XI. La direction de chez nous

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 Tomelia lisait, le menton appuyé dans sa main, assise derrière la fenêtre. Avec le temps, sa jambe prenait de la vigueur et elle pouvait à présent la poser sur un tabouret rembourré quand elle s'asseyait pour la garder tendue. Elle avait même réussi à se déplacer seule en béquilles jusqu'au port. Le crépuscule faisait rutiler le Joyau et l'océan.

 Quelques coups rapides sur sa porte interrompirent la lecture. Tomelia releva les yeux et répondit à voix haute :

  • Entrez !

 Un projectile en robe bleue se précipita vers elle pour l'enlacer. Bien qu'elle ne l'ai pas vue depuis trois ans, Tomelia la reconnut instantanément.

  • Messil !

 Elle étreignit de toutes ses forces sa petite soeur et les larmes lui montèrent aux yeux. Un parfum connu aux accents d'enfance montait de sa chevelure bouclée.

  • Tu es venue... Comment ?...
  • On a su que tu partais, répondit Messil, la voix nouée par l'émotion. On est venus te voir.

 Intriguée par le pluriel des paroles de sa soeur, Tomelia rouvrit les yeux et aperçut dans l'encadrement de la porte le reste de sa famille qui attendait sagement. Ivanhoé, avec ses yeux rieurs et ses cheveux bruns en bataille, Anastasia sa mère, les mains jointes et les larmes aux yeux, et son père Victorin, son air bourru toujours sur le visage, cherchant à cacher son émotion dans sa barbe.

 Messil recula.

  • Alors, ricana-t-elle, tu ne les salue pas ?

 Tomelia retrouva la voix.

  • Vous êtes tous venus ! Je...
  • Ma chérie, coupa sa mère en se précipitant vers elle.

  L'interprète la serra à son tour contre elle. Les odeurs d'herbes sèches flottaient toujours autour d'elle, prises dans ses mèches châtains grisonnantes et son fichu brodé. Sa fille la respira avidement, ayant brièvement l'impression de retourner au domaine familial. Les bras doux de sa mère lui avaient manqué; elle eut l'impression de redevenir une enfant.

  • Tom, ma chérie... murmura Anastasia.
  • Maman.
  • Hé, laisse-la nous un peu ! se plaignit Ivanhoé.

 Tomelia sourit et se dégagea de l'étreinte de sa mère pour ébouriffer les cheveux courts du benjamin. Aussi brun qu'Alvise, mais bien plus sec, il avait de fantastiques yeux verts qui faisaient murmurer toutes les filles du village et un début de barbe qu'il préservait avec soin. Ivanhoé avait tout juste dix-huit ans. La dernière fois que Tomelia l'avait vu, il fêtait sa première Amathuria. Elle n'en revenait pas du fier jeune homme accompli qui se présentait devant elle.

  • Comme tu as grandi !
  • Pas toi, se moqua le benjamin.

 Il la serra lui aussi dans ses bras, avec une force qui surprit sa soeur.

  • Alors, tu es bientôt mariée ? plaisanta Messil.

 L'insensibilité de Tomelia à la gent masculine était notoire.

  • Tu seras mariée avant moi !

 En effet, Messil arborait une magnifique crinière blonde bouclée, des yeux azur et un visage de porcelaine semblable à celui de son aînée qui lui attiraient une cour de soupirants conséquente, qu'elle dédaignait superbement.

  • Alors, comment va le domaine ? Comment avez-vous pu venir ? Que...
  • Le domaine va très bien, la coupa son père pour la rassurer. Nous avons confié la gestion à Palamède et Lucinde. Nous voulions... te dire adieu.
  • Que s'est-il passé ? interrompit Ivanhoé en désignant du menton sa jambe immobilisée.
  • Un accident de chariot. Paola a dit que je devrais embarquer avec les béquilles.
  • Qui est Paola ?
  • Paola Noravis, l'organisatrice de l'expédition !

 Elle tenta de leur résumer, au milieu des rires, remarques et interruptions, ces trois dernières années. L'université, les fêtes, les examens, l'épreuve, le départ, les voyages et les derniers évènements. Ce fut décousu et non exhaustif, mais l'essentiel passa. Elle apprit en même temps que Messil se destinait à une carrière de couturière, qu'Ivanhoé comptait reprendre l'exploitation familiale de Ruisseau-des-Vies, que certaines parcelles avaient été revendues, qu'un bon nombre de ses amis d'enfance s'étaient mariés. Sa mère avait été malade l'an passé, elle le savait par les lettres qu'elle recevait.

 Intérieurement, elle fut choquée de constater à quel point ses parents avaient vieilli. Surtout son père. Victorin Rivepale se courbait sous le poids croissant de l'âge et sa barbe se parsemait de fils blancs. Anastasia, elle, semblait intouchable par le temps, avec son visage toujours tendre et ses cheveux châtains éternellement cachés sous un fichu brodé.

 Mais la mère Rivepale avait également un regard aigu et elle vit Tomelia tirailler distraitement la chaîne en or qu'elle portait au poignet. C'était un cadeau de son grand frère Alvise pour sa première Amathuria ; il était mort avant de l'avoir vue le porter.

  • Il nous manque aussi, tu sais, ma chérie.

 Tomelia leva vers sa mère des yeux pleins de larmes, moitié d'émotion, moitié de regrets.

  • Peu importe. Vous êtes là, et... c'est déjà plus que je ne l'espérais. Je me voyais déjà vous annoncer mon départ par lettre... Je ne sais même pas si je vous reverrai un jour. Papa, maman, Messil et Ivan, sachez tous que je vous aime. Ni la mer, ni le temps, ni la distance ne pourront jamais changer cela.
  • Et nous t'aimons tous aussi, Tom, répliqua Messil d'une voix enrouée. Tu vas nous manquer.

 Anastasia rosit et joignit les mains.

  • Tom... On a quelque chose pour toi.
  • De la part de nous tous, renchérit Ivanhoé.

 Messil ressortit de la pièce et revint avec une forme oblongue enroulée dans du tissu, qu'elle déposa cérémonieusement sur le lit devant Tom. L'aînée des Rivepale l'ouvrit avec enthousiasme. Elle souleva un appareil compliqué en métal doré, gravé de symboles en ancien luc, composé d'une partie en angle arrondi montée sur un axe et d'une sorte de minucule longue-vue.

  • C'est un sextant, lui expliqua Ivanhoé, apportant une réponse à son interrogation muette, mais un sextant un peu spécial.
  • Il te permettra de te repérer en mer, comme tous les sextants, mais celui-ci t'indiquera en plus la direction de chez nous, où que tu te trouves.
  • Ainsi tu pourras toujours revenir, compléta Messil, souriant jusqu'aux oreilles.

 Tomelia manipula l'objet dans tous les sens. Il faudrait quelqu'un pour lui apprendre à s'en servir, mais c'était une magnifique attention.

  • Merci, merci beaucoup, souffla-t-elle au comble de l'émotion.

 Le reste de la journée conserva ce délicieux goût de souvenir vivant. On chanta, on rit, on s'échangea quelques anecdotes anodines mais plus importantes que tout. La famille Rivepale au grand complet alla contempler les vaisseaux sur le port et manger une fricassée de vorres dans une taverne. Tomelia oubliait superbement ses responsabilités. A la nuit tombée, ils rentrèrent par les ruelles de la ville haute jusqu'à l'auberge où logeait la famille. Seul un derkan à la fourrure d'encre les attendait, assis sur le comptoir. Ivanhoé et Messil insistèrent pour la raccompagner à la maison avec ses béquilles. Une ombre courbée sur une canne l'attendait devant la maisonnette louée par Paola. En fronçant les sourcils, elle devança de quelques pas ses accompagnateurs.

  • Adam ? C'est vous ?
  • Vous avez grandi, répondit le vieux linguiste, s'adressant aux cadets Rivepale. Cela faisait longtemps.
  • Merci infiniment à vous, professeur, de nous avoir avertis et financé notre voyage, répondit Messil avec le plus grand respect.

 Les yeux de Tomelia brillèrent de larmes.

  • C'est vous qui les avez fait venir ? Oh, merci, merci professeur !

 Elle boitilla jusqu'à lui et enlaça le cou du professeur Logebis.

  • Allez, ouste, va donc te coucher, houspilla l'ancien marin d'une voix bourrue pour cacher son émotion.

 La jeune femme obéit après avoir embrassé sa soeur et son frère. L'Orchestre appareillait le lendemain. Jamais elle ne s'était sentie aussi heureuse.


 Quelqu'un tira brusquement la bâche de toile qui recouvrait Drige et Tiberio. La lancière ouvrit les yeux et papillonna des paupières à la lumière vive. Elle expédia un coup de coude à son camarade pour le réveiller et se dressa pour faire dépasser sa tête du fond du chariot.

  • On arrive, déclara le massif granetier qui avait accepté de les transporter jusqu'à Ujax.
  • Pas trop tôt, répliqua le jeune homme en s'étirant comme un derkan au matin.
  • Faudrait vous dépêcher, souffla le commerçant dans sa pipe, comme qui dirait que le bateau part aujourd'hui.
  • On sait.

 Drige respira à pleins poumons l'air frais et marin du matin sur les rives et regarda vers l'avant. Quelques oiseaux marins glissaient suspendus dans le ciel. Des nuages légers voilaient l'éclat du soleil à peine éveillé. La mer chantait sur tous les tons de bleu et de vert, parée de navires rutilants comme des bijoux. Le chariot avançait tranquillement vers la ville.

 Drige se rassit au fond et chercha ses bottes, n'hésitant pas à bousculer Tiberio au passage, qui restait allongé sur les sacs.

  • Hé, debout, tas de viande ! pesta Drige. Prends tes bagages !
  • Laisse-moi, harpie ! protesta le jeune homme en se cramponnant au manteau dont il était recouvert.

 Pour toute réponse, elle se contenta de lui lâcher sur la tête son ballot de vêtements avec un rire communicatif.

  • J'ai dit debout, sale gosse !

 Le chariot finit par s'arrêter au milieu des maisons. La rumeur de la mer et les éclats du port remplacèrent les chamailleries des deux jeunes combattants. Drige poussa un cri de joie presque enfantin et bondit hors du chariot.

  • On y est !

 Elle fit quelques pas sur le bord du quai, admirant le friselis des remous sur les coques et l'animation des marins qui bruissaient. Un chargement de poissons la frôla, elle se décala de quelques pas pour laisser passer un mousse qui courait à perdre haleine et fuit la collision avec un carrosse en retournant au chariot. Tiberio était enfin debout.

  • Merci beaucoup, Legan, lança Drige au forgeron, d'avoir accepté de nous conduire.

 Elle se pencha par-dessus la ridelle du chariot pour prendre son paquetage auquel sa lance fétiche était attachée, enveloppée dans un linge.

  • Adieu, les jeunes !
  • Adieu ! Bonne route à vous !
  • Vous en avez meilleur besoin que moi ! A la revoyure !

 Il fit claquer sa langue et partir les trandines qui tiraient son chargement. Il s'éloigna et Drige et Tiberio se retrouvèrent seuls, comme deux oisillons tombés du nid, au milieu d'une foule disparate et pressée.

  • Viens, allons voir le bateau ! s'exclama aussitôt Drige. On dirait des hangars, là-bas !

 Elle s'élança dans la direction dite, son balluchon tressautant sur son épaule. Tiberio sourit et prit la même direction, au pas. Les deux apprentis se mêlèrent aux voyageurs qui respiraient le sel et l'inconnu.

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