de soulagement. Mais contre l'odeur nauséabonde, aucune parade.

Un changement pour prendre la ligne 6 jusqu'à Montparnasse et le jeune suburbain retrouva sa dulcinée sur le quai de la ligne 13. Le stress l'avait rongé, son visage était frappé par l'inquiétude. Elle piétinait sur place, regardait son téléphone toutes les vingt secondes et râlait à chaque fois de ne pas avoir de nouvelles. L'arrivée de son tendre lui décrocha un maigre sourire.

- Où va-t-on ?

- Au terminus. Il s'est probablement réfugié dans le centre d'entretien à deux pas de la gare.

Le métro s'arrêta en gare. Les deux amoureux s'installèrent sur les strapontins et se laissèrent transporter. Alice posa sa tête dans le creux de l'épaule de Jules. Les doigts de ce dernier caressèrent la chevelure dorée de la jeune femme. Un moment de douceur dans ce climat de tourmente. Mais bientôt, ce délice ne serait qu'un vague et lointain souvenir.


***


Les portes du métro s'ouvrirent sur la gare de Châtillon-Montrouge. Beaucoup de monde empruntèrent les escaliers, se bousculant si nécessaire pour arriver en bas le premier. Jules garda sa jolie blonde dans ses bras. Il la fixa dans les yeux.

- Promets-moi que tu feras tout ce que je te dis.

- Mais, je...

- Promets-le-moi.

Jules lui posa son index sur la bouche. Son visage avait changé, on pouvait y desceller tout le sérieux du jeune homme. Il ne négocierait pas cette fois-ci. Il avait cette capacité à se détacher de toute situation l'affectant et fermer toute discussion pour imposer son choix. Nul n'essayait de s'opposer dans ce cas. Alice s'inclina, tête baissée.

- Très bien.

Ils n'échangèrent pas un mot de plus. Main dans la main, ils remontèrent la rue pour longer le centre. Calepin et stylo, ils notèrent un maximum d'informations. Jules aimait planifier ses actions, ne pas agir à la va-vite. L'avenue de la République encerclait une bonne partie du lieu, la vue était dégagée.

En pleine écriture, Jules se redressa et tourna la tête. Cinq voitures de police roulaient à toute vitesse, gyrophares et sirènes à tue-tête. Au loin, dans un mégaphone, un homme cria : "Laville, rends-toi !". Le regard d'Alice croisa celui de son amour. Aucun doute, Lucas était bien là. Ils n'avaient plus beaucoup de temps devant eux.

Prenant le bus pour regagner la gare, les deux aperçurent l'armada déployée pour rechercher et appréhender le garçon. Un frisson leur parcourut le dos. Jules se rappela des propos du journaliste : « dangereux et armé ». Il se tût. Ils s'engouffrèrent dans l'avenue Jean Jaurès, et après quelques dizaines de mètres, Jules s'arrêta devant un parking.

- Le mur est plus bas à cet endroit.

- Plus bas ?

- Oui.

Il plaça ses mains à la même hauteur et abaissa celle de droite. Il répéta le geste deux fois. Alice lui fit un doigt d'honneur en guise de réponse. Quel tact ! Qui se ressemble s'assemble ne dit-on pas ?

- Laisse-moi repérer les lieux, reprit-il.

- Non. Je viens cette fois.

Le regard corsé de Jules découragea Alice. Elle le connaissait par coeur, le même que son père quand il se refermait sur lui-même pour clore les débats. Elle capitula.

Le garçon posa sa sacoche par terre, retira sa veste. Il pianota sur son portable et le rangea. Petit coup d'œil de chaque côté et Jules s'élança. Un appui sur le mur, il poussa fort sur sa jambe et se projeta vers le haut. Ses mains s'accrochèrent sur le rebord. Le garçon tâta le mur de son pied trois fois avant de trouver une prise solide. Il poussa sur sa jambe droite et se hissa.

Alice lui montra son pouce. Il le lui rendit et disparut de l'autre côté.

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