XII. L'infime poussée de l'envol
Le vent du large fouettait le port avec force et tous ceux qui s'y trouvaient. La foule curieuse occupait la majeure partie du quai. Cependant, près du hangar, une sorte de bulle s'était mytérieusement formée où seuls pénétraient les futurs voyageurs, comme si l'aura qui les nimbait par avance les écartait du commun des mortels.
Tomelia franchit sans la moindre hésitation cette barrière invisible. Un serviteur qui la suivait portait sa malle. Elle lui indiqua du bout de sa béquille où les poser et tourna sur elle-même. Paola et Adam auraient dû être là. Quelques autres voyageurs lui jetaient des regards curieux. Elle repéra Geoffroy Raven, un peu plus loin, en grande discussion avec deux autres combattants et une femme en tenue officielle. Soudain, une main se posa sur l'épaule de Tomelia. Elle se retourna avec peine sur ses béquilles. Deux inconnus l'avaient rejointe.
- Bonjour, je m'appelle Drige. Tu es l'interprète ?
Drige était une belle femme, grande et pleine de morgue, qui arborait une splendide crinière rousse et de curieux yeux dorés. Elle portait une robe fauve maintenue par des sangles de cuir et la pointe d'une lance ouvragée dépassait de derrière son épaule. A côté d'elle se tenait un colosse qui dévisageait Tomelia avec acuité et répondit à son interrogation muette.
- Je suis Ohas.
- Mon nom est Tomelia Rivepale, je suis bien l'interprète. Et vous ?
- Je fais partie de votre escorte armée, répondit Drige. Le général Raven m'a affectée à votre protection. Je suis votre garde du corps !
Tomelia haussa les sourcils.
- Je suis le secrétaire et majordome de l'ambassadrice Koeline, de Tumnos, lâcha Ohas.
- Koeline, c'est laquelle ? demanda Tomelia.
Ohas lui désigna une femme mince, affichant la cinquantaine. Elle discutait avec un jeune homme fringant portant moustache et l'insigne des messagers.
- Et lui, qui est-ce ? demanda-t-elle en repérant un homme d'environ vingt-cinq ans, sobrement vêtu d'un long manteau noir, mais dont le visage était d'une finesse à servir de modèle aux plus grands sculpteurs.
Drige y jeta un oeil.
- Bel homme, hein ? C'est Rhéodaste Aljebois, l'ambassadeur de Ranedamine.
Elle se figea, pratiquement au garde-à-vous, en voyant Raven s'approcher.
- Tomelia, notre chère interprète ! beugla-t-il. Venez, je dois vous présenter au capitaine !
Il l'entraîna en posant une lourde main dans son dos. La pauvre linguiste trottina sur ses béquilles pour le suivre, saluée d'un geste amical par Drige. Le général la traîna vers une femme fine, blonde avec des cheveux courts, un visage émacié et des yeux bleus très clairs. Ils se posèrent sur Tomelia avec une soudaineté froide qui faillit la faire reculer.
- Capitaine, voici notre interprète zrigi, Tomelia Rivepale. Et Tomelia, je te présente Mona Weifil, notre capitaine.
- Enchantée.
- Ravie de vous connaître, mademoiselle.
Le capitaine inclina la tête pour la saluer.
- Vos amis ne sont pas là ?
Raven parlait probablement de Paola et du professeur.
- Je ne les ai pas vus.
- Vous parliez avec la demoiselle Méléagant, tout à l'heure, reprit le général Raven. Je l'ai affectée à votre protection. Elle doit vous paraître un peu jeune, mais c'est une excellente petite, entraînée par un ami. Vous n'avez rien à craindre avec elle.
- Je n'en doute pas, balbutia la jeune femme.
Elle se tordit le cou pour apercevoir Adam et Paola. La compagnie de ces gens haut placés l'intimidait. Elle ne les vit toujours pas, mais repéra qu'un nouveau personnage avait rejoint Drige et Ohas, un jeune scarambois aux cheveux longs.
- On va pouvoir embarquer, déclara soudain le capitaine Weifil.
Geoffroy hocha simplement la tête. Tomelia marmonna quelque chose se s'éloigna pour rejoindre son garde du corps, Ohas et ses bagages.
- Alors vous êtes l'interprète ? lui dit le nouveau venu. Mon nom est Tiberio, je suis un ami de Drige. Et garde du corps aussi. Sans doute meilleur.
- Que tu dis !
- On va embarquer, annonça Tom.
Aussitôt tous saisirent leurs bagages respectifs. Tomelia hésita un instant. Son serviteur était reparti.
- Je vais t'aider.
Drige avait surgi à côté d'elle. Elle ne portait qu'un balluchon qui bruissait d'éclats métalliques.
- Merci...
La combattante sourit, saisit la malle comme si elle ne pesait rien et la traîna vers le hangar. Tomelia suivait, mais une voix la rappela.
- Tom !
Son coeur bondit de joie en reconnaissant la voix. Elle se retourna. Messil et Ivanhoé couraient vers elle, avec un immense sourire et des larmes aux yeux. Ils se serrèrent contre elle.
- Adieu, grande soeur, murmura Messil.
Les parents se joignirent à l'étreinte, formant une grosse boule d'amour sur les quais. Tomelia respirait sans se lasser le parfum de miel de Messil, celui d'herbe séchée de sa mère, l'odeur épicée d'Ivanhoé et celle de cuir et de bois de son père Victorin. Elle se remplissait les poumons de ces fragrances d'autrefois.
- Adieu, ma fille chérie.
- Au revir, maman. Je pourrais encore rentrer, tu sais.
L'espace d'un instant, l'envie de tout abandonner, là, maintenant, et de rentrer à Ruisseau-des-Vies devint insurmontable. Puis elle reflua aussitôt. Trop de devoirs, trop d'aventures à venir.
- Je suis fier de toi, ma fille, déclara Victorin avec sa voix râpeuse.
- Merci papa. Tu sais, tout ce que je suis, je le suis un peu grâce à toi.
Elle se serra contre lui.
- Je porterai le flambeau des Rivepale au-delà de la mer. Vous avez ma parole.
Elle se dégagea et courut presque pour abréger ces adieux trop douloureux. Drige s'était arrêtée à quelques pas ; le tableau l'avait visiblement émue.
- On peut monter ?
- Attends une seconde, s'il te plaît.
C'était Adam Logebis qui avançait avec sa canne et son sourire. Cette fois, Tomelia ne pleura pas, ni ne sourit. Elle se tint très droite et digne.
- Adieu, professeur. Ce sera la dernière fois que je vous appelerai ainsi. Je ne suis plus élève, mais vous resterez mon maître. Merci infiniment.
- Merci à toi, Tomelia. Tu es l'enfant que je n'ai jamais eu, la fierté de mes vieux jours. Que les Lunes t'accompagnent.
- Que les Lunes vous accompagnent, monsieur Logebis.
Elle fit demi-tour, prête à monter à bord.
L'interprète contemplait les quais depuis le bastingage. Elle avait pu y poser ses béquilles et s'y appuyer, ce qui la soulageait. Elle devinait parmi les silhouettes sa famille et Adam. Paola était montée; la phyane avait fort à faire. Tom faisait de grands signes quand Drige la rejoignit, avec un immsne sourire. La traductrice saluait sa famille et elle avait raison. Drige n'avait personne a qui dire adieu. Taïmis n'était pas venu et Tiberio embarquait avec elle. Elle n'avait aucune famille à terre. Elle resta donc accoudée à la rambarde.
- Ta famille n'est pas venue ? demanda Tomelia.
- Je suis orpheline.
Mais elle se mit néanmoins à saluer la foule dans son ensemble. Après tout, elle pouvait bien dire au revoir à son pays, à la Longarde toute entière.
Soudain, dans un grondement de tonnerre, le navire s'ébranla. Une immense clameur s'éleva de la foule pendant que la coque arrondie glissait doucement sur ses rails vers l'eau étincelante, de plus en plus vite à cause de son poids. Enfin, dans une immense "splash" et une gerbe d'eau, l'Orchestre creva la surface des flots. Les gabiers grimpés dans la mâture déployèrent au vent les voiles frappées de la fleur de lorna et le drapeau de la Longarde ondoyait. Les premiers grincements de la coque s'élevaient. Tom aperçut le capitaine Weifil postée sur la dunette, derrière la barre, avec le plus grand sourire que ses lèvres fines semblaient capables de produire.
Les deux autres navires, la Symphonie et l'Aventure, commençaient à leur tour à quitter leurs hangars respectifs. Dans le même éclat d'eaux et de soleil, ils rejoignirent la surface du port. Les trois équipages hurlèrent dans un bel ensemble leur soif d'aventure. Tomelia s'y joignit avec enthousiasme. Elle aurait pu pourtant se désoler et, de fait, une certaine tristesse nuançait de gris la toile de fond de son esprit. Après tout, elle quittait à cet instant sa famille, son vieux professeur, son pays, ses amis et tout ce qu'elle connaissait. Mais l'exaltation occupait la premier plan. Comment être triste alors qu'elle atteignait l'objectif de quatorze ans de recherche, que toute son existence prenait sens maintenant, que sur ce bateau se trouvait sa juste place ? Un sourire serein illuminait son visage.
Le vent se leva et soudain tomba sur le port un silence quasi religieux. Face aux mauvaises conditions naturelles, la cité d'Ujax et Paola avaient fait appel à une équipe de mages. Ils se chargeaient donc de la brise qui naissait. Les voiles se gonflèrent comme des poumons géants et Tomelia sentit son coeur se serrer d'émotion lorsque l'Orchestre bougea imperceptiblement. Cette poussée que donnent les pattes de l'oiseau à l'envol, que donnent les jambes d'un ordimpe qui part au galop, qui relève un bébé qui apprend à marcher, résonnait à présent sous elle et dans son âme. Cette infime poussée de l'envol, qui arrache les explorateurs à leur quotidien et les envoie jusqu'aux confins du monde, emportait le navire en avant dans un élan irrésistible. Douce, lente, mais inéluctable et surtout irréversible.
Les trois navires quittèrent le port d'Ujax, toutes voiles dehors, sous un tonnerre d'applaudissements. Le vrai vent, un beau jalizan qui venait de se lever, prit le relais des mages et les entraîna vers la haute mer.
Tomelia allait quitter le bastingage arrière pour regarder l'avant quand Drige, qui la suivait, prit la parole.
- Au fait, je t'ai entendue tout à l'heure. Rivepale, c'est...
- Tu penses à Alvise Rivepale.
Evidemment, une militaire. On avait dû lui citer le cas d'école du traître Rivepale. Drige hocha la tête.
- C'était mon frère.
- Mes condoléances. Je suis désolée.
La lancière paraissait sincèrement compatissante. Tomelia sursauta, comme piquée par une épingle. Drige était la première à penser d'abord au frère qu'elle avait perdu avant le traître infâme.
- Merci.
L'interprète triturait le bracelet doré. Si Drige le vit, elle ne fit aucun commentaire. Tomelia quitta la jeune femme à grands pas pour se poster à la proue. Drige rejoignit Tiberio, le général Raven et quelques autres combattants qui devisaient près du grand mât, mais de temps à autre, elle jetait un regard vers la silhouette qui se découpait sur l'horizon.
Annotations
Versions