Prologue : Partie 1 : (2)
Malgré une constitution fragile et un corps gracile, Naà se distingue par une finesse de traits, une bouche gourmande, des yeux d’un vert éclatant et une chevelure flamboyante.
Tout au long de ces années, nous avons tout fait pour que notre fils vive comme tous les autres enfants. Mais à notre grand désespoir, il a arrêté de grandir dès ses quatre ans et depuis, aucune de ses jambes n’a plus répondues.
La médecine a toujours été impuissante. Les docteurs ont déclaré que Naà souffrait d’une maladie orpheline, car aucune innovation médicale n’était arrivée à l’expliquer. Avec le temps, nous en avions déduit que c’est un terme générique que les médecins emploient quand ils n’ont pas ou plus de réponse. C’est tellement plus facile pour eux, et nous, la famille, il faut qu’on fasse avec. Nous devons vivre toute notre vie avec cette culpabilité qui nous ronge encore aujourd’hui.
Dans les rares moments où il marchait, il semblait être un pantin dont les fils avaient été coupés. Ses jambes menues vacillaient, entraînant des chutes fréquentes. Pourtant, tel un vaillant petit soldat, il trouvait toujours la force de se remettre debout. À chaque fois qu’il y parvenait seul, un éclat de triomphe illuminait son visage. C’était pour lui une conquête majeure, et nous partagions sa fierté .
Puis dès qu’il a atteint ses sept ans, c’est en fauteuil roulant qu’il a fini par se déplacer. Il ne s’est jamais plaint et son extrême intelligence a pallié son handicap.
Un an après, sous un ciel clair et ensoleillé aux alentours de 16 heures, la cour d’école bourdonnait de l’énergie des enfants s’adonnant au jeu de ballon pendant le cours de sport. Naà, installé dans son fauteuil, faisait circuler le ballon entre les équipes. Les enseignantes me confiaient que son rire pur et joyeux résonnait jusqu’aux confins de l’école. Il était comme un soleil pour tous, et l’affection que lui portaient ses camarades était sans limite.
Tout à coup, Naà s’est écroulé au beau milieu du terrain de sport devant ses petits compagnons de classe. Un silence de mort s’est installé alors que le ciel s’assombrissait. Une petite camarade est venue rapidement prévenir les maîtresses, en pleurs et en criant. Ce sont les sirènes des pompiers qui ont pris le relais de ses hurlements.
Malgré la malédiction qui pesait sur notre famille, les médecins ont constaté que seul son corps physique avait subi le plus de dommage. Heureusement, malgré l’attaque insidieuse, son cerveau a fait preuve de résilience et demeure en état de fonctionnement.
Quand il est arrivé aux urgences, son organisme s’était tellement dégradé, qu’on a crû ce jour-là, le perdre pour toujours. Dès lors, son état de santé stabilisé ne sert qu’à maintenir son cerveau intact.
Alité depuis, une machine permet à son système respiratoire et toutes ses fonctions vitales de se régénérer et de demeurer en activité. Il a autour de lui des médecins, kinés, ostéopathes qui s’occupent de maintenir sa santé physique. Pour le reste, son crâne déborde de capteurs en tout genre reliés à une machine, heureusement silencieuse.
Chaque jour, une batterie de spécialistes examine scrupuleusement les interactions entre lui et l’oiseau, sans comprendre encore comment elles se manifestent. Dès que l’oiseau tape au carreau, le cerveau de Naà s’anime. À défaut d’entendre quoi que ce soit, seules les lumières des machines clignotent et illuminent la chambre. Si ce n’est pas le fait qu’on soit dans un hôpital, j’en oublierai presque que nous y sommes, tant les murs décorés reprennent vie. Je profite de ces moments particuliers pour m’évader quelques instants, grâce à mon imagination débordante, je m’invente une belle histoire où mon enfant et moi-même sommes heureux de vivre au milieu de cette nature accueillante et pleine de sérénité.
— J’aimerais tellement savoir ce qu’il se passe dans sa tête ! Et tous ces rêves, que racontent-ils ?
Remarquable bâtisse du XIXe siècle, l’édifice est très moderne pour l’époque grâce à la prouesse technique d’un architecte qui avaient déjà fait bâtir des murs isolés à l’aide de bottes de paille. L’hôpital, cette seconde maison où je passe le plus clair de mon temps, se situe dans une magnifique vallée, reculée de toutes habitations qui pourraient nuire au bon fonctionnement des soins. Les hauts murs en crépis sont transpercés de fenêtres en bois peintes de couleurs chaudes comme les feuilles d’automne, ce qui donne à la demeure un sentiment de plénitude. Le toit de chaume à été refait il n’y a pas longtemps, car la paille est encore jaune blé. Pour entrer dans l’édifice, une magnifique porte de style en bois massif, ornée de sculptures et de clous en fer forgé avec un arc de cercle au-dessus, est encadrée par deux colonnes de pierre, surmontées de chapiteaux sculptés. La porte est fermée par une serrure à clé, dont le trou est caché par un heurtoir en forme de lion. La direction de l’hôpital aurait pu transformer cette fermeture avec des serrures modernes, mais comme la porte a un aspect solide et majestueux, témoignant du prestige et de l’histoire de la demeure, il était difficile de la dénaturer.
La porte donne accès sur un grand hall intérieur, inondé de lumière, grâce à un gigantesque vitrail. Comme les bras d’une pieuvre, les couloirs et autres cabinets médicaux se repartissent l’ensemble du rez-de-chaussée. Les chambres sont situées aux niveaux supérieurs de l’établissement. Chaque chambre individuelle manque d’attrait et seules les aspects pratiques sont prioritaires. L’importance est accordée aux soins plutôt qu’au confort.
Au sein de l’établissement, on s’occupe plus particulièrement de personnes dont les capacités sont extraordinaires. Et Naà ne fait pas exception. Ce qui le distingue des autres patients, c’est que son cerveau, doté de capacités intellectuelles remarquables, fonctionne aussi régulièrement qu’un cœur sain dans la poitrine d’une personne en parfaite santé. Naà est une énigme pour tous.
Reposant sur des draps d’un blanc pur, une touche de couleur égayant sa silhouette, il évoque un ange en sommeil. Son esprit, cependant, reste alerte, comme en témoignent les machines qui l’entourent. Il paraît naviguer dans un monde à part, et les psychologues s’efforcent de déchiffrer les profondeurs de son inconscient
Depuis quelques semaines, il respire de manière autonome, et il y a eu un moment où j’ai pensé qu’il allait finalement se réveiller. Mais c’était une fausse alerte et les docteurs m’ont répondu :
— Il ne se réveillera pas encore, mais nous avons constaté que son corps se régénère lentement. Et ça c’est primordial. Ne vous inquiétez pas, ça prendra du temps, mais nous gardons toujours espoir.
Alors je les ai crus !
Dans mon enfance, on m’a appris qu’il fallait toujours faire confiance en la science : mais cela ne m’empêche pas d’être pleine d’interrogations. Ce qui m’importe le plus c’est de savoir si mon enfant ne souffre pas.
Mais comment le savoir ?
La seule réponse que je peux recevoir serait celle de Cordélià, la doctoresse de Naà, avec qui j’ai tissé une belle amitié tout au long de ces mois passés ensemble.
Quand on entre dans ces endroits-là, la vie n’est plus la même pour chacun de nous. Une nouvelle famille s’impose à toi, surtout quand on sait que plus personne ne t’attend dehors. La maladie de Naà nous a éloigné de tous nos amis.
Je ne les blâme pas, la vie est ainsi faite.
Des personnes croisent ton chemin à des moments précis puis disparaissent pour être remplacé par d’autres. Même les amitiés de longues dates n’y résistent pas.
Cordélià est tout le contraire de moi. C’est une grande femme, bien charpentée. Parfois, elle me rappelle mon amie d’enfance Sonià.
Alors que je me faisais embêter régulièrement par une bande de trois garçons, parce que j’étais une petite fille modèle avec de jolies couettes et des taches de rousseurs, Sonia, dix ans également, avec son 1,50 m au garrot, avait pris ma défense et nous étions devenues de grandes amies, moi la petiote de 1,20 m.
Qu’est-elle devenue ?
Ce que j’ai compris, c’est qu’un jour, elle a disparu de ma vie, lorsque ses parents se sont séparés et que sa mère a ramené toute sa marmaille dans sa région d’origine.
Cordélià est brune avec des cheveux très courts. Sa compagne est une jeune femme fluette, un peu comme moi. C’est certainement pour cela, que nous avons sympathisé toutes les deux. Elle n’a pas d’enfant et consacre sa vie à ses patients. Chaque jour, elle me dit que son préféré est Naà, mais je présume qu’elle dit ça pour me faire plaisir, car elle doit le dire avec tous les parents. Mais je ne lui tiens pas rigueur.
— Cordélià, excuse-moi de te déranger ?
— Non, Jobià, tu ne me déranges jamais. Attends un instant que je finisse cet appel et je suis à toi.
Quelques secondes après, Cordélià m’annonce : Je t’écoute.
— Dis-moi, est-il conscient de ce qu’il passe ? Et puis, j’ai peur qu’il souffre ?
— Je vais être honnête avec toi, comme je l’ai toujours été. Concernant sa conscience, je n’en sais rien du tout. Naà est une énigme pour nous tous, mais en même temps il bouscule tellement la science qu’il nous met tous face à nos ignorances. À chacun sa théorie, mais à l’unanimité, mes confrères pensent tous comme moi. Nous en avons déduit qu’il est dans un « autre monde ». En psychologie, le cerveau de Naà n’arrive pas à traiter les informations sensorielles du monde extérieur. C’est pour cela qu’il ne t’entend pas quand tu lui parles. Cela le conduit à une grande sensibilité aux pensées et aux émotions qui se manifestent sous forme de rêves ou d’hallucinations. Ses pensées ne sont pas réelles dans le sens littéral du terme, mais elles peuvent être vécues de manière très intense et avoir un impact émotionnel important sur lui.
— Je ne comprends pas comment se manifeste alors cette interaction avec le pic, s’il est dans cet autre monde, comme tu dis…
— Il est possible que l’oiseau soit une des raisons qui maintient Naà dans cet état. Les animaux ont une perception différente des nôtres. C’est pour ça qu’on essaie de comprendre leurs échanges à l’aide du morse et plein d’autres outils mis à notre disposition, mais ce langage est inconnu pour nous. Certains scientifiques sont sur le coup, mais pour l’instant nous sommes dans le flou total. Ton enfant va à l’encontre de tout ce qui est rationnel. À quel niveau d’inconscient se trouve-t-il ? Nous n’en savons rien. Ce que je sais, c’est qu’il ne souffre pas. Regarde, son visage est paisible. Il sourit même, parfois. Il ressemble à un ange !
— Oui c’est vrai, il est beau quand il sourit. Je te remercie du temps que tu nous consacres et de bien prendre soin de lui. Je garde toujours l’espoir qu’il se réveille un jour.
— Nous l’espérons tous, car moi aussi j’aimerai bien savoir ce qu’il se passe dans la tête de ce petit bonhomme, répond-elle en souriant.
— Et en ce qui concerne son corps ? Penses-tu qu’il va résister encore ?
— Pour le moment, aucune fonction vitale n’a été endommagée même si son corps paraît fragile. Toutefois, il reprend des forces et tous nos praticiens sont à ses côtés, H 24. Il est très résistant ton petit homme, me dit-elle en me serrant dans ses bras. Tu peux être fière de lui.
— Je le suis, crois-moi. Merci d’être là ! lui répondis-je, les larmes aux yeux.
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