X. Comptez sur moi

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 Desmine jubilait, savourant la déconfiture de sa rivale et de son ancien amant. Elle reprit son discours d'une voix plus éclatante encore, mais Tomelia ne lui accordait plus d'attention. Elle sentait simplement ses convictions partir à la dérive dans les larmes coupables de son maître.

  • Mais ce n'est pas fini ! Il a voulu m'écraser davantage encore ! Lorsque le scandale de ton frère a éclaté, il t'a protégée ! J'avais cru, avec délices, qu'il te répudierait ! Tous les dirigeants l'engageaient à le faire, pour que l'expédition ne soit pas associée à un nom honteux ! Et il t'a défendue, bec et ongles ! Il tenait plus à la soeur d'un TRAÎTRE qu'à moi !
  • Tomelia est une élève plus talentueuse que tu ne l'as jamais été ! rugit Adam. Ni toi, ni son nom n'avaient rien à voir dans cette histoire !

 Soudain la porte s'ouvrit et heurta le mur avec fracas. Paola Noravis entra. En un instant, voyant Desmine, Adam et son débordement de rancoeur, les larmes dans les yeux de Tomelia, elle comprit la situation. Le rouge lui monta aux joues et elle posa ses poings sur ses hanches.

  • Vous n'avez pas honte, vous deux, de vous disputer encore comme des enfants ? Devant une convalescente, en plus ! Dehors, immédiatement ! Sortez d'ici et laissez cette brave Tomelia tranquille !

 Sa voix sèche, cinglante, domina instantanément la pièce. Adam baissa les yeux comme un enfant pris en faute. Même Desmine se tut. Tomelia resta ébahie de l'autorité de Paola. D'un doigt accusateur, elle désignait la sortie.

 La marquise fut la première à réagir. Après un regard où perçait tout l'éclat d'une vengeance haineuse, elle s'éclipsa d'un pas rapide. A peine les froufrous de velours furent-ils éteints dans l'escalier que le regard sévère de Noravis se reporta sur Adam. Le vieux linguiste déglutit et sortit également sans oser affronter l'expression de son élève. Il paraissait mille fois plus vieux, soudain.

 Le silence retomba. Paola soupira et vint s'asseoir sur le lit en souriant à l'étudiante.

  • Ne fais pas attention. Ces deux vieux chenapans se chamaillent depuis des lustres. Je ne sais pas ce que tu as entendu, mais sache que Desmine est fausse comme un sappan et qu'Adam n'a pas que des bonnes actions à son actif non plus. Mais ça n'a rien à voir avec toi. Tout ce que tu dois savoir, c'est qu'elle ne s'en prendra plus à toi.

 L'organisatrice tapota les cheveux de Tomelia.

  • Ne pense plus à ça et occupe-toi de guérir, hum ? Je vais calmer ces deux imbéciles.

 La jeune interprète essaya de sourire et acquiesça.

  • Bien. Je te laisse te reposer. Rien de plus éprouvant que des émotions fortes !

 Elle s'éclipsa à son tour, sur la pointe des pieds. Conformément à sa prévision, Tomelia s'endormit.

 Deux jours plus tard, la jeune femme put enfin se lever. Gauvain la soutenait dans le dos et Paola lui tendait les béquilles. Un bandage épais ceignait sa jambe et la raidissait pour éviter que le décalage de l'os ne s'aggrave. Après quelques essais, elle put manier les béquilles de bois et faire quelques mètres. Descendre l'escalier en revanche fut long et périlleux, mais Tomelia tenait à admirer le Joyau de l'extérieur.

  • A ce rythme, ta jambe ne sera pas guérie pour le départ, se lamenta Paola. Tu vas devoir garder les béquilles sur l'Orchestre quelques temps.
  • Ce n'est pas grave.

 L'interprète n'avait pas revu Adam depuis l'altercation avec la marquise de Lapasie. Elle se demandait ce qu'il devenait, mais pour l'heure, la découverte de la ville portuaire et surtout l'expédition à venir mobilisaient toute son attention. Quelques doutes l'avaient traversé au sujet du bien-fondé de sa mission. Pour tout dire, elle avait songé à abandonner. Brièvement. Sa mission restait la même ; deux civilisations comptaient sur elle. Peu importait qu'elle ait été choisie pour de mauvaises raisons. Peu importait son ego blessé par une vieille dispute de son professeur. Elle restait l'interprète.

 Paola avait promis de l'emmener au port, voir les navires conçus pour le voyage. A présent qu'elle pouvait se déplacer, la promesse ne pouvait plus être différée. L'organisatrice affréta donc une voiture pour lui épargner un trajet éprouvant. Lorsque Tomelia posa le pied sur le quai, elle ouvrit des yeux éblouis.

 Des dizaines de villines et de subraffes se poursuivaient dans le ciel en poussant des cris graves modulés semblables aux grondements du vent dans un canyon. Leurs ailes grises et bleues frôlaient les mâts immenses que le soleil dorait d'une nuance de miel. Toute une jungle de haubans et de cordages s'y entrelaçaient, noués avec art. De grandes voiles de nuances variées, certaines déchirées, certaines portant des blasons, y pendaient enroulées par des cordes ou ondulant dans les bourrasques du large. On apercevait entre les cordes, les voiles et les mâts, un ciel d'un bleu fabuleusement profond calligraphié de nuages. Les bateaux eux-mêmes se balançaient mollement dans la houle, s'entrechoquant parfois avec le quai dans une suite ininterrompue de coups secs. Leurs flancs arrondis se dressaient pour la plupart au-dessus du rebord de pierre d'un blanc éblouissant, jusqu'à des dunettes hautes à fenêtres laquées. Les ponts se hérissaient de trappes, de grilles, de bittes d'amarrage et de rouleaux de corde épaisses. Entre les coques brunes luisait et se froissait une eau d'un vert-bleu aussi sombre et dense que celui d'une pierre précieuse.

 Là-dessus se pressait toute une animation variée de marins, de pêcheurs, de livreurs, de gamins des rues, de vendeurs et de promeneurs, ainsi que quelques gardes armés qui devisaient gaiement avec des marchands. Tomelia cligna plusieurs fois des paupières pour calmer l'avalanche de couleurs tournoyantes.

  • Wahou ! Qu'est-ce que c'est beau !
  • Bienvenue au port d'Ujax ! Nos navires sont encore dans le hangar, là-bas. Celui avec le drapeau est l'Orchestre, sur lequel tu vas embarquer.
  • On peut aller les voir ?
  • Bien sûr !

 L'interprète clopina vers le hangar, précédée par la marche leste de Paola. Des ouvriers bourdonnaient encore autour du bâtiment, pour terminer les noeuds, polir les angles de bois et préparer les cabines. Mais déjà, on apercevait la splendeur du navire. Deux fois plus grands que la plupart des grands voiliers du port, ils déployait des voiles neuves couleur crème, ornées d'une immense fleur de lorna, symbole de tous les rois de Longarde. Au sommet du grand mât pendait un drapeau portant le blason de la Longarde, représentant une gerbe de sept épis noirs sur fond d'or. Juste en-dessous s'élevait la vigie Une figure de proue sculptée dans un longuois à l'effigie d'une harpiste ornait l'avant. Une grande dunette à petits carreaux polis occupait tout l'arrière, surmontée du gourvernail et d'une petite perche où pendait déjà la plume censée porter chance au navire. Toute la coque brillait d'un vert émeraude fraîchement peint. Plusieurs petits escabeaux permettaient aux ouvriers de grimper à bord. Tomelia, évidemment, ne pouvait pas encore les emprunter. Les deux autres navires plus petits attendaient eux aussi de se faire pomponner juste derrière.

 L'interprète allait avancer pour les voir lorsqu'une voix forte masculine l'interrompit.

  • Ah ! Cette chère Noravis !

 Un homme très massif, recouvert d'un plastron métallique et portant une immense barbe noire taillée en pointe saluait d'une solide poignée de main l'organisatrice. Il se tourna ensuite vers l'invalide.

  • Vous ne me présentez pas ?
  • Bien sûr que si ! Tomelia, voici Geoffrey Raven, le général d'Erdent et le chef de notre escorte armée. Général, voici notre interprète zrigi, Tomelia Rivepale.

  Il tendit sa main épaisse, mais ses sourcils broussailleux s'arquèrent.

  • Ah oui. La Rivepale.

 La jeune femme s'empressa de serrer la main, ne connaissant que trop bien cette expression.

  • Donc, le traître...
  • C'était mon frère, souffla Tomelia, n'osant affronter le regard aigu du général.

 Il se pencha vers elle sans modifier son expression sévère.

  • Eh bien, mademoiselle, je compte sur vous pour me prouver que la trahison n'est pas une affaire de famille.

 L'interprète grimaça imperceptiblement.

  • Comptez sur moi, général.

 Tomelia et Paola remontèrent en voiture pour quitter le port. La jeune femme jeta un regard de regret sur les eaux émeraude avant que le rideau ne retombe. L'organisatrice phyane et elle discutèrent avec passion tout le long du trajet. Noravis s'y connaissait en navigation et Tomelia était ignare en la matière mais d'une curiosité dévorante. Paola commençait l'explication technique du maniement de la voile de foc quand la voiture s'arrêta devant leur logement. L'ouverture de la portière dévoila Adam Logebis qui les attendait, appuyé sur sa canne, affichant un sourire gêné.

 Paola bondit à terre et aida Tomelia à descendre.

  • Je vous laisse, vous devez avoir des choses à vous dire.

 L'interprète se contenta d'acquiescer et boitilla jusqu'au muret entourant la maison, près de son maître, pour s'y asseoir. Le vieux linguiste soupira et s'appuya au même mur. Tomelia retrouvait son visage ridé et fatigué et son regard irradiant de bonté, celui de ces quatorze dernières années.

  • Tom, je... j'imagine que tu m'en veux et... tu n'aurais pas tort. Je ne chercherai pas à nier ; une grande partie de ce qu'a dit Desmine est vrai. J'ai fait des choses dont je ne suis pas fier. Mais je veux que tu sache que, même si mes raisons étaient honteuses, je me suis félicité chaque jour pendant quatorze ans du choix que j'avais fait. D'abord parce que tu as été remarquablement douée, ensuite parce que je me suis beaucoup attachée à toi, la gamine têtue qui me regardait déjà de haut... je suis désolé que tu le découvre comme ça. Je comprendrais que cela ébranle tes motivations, mais...
  • Soyez tranquille, Adam, ma mission n'a pas changé. Certes, j'ai remis en question mes raisons d'être là, mais comme vous l'avez souvent dit, toute la Longarde compte sur moi. Il serait profondément puéril et irresponsable de remettre mon devoir en question pour une blessure d'ego.

 Adam grimaça, conscient que cette pique lui était destinée.

  • Je te demande pardon. Oui, je t'ai choisi mû par un désir de vengeance impulsif. Le résultat a été bien au-delà de mes attentes. Si tu n'avais pas été une si fabuleuse élève, je m'en serai très vite repenti. Mais je suis extrêmement fier de ce que tu es devenue aujourd'hui. J'ai fait ce que j'ai pu pour t'y aider, mais tu ne le dois qu'à toi seule. Dès que je t'ai vue, à dix ans, te hausser sur la pointe des pieds pour saisir un livre dans mon étagère, j'ai résolu de tout faire pour réparer l'injustice que je t'avais faite, pour que tu ne manques jamais de rien. Tu as raison de m'en vouloir, car tu méritais mieux.

 Tomelia soupira, mais elle souriait presque.

  • Professeur... Oui, je continuerai à vous appeler ainsi. Vous êtes toujours mon maître. Toutes ces années, j'ignorais pourquoi vous m'aviez choisie, mais j'en étais ravie. J'ai été arrachée à ma famille, catapulté dans une ville inconnue et différente de tout ce que je connaissais. Votre compagnie a réussi à en faire malgré tout un moment agréable. Grâce à vous, et à cette décision, j'ai reçu une éducation que je n'aurais jamais pu obtenir autrement. Vous vous êtes occupé de moi, avec un dévouement admirable. Lorsque... Lorsqu'Alvise est mort, comme l'a dit Desmine, vous m'avez défendue. Alors, moi aussi j'aimerais que vous sachiez quelque chose.

 Elle le regarda dans les yeux.

  • Le jour où je vous pardonnerai n'est pas encore arrivé, mais ce jour viendra. Comme je vais partir pour une expédition d'où il n'est pas certain que je revienne, je ne pourrai pas vous le dire, mais sachez qu'il arrivera sans doute avant que nous ayons atteint Scarambe.

 Le vieux professeur avait des larmes dans les yeux. Il saisit son élève par les épaules.

  • Tom... Je suis un vieil homme et je n'ai pas toujours été exemplaire ni même raisonnable. Mais de ma vie, je n'ai fait que deux grosses erreurs : offenser Desmine... et te sous-estimer.

 La jeune femme sourit et tapota l'épaule du professeur.

  • On va s'en remettre. Elle ne reviendra plus, c'est au moins ça.

 Elle se leva et clopina avec ses béquilles jusqu'à l'entrée et adressa un clin d'oeil à son professeur avant de pénétrer à l'intérieur. Adam Logebis saisit d'une main tremblante sa canne et de l'autre essuya les larmes de ses yeux. Il se sentait immensément soulagé et terriblement honteux.

 Car le pire de ses secrets, Tomelia l'ignorait encore.

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