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La lune ne brillait pas ce soir là. Les nuages n’étaient pourtant pas si nombreux, mais bien épais. Les rues principales restaient massivement éclairées, mais certaines échappaient à la lumière artificielle des longs et fins cyclopes de fer. Ces coins sombres étaient d’excellents endroits pour les petits trafics de quartier. Des zones de non-droits où la marchandise s’écoulait sans aucune difficulté.
La route semblait disparaitre au loin. Les phares de la voiture accusaient le coup aussi, les ampoules n’avaient pas été changées depuis un long moment. Au volant de la discrète BMW noire, Taison plissait les yeux pour tenter de trouver le bon chemin. Celui qu’il emprunta pour regagner la ville n’avait rien d’une partie de plaisir.
Boby lui avait parlé d’un raccourci, un gain de temps d’une demi-heure au moins. L’idée l’avait séduit. Il avait déjà du retard sur l’itinéraire prévu et pas qu’un peu. Hors de question de décevoir le boss. Mais le petit cadran dans la voiture lui indiquait vingt-deux heures treize. Mauvaise nouvelle.
- Combien de temps encore ? demanda une voix à l’arrière du véhicule.
- Et bien je dirais au moins un gros quart d’heure.
Un silence glacial s’en suivit. Taison savait que le chef n’aimait pas le retard. L’argent s’envolait à chaque seconde de perdue. Mais il ne chercha pas à se dédouaner. On lui avait appris à être fier et à assumer ses erreurs, quel qu’en soit le prix. Actionnant le clignotant gauche, il s’inséra sur une route bien plus large. Les quais de Seine. Sauvé.
Le troisième homme dans le véhicule ne broncha pas. Assis aux côtés de son patron, il était plongé dans la noirceur de la nuit. Seul son visage était atteint par la lumière céleste, parfois au gré des phares des voitures roulant en sens inverse. La balafre qu’il avait au niveau de l’oeil droit refroidissait Taison. Une marque cruelle pour un homme l’étant tout autant.
Pour une fois, il n’y avait pas eu de bouchon. Les quais de Seine étaient réputés pour leurs ralentissements. Mais à cette heure-ci, la plupart des travailleurs avaient regagné leur logis. D’autres y allaient. Sur la file de droite, un bus de la RATP transportait une ribambelle de voyageurs épuisés. Derrière eux, les voitures s’accumulaient, le feu maintenant sa teinte rouge.
Dégainant son Colt Anaconda, l’homme passa les doigts sur le canon, s’imprégnant de la pureté de l’arme. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Il porta le pistolet près de ses yeux. Il était impeccable, pas une seule trace de saleté. Il se rappela alors sa dernière utilisation.
L’homme ne l’avait pas démérité. Le tuyau que ce connard lui avait filé l’avait conduit dans un piège pour l’éliminer. Le châtiment s’était inversé. Mourir d’une balle tirée par ce petit joujou, un pur plaisir selon lui. Il avait évité plusieurs rafales, et sa malice l’avait emporté. Posant son canon sur l’arrière du crâne de son ennemi, il ne lui laissa pas le temps de prier une dernière fois.
- C’est bon chef, on arrive. Putain l’expédition de fou. Mais vraiment, ce connard de français, je vais le défoncer comme une merde.
Aucun des deux passagers ne prit la peine de répondre. Ils quittèrent l’axe principal.
La voiture s’engagea dans une petite allée, coupant ses phares et roulant lentement pour ne pas se faire repérer. Le boss n’aimait pas que l’on sache qu’il était là. Il devait rester discret. Surtout avec les gros bonnets à qui il devait de l’argent. Il les craignait bien plus que la police et la brigade des stups.
Dans la petite cour, une autre voiture stationnait déjà, deux hommes avachis sur son coffre. L’un d’eux se décolla avec regrets et se déplaça avec flegme jusqu’à la porte d’un box. Il l’ouvrit d’un mouvement nonchalant. Les couinements aigus du métal lui arrachèrent une grimace.
Taison gara la BMW. Il était impatient de voir enfin un vrai deal de ses propres yeux. Il avait entendu de nombreuses histoires. Le boss aimait conter ses exploits auprès de son harem. Le novice s’empressa d’aller ouvrir la porte arrière pour qu’enfin, son patron puisse entrer de l’arène.
L’homme prit son temps pour sortir. Il resta même sur place un instant, évaluant la situation. Quand tout lui sembla correct, il rejoignit les deux hommes près de la deuxième voiture. Jean taille basse avec une ceinture en cuir, débardeur surmonté d’une veste elle aussi en cuir, lunette de soleil hors de prix, Mâcon ne faisait pas dans la dentelle. Le style « U.S.A. » n’avait pas de prix. Ses cinq bagues en or et sa chaine incrustée de diamants accentuaient son attitude « m’as-tu vu ».
Athlétique, il n’hésita pas à montrer les muscles pour rappeler qu’il était le patron. Beretta à portée de main, il s’avança dans une démarche peu académique. Tous eurent un sourire en coin.
- Yo Doggy, t’as bronzé dans ce pays de merde ou quoi ?
- Ta gueule trou de balle, t’es encore plus noir que moi. Ta mère ne t’a pas loupé à la naissance. Où est la marchandise que je vais emmener à la maison ?
- Sérieux t’es trop taré de faire ça.
- J’ai des couilles.
- Moi aussi.
Il porta ses deux mains à son entrejambe et le mis clairement en évidence.
- Ma meuf en a plus que toi.
L’art de frapper là où ça fait le plus mal. Physiquement, ou moralement.
- Ce con de Dimitri, il a cru que j’allais lui servir de larbin. Il a déjà un chien là, le Piotr. Quel prénom de merde. Les bolchéviques, tous des… Tu m’as compris gros. J’ai mon réseau, mes dealos, ma clientèle avec des fidèles prêts à tout pour leur dose. Je n’ai plus besoin de ce fils de pute.
Ils se tapèrent poing contre poing. Le plus foncé des deux glissa ses doigts sous le battant du coffre pour le secouer. Un léger clic métallique finit par intervenir, laissant un trésor apparaître aux yeux de Mâcon. Les paquets de drogue d’un kilo chacun s’imbriquaient les uns dans les autres pour en faire rentrer un maximum dans la caisse. Il se frotta les mains, prêt à palper la marchandise qu’il voulait détourner.
- Elle est pure négro, même dans ton Boston tu ne fais pas mieux.
Le gars posa deux doigts sur le paquet de poudre et l’incisa sur quinze centimètres. Il glissa sa lame dans la cocaïne et en ressortit l’équivalent d’une trainée pour deux personnes.
- Tu veux la tester Doggy ?
- Mort de rire. Tu veux me tuer ou quoi gros ? Je vais la tester comme j’ai fait avec ta meuf.
Tous ricanèrent, un seul amèrement.
Le gars traça une ligne de dix centimètres et proposa une petite paille à son boss. Sans plus attendre, Mâcon renifla la poudre en une seule et profonde inspiration. Son corps se détendit d’un coup. Ses yeux se perdirent dans le bonheur. Le paradis le cocoonait.
- Elle est parfaite.
Tous se retrouvèrent autour du coffre pour goûter la came. Les bouteilles d’alcool et la bière fraîche ne tardèrent pas à se joindre à la soirée.
La soirée battait son plein, chacun des cinq participants avait snifé pas moins de trois rails de pure cocaïne. De quoi se mettre dans un état secondaire et bien plus encore. Certains fumaient de la beuh alors que d’autres vidaient les derniers fonds de bouteilles dont le sol était devenu le cimetière.
Les plus proches voisins n’avaient jamais osé appeler la police. Mâcon et sa bande connaissaient le quartier par coeur. Ses parents avaient vécu ici durant un long moment. Adorés de tous, ils avaient dû repartir pour les États-Unis lorsque son grand-père maternel avait eu une attaque cardiaque. Tel un roi, il était revenu conquérir ses terres, comme ses mentors lui avaient appris à Boston.
Cela n’avait pas été chose facile. La mentalité française n’était pas aussi manipulable que celle des personnes en difficulté dans les quartiers pauvres américains. Imposer sa volonté aux habitants de la grande Révolution, dur labeur. Mais Mâcon était un battant, il avait fini par se faire son nom. Et ce soir, il réalisait l’un de ses plus grands coups. D’ici quarante-huit heures, il serait parti définitivement.
- Yo, tu me lâches ta caisse quand tu décales ?
Taison semblait avoir oublié qu’il avait en face de lui son « king ». Sa main sur l’épaule de Mâcon, un grand sourire aux lèvres, il avait quitté la réalité depuis un moment.
- Gars, fais pas trop le bonhomme avec moi.
- Ouais tranquille mec, enchérit l’homme de main.
- Tu t’adresses au patron là.
Un peu plus en retrait, le garde du corps s’avança d’un pas. Son large bras se glissa avec entre Mâcon et Taison. Le regard sévère, il repoussa d’un geste franc le conducteur.
- Yo, pas d’embrouilles. Faut grave décompresser gars.
- Dégage sinon…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Il perçut un homme au visage marqué par une cicatrice. Il y eut un bruit sourd. Une giclée de sang. Un corps étendu sur le sol. Taison gisait dans une marre de sang coulant le long de ses tempes.
Plus personne ne bougea.
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