Partie 3
— Que ce nuage est dense ! Comment vais-je pouvoir le traverser ? Les éclairs sont menaçants, mais il me faut avancer coûte que coûte.
Pris par le sentiment d’une présence, je dirige mon regard vers la droite et y trouve le pic vert qui m’observe. Avec son plumage éclatant, il apporte une touche de couleur à cet espace autrement dénué de vie.
Mais comment cela se fait-il, j’étais seule il y a une seconde.
Le pic continue de me fixer mais ne dit rien. Je décide d’engager la conversation. Qui sait, peut-être qu’il va me répondre. Je n’ai plus rien à perdre.
— Ouh ! l’oiseau, tu me vois ? Dis-je timidement.
— Oui ! je te vois !
— Quel est ton nom ? Monsieur l’Oiseau ? Monsieur Pic ?
— Monsieur Pic fera l’affaire. J’aime beaucoup. Tu es la première à me nommer ainsi. Les gens me nomment généralement l’oiseau ! Est-ce que je peux moi aussi t’appeler par ton prénom ?
— Oui, bien sûr, je m’appelle Jobià. Comment suis-je arrivée ici ? Que se passe-t-il ? Et Naà, où est-il ? Je lui demande un peu hystérique.
— Doucement, je vais t’expliquer. Naà est de l’autre côté, mais tu ne peux pas encore le rejoindre. Si je te laisse traverser, il en va de ta vie et Naà ne veut pas te perdre. Il va te falloir comprendre avant tout.
— Que veux-tu dire ? Comprendre quoi ?
— Seul Naà pourra te faire passer, mais avant que je t’explique, il va falloir que tu sois très ouverte d’esprit, sinon Naà ne reviendra jamais dans sa vie terrestre.
— Mais que dis-tu ? Comment vais-je savoir si mon esprit sera assez ouvert pour comprendre ? Comment vais-je savoir si je suis sur le bon chemin ? Que je ne me trompe pas ?
— Calme-toi, je vais t’accompagner tout le long de ce chemin et te guider. Lorsque tu seras prête, Naà viendra te chercher. Par contre, à compter de ce jour-là, tu feras ce qu’il te dira, sans poser aucune question. Tu peux m’en poser autant que tu veux et je tâcherai de te répondre dans la mesure du possible. As-tu bien compris tout cela ?
C’est à ce moment-là que je sens une main sur mon épaule qui me réveille. J’aperçois, ahurie, Cordélià qui me secoue et me dit :
— Jobià réveille-toi. Tu as hurlé et effrayé tout le monde. Tu parlais dans ton sommeil et tu bougeais dans tous les sens. Tu vas bien ? Tu as fait un cauchemar ?
— Que m’arrive-t-il ? Répondis-je toute déboussolée. Je ne sais pas et en plus j’ai à nouveau mal au crâne. En prenant ma tête entre les mains et grimaçant de douleurs.
— Ça va ? On dirait que tu as vu un fantôme, me demande la docteure, inquiète.
Reprenant peu à peu mes esprits, je réponds à mon amie
— Ça va, merci, j’ai dû faire encore un mauvais rêve. Ne t’inquiète pas, ça m’arrive régulièrement. Je m’excuse de vous avoir effrayé.
— Non, ce n’est pas grave, tu nous a fait peur . Si tes maux de tête persistent, passe me voir dans mon bureau, que je te donne quelques comprimés pour te soulager.
— Merci, j’y penserai.
Ces derniers jours, mes rêves s’évanouissent sans laisser de trace. Pourtant, aujourd’hui, une certitude émerge : quelque chose d’extraordinaire s’est produit. Un pincement me rassure sur ma propre réalité tandis que mes joues brûlantes témoignent de l’intensité du moment. En me retournant, Naà repose toujours, inerte, dans son lit d’hôpital. Mais au plus profond de moi, je sens que tout a changé. Une auréole lumineuse entoure son corps, visible à mes yeux seulement.
Non, je n’ai pas rêvé !
Rien n’est plus pareil, désormais, car l’oiseau me regarde d’un autre œil.
Je suis euphorique, car c’est la première fois que je me rappelle de quelque chose. Je sens le regard perçant de Monsieur Pic dans mon dos et pour confirmer ce qu’il vient de se passer, je l’entends me parler dans ma tête :
— Non tu n’as pas rêvé. Respire ! À très bientôt.
Une chaleur bienveillante envahit mon être, inondant mon cœur d’un bonheur débordant. Portée par cette sensation, je flotte sur un nuage d’euphorie. L’origine de ce miracle m’échappe encore, mais l’essentiel réside dans son effet. D’un hochement de tête, j’assure Mr Pic que chaque souvenir est préservé en moi.
L’envie de partager ma joie avec le monde est irrésistible, mais je dois me retenir. Je prolonge volontairement mes visites au chevet de Naà pour ne pas susciter de doutes. La journée s’est étirée, inhabituellement longue pour moi. Il m’aurait été impensable de souhaiter partir, de laisser mon enfant derrière. Pourtant, je sais qu’en rentrant, je le retrouverai dans un autre espace. Et si d’aventure je partageais mon expérience, qui pourrait croire à une telle merveille ?
Ce soir, je ne désire qu’une chose : m’endormir pour retrouver Naà.
— Monsieur Pic, es-tu là ? Pas de réponse.
— Naà, es-tu là ? Pas de réponse, non plus.
Je pénètre dans un endroit qui n’a pas de forme définie, ni de caractéristiques distinctives. Cet endroit est tellement plat que je ne peux ni le décrire avec précision, ni le reconnaître facilement. C’est un endroit qui peut être le résultat d’une illusion ou d’un rêve, mais comme je suis dans un rêve, cela ne me terrifie pas tant que ça. C’est juste le produit de mon imagination. C’est ni beau, ni effrayant, plutôt mystérieux ! Je sais que cet endroit n’existe pas vraiment et qu’il existe dans mon esprit. Malgré ces sensations, je m’enfonce plus profondément dans l’inconnu, mais je suis obligée de marcher lentement, car mes jambes luttent contre une masse informe qui m’empêche d’avancer. Cette formation compacte que je ne saurais pas définir, me freine et je commence à désespérer de retrouver mon ange. Le temps n’existe pas, mais dans mon impatience, cela me paraît une éternité.
— Pourquoi suis-je là ? Où sont-ils ?
Le paysage est sombre. Il n’y a aucune luminosité et pourtant je vois comme en plein jour. Je ne ressens aucune odeur ni chaleur et même le froid n’existe pas. Je n’entends plus les battements de mon cœur. Il n’y a aucune vie dans ce monde. Une grande tristesse s’empare de moi et me laisse désemparée. Comment Naà peut-il vivre ici, tout semble exempt de vie et d’amour. Depuis combien de temps est-il coincé ici ?
J’avance toujours difficilement, mais pas de Naà, ni de Monsieur Pic.
Et si je les appelais, est-ce qu’ils m’entendraient ?
Pleine de désespoir, je me décide à retourner en arrière et lorsque j’essaie de me revenir sur mes pas, un léger bruissement se fait entendre dans mon dos. Un conglomérat indistinct s’approche de moi, enveloppe mon corps et m’empêche de me retourner en me poussant en avant avec une force que je ne peux pas dominer. Mes pieds ne touchent plus ce qui m’apparaissait un instant plus tôt, être le sol ; J’ai l’impression de glisser et de ne plus contrôler quoique ce soit. J’ai envie de hurler, mais aucun son ne sort de ma bouche. Je vais mourir, j’ai peur de ne plus revoir Naà. À mon grand désespoir, sentant que je perds pied, j’entends enfin des mots doux et réconfortants :
— Jobià, calme-toi, tu es en sécurité et Naà t’attend. Ça fait un moment que je t’appelle. Que faisais-tu ?
Complètement hystérique, je lui hurle dessus.
— Comment ça, ce que je faisais ? Mais je vous cherchais tous les deux et personne ne me répondait. C’est quoi cette masse étouffante qui m’a empêché d’avancer.
— Je ne comprends pas de quoi tu parles. Je te voyais faire des gestes incompréhensibles, et j’ai compris que tu ne me voyais pas. Ton cœur battait énormément, j’ai eu beaucoup de peine à t’apaiser.
— Mais que s’est-il passé alors ?
— Je ne sais pas, mais j’essaierai de savoir. Pour l’instant, tu es là et nous allons avancer pas à pas.
— Que dois-je faire ?
— Suis-moi, tu verras par toi-même. Tu vas apercevoir lentement ce qu’il va se passer. Ne sois pas triste et passe au-dessus de tout ce que tu vas découvrir, car tout ça n’a plus d’importance ? Seul le résultat final est décisif !
J’emboîte le pas de Monsieur Pic pendant un certain moment, mais je ne saurai définir la durée, car la notion du temps n’a pas l’air d’exister dans ce monde. Tout est sombre et dénué de sensibilité. Il n’y a aucune végétation, ni fleurs, ni odeurs. Le sol est plat, sans structure et je ne pourrai même pas définir la couleur, car il n’y en a pas non plus. Aucun de mes sens n’est mis en valeur car il y a une absence totale de son ou de senteur. Même l’air est lourd et stagnant, empêchant toute vie de s’exprimer. Il ne fait ni chaud, ni froid, c’est ni beau, ni laid. C’est un vide sidéral, une parenthèse non essentielle que je définis comme une porte qui m’amène vers un autre territoire. À chaque étape, j’entends les encouragements de Monsieur Pic :
— Je suis satisfait Jobià, c’est ce que j’attendais de vous. Je n’ai même pas eu besoin de dire quoique se soit. Naà m’a bien dit que vous étiez une personne extraordinaire et j’en ai la preuve en cet instant. Vous avez compris que tout autour n’a aucune importance. Le but dernier est que Naà se rapproche de nous. Ça y est, je l’entends : Il me parle en ce moment.
— Pourquoi cet environnement est dénué de vie ?
— Rien ne doit nous divertir. Ce monde parallèle est une parenthèse pour le passage dans l’autre monde. Allons le retrouver !
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