XIII. Terre en vue, première partie

7 minutes de lecture
  • Mademoiselle Rivepale !

 Tomelia quitta la spectacle hypnotisant des vagues et se tourna vers Geoffroy Raven qui l'interpellait.

  • Vous avez rencontré Drige Méléagant, pas vrai ? C'est une lancière d'exception, entraînée par un ami. Je l'ai affectée à votre protection exclusive.

 Tomelia vit le garçon aux cheveux longs grimacer au "lancière d'exception".

  • Il paraît que vous êtes si précieuse qu'il vous faut un garde du corps personnel ! plaisanta Drige.
  • Exactement. Le reste de ma troupe protège l'ensemble de l'équipage, mais Drige ne doit jamais vous lâcher des yeux, surtout quand nous serons à terre. Mais même le navire pourrait abriter quelques forbans infiltrés. Méléagant dormira dans la même cabine que vous. Je vais lui faire installer une couchette.
  • Je serai discrète, mademoiselle, affirma la lancière en inclinant la tête.

 Cette annonce ne ravissait pas Tomelia, mais après tout, elle aurait pu tomber sur pire. Si on lui avait collé directement Raven... Elle retint un rire.

  • Je vois. Merci, général.

 Le combattant hocha la tête et se tourna vers le capitaine.

  • Dans combien de temps arriverons-nous à Scarambe ?
  • Environ quatre jours, général. Nous ferons escale à Ilo-narm. C'est la période d'essai des navires. Pour l'instant, il répond bien.

 Tomelia s'esquiva discrètement. Cette conversation ne la concernait plus et elle mourait surtout d'envie d'explorer un peu le bateau. Au-delà du premier mât et de la proue qu'elle connaissait, la large place du pont offrait de l'espace aux manoeuvres. Deux volées de marches latérales menaient à la poupe où se trouvait le gourvernail, manié par un marin large d'épaules. Derrière lui, une barrière de bois sculpté définissait la dernière limite avant l'horizon bleu et mouvant. On voyait la côte erdentine doucement s'éloigner, le Joyau cesser peu à peu de rutiler. Non loin de là, la Symphonie et l'Aventure se balançaient aussi sur la houle. Un petit mât prolongé d'une cordelette portait la plume censée porter chance à l'embarcation. L'interprète ne s'y attarda pas; elle redescendit aussitôt par l'autre passage. Les deux escaliers encadraient les portes de la dunette, donnant en premier lieu sur la cabine du capitaine Weifil.

 La jeune femme emprunta une écoutille et descendit dans les entrailles du vaisseau. Elle longea la cambuse, les dortoirs de l'équipage, jusqu'à la partie réservée à la délégation.

  • Tu comptes me balader encore longtemps comme ça ?

 L'interprète sursauta et se plaqua contre le mur. Drige la regardait, nonchalamment appuyée au chambranle d'une porte.

  • Tu m'as suivie ?
  • Je suis censée ne pas te quitter des yeux, tu te souviens ?
  • Mais je ne t'ai pas entendue...
  • Ca fait partie de l'entraînement, énonca Drige comme une évidence, en haussant les épaules, avec un sourire entendu et satisfait que Tom lui envia aussitôt. Et si tu cherches notre cabine, elle est par là.

 Son sourire se reflétait jusqu'au fond de ses yeux dorés. Tomelia détourna ostensiblement la tête, un peu vexée, mais suivit malgré tout la direction indiquée. A l'extrémité de la coursive, elle trouva en effet la cabine. C'était une petite pièce lambrissée de bois, étroite mais confortable et accueillante. Une banquette se dépliait à partir du mur et quelques étagères étaient suspendues au plafond, en même temps qu'une lanterne qui se balançait au rythme du roulis. Il y avait même un petit coffre sous la couchette et une sorte de console qui devait servir d'écritoire. Nulle part le jour n'était visible.

  • C'est pas mal ! s'exclama Drige en poussant un peu Tomelia pour entrer. Il ne reste plus qu'à m'installer une paillasse par terre. J'espère que tu ne ronfles pas.
  • Je... je ne sais pas, balbutia l'interprète, surprise par la question.
  • Compte sur moi pour te l'apprendre !

 La lancière rit et posa dans un coin son balluchon à tintements métalliques.

  • Ca ne t'embête pas trop de m'avoir comme garde du corps ?
  • Pourquoi ? Non, pas du tout. Que ce soit toi ou ton ami scarambois...
  • Tiberio.
  • Voilà. Ou le général Raven... Finalement, il vaut mieux que ce soit toi !

 Drige approuva d'un rire franc.

  • Tu perds pas le Nord, Rivepale.
  • Ne m'appelle pas comme ça, s'il te plaît. Je n'ai pas honte, mais je ne veux pas non plus le hurler sur les toits.
  • Comment dois-je t'appeler, alors ?

 L'interprète remarqua alors que la lancière s'était passée de son autorisation pour la tutoyer, et inversement. Cette désinvolture l'amusait. Elle tendit sa main.

  • Tom.

 Drige la regarda dans les yeux avec un grand sourire reconnaissant. Elle n'avait pas remarqué auparavant la nuance verte dans le regard de l'interprète.

  • Enchantée, Tom.

 Elle serra vigoureusement la main tendue.

 Tom s'habitua lentement à la navigation. Elle avait combattu la nausée le premier jour, perdu l'équilibre parfois et avait eu du mal à s'endormir. Mais peu à peu, on s'y faisait. La vertigineuse immensité de l'océan lui donnait le vertige, alors même que l'on voyait encore quelques pointes de montagnes à l'horizon. Scarambe n'allait pas tarder à apparaître à l'avant. Le capitaine Weifil était d'excellente humeur. L'Aventure, qui les suivait, avait eu un léger retard à cause d'un défaut du gouvernail, mais les charpentiers l'avaient promptement réparé. Le vent poussait agréablement la petite flotte et aucune mauvaise surprise ne s'annonçait encore.

 Drige prenait sa mission très au sérieux et collait aux pas de Tomelia sans faillir. Parfois cependant, elle faisait asseoir l'interprète sur un rouleau de corde sur le pont et s'entraînait un peu avec Tiberio et le reste de l'escorte armée, en particulier une Paditienne du nom d'Orfée qui maniait une hache aussi longue qu'elle avec autant d'aisance qu'un couteau à beurre. Tom observait ces joutes amicales avec toujours une légère angoisse, bien que Drige porte l'armure que contenait son baluchon.

 Le reste de la délégation diplomatique se promenait sur le pont et s'arrêtait pour les contempler, parfois même parier sur l'issue de la rencontre. Même le distingué Rhéodaste entra dans la danse, pariant sur Drige et remportant évidemment la victoire. Raven avait raison, même Tomelia qui ne connaissait rien au combat s'en apercevait ; la combattante aux cheveux de feu était très douée. Seul Tiberio lui opposait une véritable concurrence à la lance. L'interprète avait remarqué à quel point la rousse soignait son arme fétiche.

 C'était une magnifique "vougue" comme elle disait, une hampe longue de bois sombre et dense, armée d'une lame asymétrique en forme de feuille, délicatement gravée et ornée, sauf sur le fil qui restait pur et acéré. L'autre bout du manche portait une sorte de pommeau métallique et rond également, auquel des anneaux dorés incrustés dans le bois faisaient répondant. Lorsque la jeune femme avait posé la question, Drige avait affirmé que son arme se nommait "Yasilfad", qui signifiait "Coeur sauvage" en olaan. Ce nom congruait bien à la vougue ainsi qu'à sa propriétaire. Tom l'avait vue manquer d'embrocher un ambassadeur qui l'avait regardée de travers.

 Elle recroisait également Ohas et, à vrai dire, passait le plus clair de son temps avec lui. Sous sa carrure intimidante, le Paditien était surtout un poète et un secrétaire efficace, fort érudit. Tomelia n'hésitait pas à travailler ses discours et ses traductions de zrigi en sa compagnie, pendant que Drige s'ennuyait ferme et caressait sa chère lance dans un coin de la pièce.


 Au bout de quatre jours environ de ce régime, l'Orchestre arriva en vue de Scarambe et du port d'Ilo-narm. Le capitaine Weifil ordonna de hisser le drapeau longardien. Cependant, à mesure qu'ils approchaient, son expression s'assombrissait derrière la longue-vue.

  • Que se passe-t-il, capitaine ? s'enquit Drige.

 Les deux jeunes femmes étaient montées sur la dunette pour assister à l'amarrage.

  • Je ne vois aucun navire dans le port. Pas un seul.

 Tomelia sentit un frisson dans son dos, et pas à cause du ton glacé de Mona Weifil.

  • Faites voir ?

 La guerrière prit la longue-vue et observa soigneusement la ville. Pas un bateau de pêche à l'amarre, pas un voilier, pas même une barque. Les quais étaient déserts.

  • Vous avez raison. On dirait même qu'ils ont mis un barrage à l'entrée...

 Tom prit à son tour l'instrument.

  • C'est mauvais signe, marmonna la navigatrice. Très mauvais.

 Néanmoins l'Orchestre et les deux autres bâtiments approchaient toujours. Arrivant suffisamment près de l'entrée de la baie, Mona Weifil donna un coup de trompe pour avertir de leur arrivée. La réponse ne tarda pas. Le sémaphore posté sur l'extrémité de la presqu'île s'alluma.

  • Une alerte ?! s'étouffa à moitié Drige. A Ilo-narm ?
  • Donnez ! ordonna Mona en tendant la main devant Tomelia, qui s'empressa d'obéir.

 Le capitaine resta un moment concentrée sur le sémaphore.

  • Ovridanvi ! siffla-t-elle entre ses dents. Une quarantaine !

 Le juron fit rougir Tomelia ; il s'agissait d'une pratique sexuelle controversée venant du pays Lor. Drige, en revanche, réagit davantage au mot quarantaine en pâlissant d'un degré. Mais avant qu'elle ait pu poser sa question, le capitaine hurlait à pleins poumons à l'équipage :

  • Demi-tour, on stoppe tout ! Il y a des barrages ! S'il y a un seul accrochage, je vous pends pas les pieds sous la coque ! Exécution !

 Ses ordres se relayèrent, les gabiers escaladant à toute vitesse les haubans pour modifier l'orientation des voiles. L'Orchestre ralentit graduellement pendant que Weifil faisait valser la barre pour changer de cap.

  • On va devoir accoster ailleurs, maugréa-t-elle entre ses dents serrées.
  • Où ? s'inquiéta l'interprète.
  • On verra. Il y a toujours Verdance, le plus proche, mais je ne suis pas sûre qu'il soit assez profond pour l'Orchestre...

 Elle se mura dans un silence préoccupé.

  • Une quarantaine ? murmura Tom à sa garde du corps. Nous aurions dû être prévenus. Quelle genre de maladie peut infecter tout Ilo-narm ?
  • Aucune idée. Ce que je sais, c'est que nous n'avons pas de quoi aller bien loin, grimaça Drige, observant Weifil avec angoisse.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0