Prologue : Partie 1 : (1)
L’oiseau martèle de son bec puissant la fenêtre à une cadence régulière, créant ainsi une musique étrange qui résonne dans toute la chambrée. Il tape au carreau plusieurs fois par jour, mais personne ne sait encore pourquoi. Ça fait déjà six mois qu’il est là. En fait, il n’a pas quitté sa place depuis que Naà gît sur son lit d’hôpital.
— Pourquoi tu ne le fais pas taire une bonne fois pour toutes ? proteste l’homme irascible, tenant ses mains contre ses oreilles.
L’Homme s’approche de la fenêtre en faisant de grands gestes et en criant pour tenter d’effaroucher l’oiseau, puis traverse la chambre d’un pas pressé, d’un côté puis d’un autre. Plus il se déplace et plus il s’énerve. Ses lèvres sont contractées, ses yeux explosent de fureur et il commence à hausser le ton.
— Le faire taire ? Mais pourquoi ? Pourquoi ça te dérange tellement ? Tu vois bien que notre enfant communique avec lui.
— Arrête de dire n’importe quoi ! Regarde ! Regarde ce qu’est devenu notre fils.
Son visage est transfiguré de colère. Il s’approche de moi, puis d’un mouvement rapide, il attrape mon bras. Son visage est tout près du mien, je m’aperçois ses yeux injectés de sang et son haleine fétide. Il a encore bu ! Ça ne peut plus durer. Puis il finit par me lâcher tout en frottant mon bras douloureux, j’essaie encore une fois, mais ce sera la dernière !
— Non ! C’est toi qui refuses de voir la réalité en face ! Tu le vois bien ! Lorsque l’oiseau tape au carreau, notre fils pianote ses doigts sur les draps. Cela ne peut qu’être bon pour son réveil ! Tu n’y crois plus ?
— Non, je n’y crois plus ! Il ne se réveillera jamais. Toi et tous tes médecins, vous dites n’importe quoi. Ils ne savent rien, alors ils essaient de comprendre en fouillant dans son cerveau. Notre enfant n’est pas un cobaye. Et puis, qui me dit qu’il ouvrira les yeux, un jour. Et puis ça ! (En montrant l’enfant allongé sur le lit), ça ! Ce n’est pas mon fils. Je ne le reconnais plus. Je ne cautionne plus. J’en ai assez, je ne peux plus le supporter.
— Comment oses-tu parler de notre enfant ainsi ? je lui réponds les yeux pleins de larmes. Calme-toi et arrête de hurler, tu effraies tout le monde.
Tout autour de nous, les gens ont commencé à se regrouper en se demandant ce qu’il se passait. Puis théâtralement, il finit sa diatribe en annonçant devant l’assemblée :
— C’est bon, tu as gagné. Je m’en vais ! Ne m’appelle plus ! Adieu !
L’homme sort de la chambre, s’enfuit vers la sortie, alors que j’ai juste le temps de lui dire :
— C’est ça, tu as raison, fous le camp ! Je ne supporte plus ton implacabilité, ni ta cruauté. Tu n’as plus rien à faire ici et surtout ne revient pas, car tu n’existes plus pour « Nous » !
L’homme qui était à mes côtés, il y a encore quelques minutes, est âgé d’une trentaine d’années et en paraît dix de plus. Il a vieilli bien avant l’heure et ça ne va pas en s’arrangeant. Ses tempes grisonnantes, qui me ravissaient autrefois, deviennent de plus en plus blanches. J’adorais passer ma main dans ses cheveux pour remettre en place cette petite mèche rebelle, qui, tel un mât flottant aux quatre vents, était dressée sur le haut de son crâne. On riait à chaque fois, car la mèche reprenait son mauvais pli et c’en était devenu un jeu. Mais il y a bien longtemps que je ne m’en suis plus préoccupée. D’ailleurs, ça fait un long moment qu’on ne fait plus rien ensemble. Notre couple est mort depuis une éternité, mais je n’osais pas me l’avouer. Même sa barbe naissante ne me séduit plus, il a l’air négligé. Son regard autrefois ténébreux avec ces yeux de couleur ébène sont devenus froids et même sa bouche, que j’adorais embrasser auparavant, ne sourit plus. Seul un rictus nerveux fige ses lèvres.
Pendant de longues années et après plusieurs inséminations artificielles, j’ai eu beaucoup de mal à tomber enceinte. C’est pour cela que lorsque notre enfant est né, ce fut le plus beau jour de notre vie. Mais un malheur nous a touchés au plus profond de nous-mêmes, lorsque la maladie de Naà a été diagnostiquée. Il n’avait qu’un an. Mon mari s’est résigné au fur et à mesure du temps. Il a fini par baisser les bras et j’ai dû assumer toute seule sa maladie, car pour lui, l’état de santé de notre enfant n’était pas de son fait.
C’était ma faute à moi !
C’est pour cela que je n’ai pas été surprise lorsqu’il a enfin pris la décision de nous quitter tous les deux.
Aujourd’hui, je le remercie, car je n’en pouvais plus, c’était devenu invivable. Je voyais bien que lui aussi souffrait, mais nous sommes devenus des étrangers le jour où il a décidé que rien ne changerait. Je ne peux pas lui en vouloir.
C’est la vie ! C’est comme ça.
L’homme n’est plus jamais réapparu, mais mon enfant ne le sait pas.
Tant pis ! Ou tant mieux ! Ça dépend d’où l’on se trouve. En tout cas, c’est plus agréable pour moi, car l’atmosphère est enfin devenue respirable.
Lorsque chaque jour, je pénètre dans la chambre de mon fils, comme un rituel, j’attrape son dossier médical accroché au pied de son lit et je le feuillette négligemment, car je sais pertinemment que rien n’aura changé depuis la veille. Je n’entends presque plus le léger bip régulier qui provint de son moniteur cardiaque, relié à son bras par des électrodes. Pourtant ce matin, je constate qu’une perfusion lui injecte un liquide transparent. Il va falloir que je demande pourquoi et à quoi elle est destinée.
Au début de l’hospitalisation de Naà et sans tenir compte de l’arrivée immédiate de l’oiseau, les médecins ont automatiquement installé des machines qui s’avérèrent tellement bruyantes, qu’associées au « bip-bip » de toutes les chambres avoisinantes, l’oiseau effrayé avait fini par disparaître. C’est ainsi que plus aucune réaction de Naà ne s’était produite. Ayant pris conscience de leur erreur, les médecins ont rapidement vidé la pièce de ses machines sonores et ont installé un seul appareil silencieux comprenant uniquement des capteurs posés sur son crâne. Comme par miracle, tout est redevenu comme avant. L’oiseau s’est à nouveau posé sur le rebord de la seule fenêtre de cette chambre, qui laisse passer la lumière du jour, ainsi que les rayons du soleil quand il fait beau. Le reste du temps, la tristesse nous envahit lorsque le temps gris assombrit la pièce. Ça me provoque un sentiment de malaise. La pâleur des murs est lourde à supporter. Je dois changer tout ça et apporter un peu de gaieté dans cet environnement, pour ne pas devenir dingue. Même le mobilier est froid et impersonnel. L’assise du vieux fauteuil marron, seule note colorée de la chambre, posté sur le côté droit du lit de Naà, est tellement affaissée que mes reins se souviennent tous les jours de ces longues journées interminables.
Encore une nouvelle réclamation !
À force, ils vont me prendre en grippe, à toujours me plaindre. Mais comme je passe toutes mes journées ici, j’ai bien le droit d’avoir un minimum de confort, non ! Puis les repas, n’en parlons pas. Ce n’est pas de la grande gastronomie, non plus ! Mais ce n’est pas grave car je n’en éprouve aucun plaisir.
Ce matin, bien décidé à occuper mon temps libre, je me lance enfin dans la décoration de la chambre. Je recouvre les murs de multiples posters représentant d’étonnantes chutes d’eau, de luxuriantes forêts verdoyantes ainsi que d’étendues fabuleuses regorgeant de plantes et de fleurs multicolores. Des animaux paissent dans les champs. Les abeilles butinent et récoltent le nectar des Dieux. Plus loin encore, on découvre une biche qui allaite son faon. Même dans le ciel, on peut apercevoir de fabuleux oiseaux tournoyer avec leurs majestueuses ramures.
La nature est à son apogée !
Les murs maquillés ainsi, j’ai l’impression de me retrouver chez moi, lors des jours heureux. Par la suite, aidée d’infirmiers sympathiques, nous avons « tissé » au plafond, une toile représentant une fantastique Voie Lactée révélant une extraordinaire nébuleuse. Pour finir, j’ai apporté un superbe bouquet de roses qui donne une touche florale et parfumée à la pièce.
La chambre resplendit de beauté et de couleurs irisées. Une sensation de chaleur emplit mon cœur, les yeux fermés, je me sens enfin en communion avec cette nature, pourtant artificielle.
Maintenant que la chambre est plus agréable et plus accueillante et qu’une jolie couette apporte une nouvelle note colorée sur son lit, je ne vois plus son petit corps malingre, mais son beau visage auréolé d’une éblouissante chevelure auburn. Comme ça, je me dis que lorsqu’il se réveillera, il se sentira comme à la maison.
Ah oui, j’oubliai ! N’ayant pas pu faire changer mon vieux canapé marron, j’y ai posé dessus un joli plaid doux, moelleux et réconfortant.
Voilà, c’est parfait maintenant !
Comme moi, Naà a toujours été passionné par la nature et me disait du haut de ces cinq ans, qu’il voulait devenir un grand explorateur et découvrir le monde. Je l’ai toujours encouragé dans ce sens, même si son père disait qu’il perdait du temps avec ces foutaises.
Je me demande encore ce que j’ai pu lui trouver, celui-là ! Il avait bien changé ! Il était devenu triste, un vrai rabat joie, d’un ennui mortel.
La première fois que j’ai vu l’oiseau, j’ai essayé, moi aussi, de le faire partir en l’effrayant par des gestes et des cris.
Que faisait-il là ? Et pourquoi ?
Comme un défi, il m’a regardé et est resté planté là, sur le rebord de la fenêtre. Et c’est à ce moment-là qu’il a commencé à taper sur la face extérieure du carreau à l’aide de son bec.
Et depuis, cela n’a pas cessé.
Un jour, alors que j’avais laissé la fenêtre ouverte parce qu’il faisait chaud et ensoleillé, l’oiseau a profité pour entrer dans la chambre et reprendre son sempiternel tambourinement sur la face intérieure de la fenêtre. C’est ainsi que nous nous sommes rendu compte qu’il émettait ce qui ressemblerait à un message codé, qui paraissait tourner en boucle et que les scientifiques essaient depuis de déchiffrer sans succès. Dorénavant, comme nous laissons la fenêtre ouverte, l’oiseau entre et sort comme bon lui semble. Pour savoir de quelle espèce il fait partie, je fais quelques recherches et je découvre que c’est un pic noir*. Il est aisément reconnaissable par son ramage noir et blanc et cette calotte rouge vif qui s’étend de son front jusqu’à l’arrière de sa nuque. Le fameux article explique que le fait de taper est un comportement logique pour les pics et que leurs becs longs et droits sont parfaitement adaptés pour creuser l’écorce des arbres.
Pourtant celui-ci ne brise pas la vitre ! Et puis, il n’est pas comme les autres oiseaux !
Son comportement est bien étrange et fascinant. Je lève la tête de mon ordi et je scrute longuement ses agissements même si je n’y comprends rien. Comme tout le monde d’ailleurs !
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