Chapitre 2 : Hiver, Ère Ancienne, An 444, Torbor

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Torbor pousse son premier cri, un soir d’hiver, en pleine nature, alors que le convoi où vit sa mère Lyà s’est arrêté pour la nuit. Les voyageurs marchent sur l’ancienne route de commerce au centre de la Contrée, au pied de la Montagne Écrasée. Venant d’une province lointaine, ils ont traversé la frontière et se dirigent vers Saburnià.

Après sa naissance, Lyà s’enfuit avec son nourrisson, pour les sauver des griffes de sa tortionnaire. Pourtant errant pendant des jours entiers, elle va se réfugier dans une maison close, où elle va se laisser mourir à petit feu. Pendant ce temps, le vigoureux enfant est allaité par plusieurs nourrices, alors que sa mère, famélique, n’a plus la capacité de le nourrir.

Torbor grandit sagement au milieu de ses femmes toutes plus pulpeuses les unes des autres. Ses « mamas », comme il aime les appeler, lui apportent tout l’amour dont il a besoin pour bien s’épanouir, mais en grandissant, l’enfant constate que la vie n’a rien de réjouissant pour ces pauvres femmes qui se prostituent pour subvenir à leurs besoins. Pourtant une cohésion entre les filles fait qu’elles se relient pour garder le garçonnet avec tous les autres enfants nés sans père. Il grandit au milieu de la débauche et assiste chaque jour à la violence perpétrée par des hommes mauvais. Les coups, les cris et les pleurs font partie de son quotidien. Il est battu régulièrement lorsqu’il essaie de s’interposer entre les brutes et les malheureuses, mais il est tellement jeune que toute tentative se finit par des coups et il met plusieurs jours à s’en remettre. En même temps, Torbor assiste impuissant à la déchéance de sa mère, toujours plus nostalgique de jour en jour. Elle paraît plus vieille que son âge et même si ces amies sont là pour l’aider, elle s’enfonce de plus en plus dans la morosité et Torbor souffre sans comprendre pourquoi elle est comme ça.

— M’man, tu sais que je t’aime, lui dit l’enfant en caressant le visage blafard de sa mère.

— Moi aussi je t’aime mon chéri…

— Pourquoi t’es si triste M’man ?

— T’es trop jeune, tu n’peux pas comprendre !

Malgré les années qui passent, Torbor ressent cette mort lente et pernicieuse qui appelle Lyà. Même si elle lui répète toujours la même chose, le jeune garçon désire connaître la vérité.

Un jour, se sentant vraiment déclinée, Lyà lui raconte enfin son histoire…

— Notre convoi comptait sept roulottes. Dedans y avait Darpà le brocanteur, les trois frères Bonà… de vrais « salopards » ces trois-là ! et y avait aussi leurs garces. Ensuite y avait Nogà la cantinière, le rémouleur Agridà, la vieille guérisseuse qui s’app’lait Gentià, une brave femme celle-là ! et puis la grosse mégère Gretzà. Dans la dernière carriole, c’était le garde-manger. Je dormais là, avec les dix chèvres. Nos roulottes étaient tirées par des « canassons » tous plus vieux et plus maigre, les uns des autres. Un jour, un des canassons est tombé, mort de fatigue. Il a plus voulu se relever. Ben tu sais, la vipère Gretzà l’a même pas achevé et l’a laissé sur le bas-côté en ricanant, heureuse de le donner aux charognards. Elle-même s’en était une, de charognarde. Par contre, sa charrette, à elle, c’est un gros bœuf qui l’tirait. Elle le gâtait comme son propre rejeton. Avec nous, Gretzà était très méchante. Son visage était mollasson avec des petits yeux de cochons et son nez était crochu. Elle ressemblait à une sorcière. Elle me faisait peur. Je la vois encore, alors qu’elle me hurlait dessus, avec ses lèvres molles, ses dents noires et sa « gueule » qui puaient la charogne ! Elle était tellement grosse et sale que son tablier immonde, qu’elle ne lavait jamais, me donnait envie de vomir. Elle vivait seule et personne ne voulait d’elle tellement elle était répugnante. On avait tous peur d’elle, car elle nous battait pour un oui ou pour un non. J’avais sept ans quand elle m’a trouvé et elle a vite calculé de ce que je pouvais lui rapporter en me prenant avec elle…

Lyà tousse, crache du sang, déglutit lentement et essaie tant bien que mal de retrouver un peu de force pour continuer. Torbor, à ses côtés, lui essuie tendrement la bouche et lui donne un peu d’eau. Ce qu’elle s’empresse d’avaler, tant sa gorge est sèche. Il l’écoute attentivement, des larmes dans les yeux. Il la regarde avec amour et lui caresse la main pour l’encourager à continuer.

… Tous les jours, Gretzà me traitait comme une esclave. Elle me frappait et me hurlait dessus, sans cesse dans mes oreilles : « ton morveux, faut qui crève » qu’elle me disait. Et elle me bousculait quand j’allais pas assez vite. Combien de fois, on est venu m’aider à me relever. Mes genoux s’en rappellent encore. J’en ai gardé des cicatrices… Pour moi, t’étais ma seule raison de vivre et ça m’a permis de tenir bon. Le seul moment où j’étais heureuse, c’était quand je m’occupais des animaux. Tu sais… Cela ne me dérangeait pas… Je les aimais et les bêtes me le rendaient bien. Le soir quand t’es né, dehors il faisait très froid. Heureusement que je dormais au milieu du troupeau de chèvres, comme ça Gentià, la vieille guérisseuse m’avait déjà préparé un lit de paille près de la roulotte. Elle est restée à côté de moi toute la nuit pour m’aider à te mettre au monde… Gretzà voulait que j’accouche plus vite. Elle espérait que tu meurs, oui !

Tu comprends, à ce moment-là, je ne lui rapportais rien et je lui faisais perdre des sous… Mais, mon chéri, je te sentais vivre dans mon ventre, je savais déjà que tu serais costaud et tu as tenu bon... Tu sais ? Quand j’étais petite, j’étais très joyeuse lorsque mes parents, qui étaient de simples commerçants, ont été assassinés par des vauriens. Quand ils ont été attaqués, j’étais partie ramasser des baies sauvages pour que maman me fasse une tarte pour le dessert, comme elle avait l’habitude de faire. Qu’est-ce qu’elle était bonne cette tarte avec sa pâte sablée…

(Lyà passe lentement sa langue sur ses lèvres craquelées).

… Les fruits se marient admirablement avec sa pâte. J’en garde un souvenir inoubliable. J’ai encore cette saveur dans ma bouche. Elle ne me quittera jamais. J’étais heureuse avec mes parents. Ils étaient très gentils avec moi. Mon père ne parlait pas, c’était un « taiseux » comme on disait chez nous, mais je savais qu’il m’aimait à la folie et moi, je l’adorais. Ma mère était plus souriante et elle s’occupait de vendre nos marchandises sur les marchés. J’aimais cette vie de bohème où je rencontrais d’autres enfants avec qui je jouais. Je disais que j’avais de la chance de parcourir le monde. Je faisais des envieux et je passais des soirées à raconter les merveilles du Monde et de la Terre. Lorsque j’ai entendu des cris, malgré mes petites jambes, j’ai couru le plus vite possible. Quand je suis arrivée, c’était trop tard. J’ai découvert mon père poignardé à la poitrine : il baignait dans son sang, raconte Lyà entre deux sanglots, et maman était au sol, à plat ventre. Sa jupe était retroussée et cachait son visage. Elle avait subi les pires outrages qu’on puisse faire à une femme et les monstres l’avaient égorgée par la suite. C’est la première fois que j’ai vu la Mort. Ça s’imprègne dans ta chair meurtrie jusqu’au dernier jour de ta vie. Je ne peux pas oublier ses images d’horreur… Elles hantent toutes mes nuits…

… Ils m’ont tout pris ! Tout ! en sanglotant. C’est ainsi que le convoi de Gretzà, qui passait par là, quelques heures plus tard, je m’en souviens pas trop, m’a découvert prostrée et m’a recueillie. C’est la dernière fois que j’ai connu le bonheur.

— Mais maman, s’il te plaît, dis-moi qui est mon père ?

— Je ne sais pas, mon chéri. Ils m’ont violée ce soir-là, alors qu’on s’était arrêté pour la nuit, à l’extérieur d’une ville à plusieurs lieux de Saburnià. Cette bande d’ivrognes ! Je n’avais que quatorze ans ! Je les hais pour ce qu’ils m’ont fait. Les hommes avaient passé la soirée dans une auberge dans les bas-fonds mal famés de la cité. Ils avaient bu « comme des trous » et au retour, ils s’étaient tous jetés sur moi comme des « morts de faim ». Je n’ai pas pu me défendre et personne n’est venu à mon secours, malgré mes hurlements. Ils m’ont violé, les uns après les autres, pendant des heures entières, jusqu’à l’Aube. J’ai subi des violences physiques. Ils m’ont réduite à un tas de viande. J’ai eu très mal et au bout d’un moment, j’ai perdu la notion du temps et j’ai même essayé d’oublier ce qu’ils me faisaient subir. Ensuite j’ai voulu mourir ! J’ai prié Dieu de me prendre avec lui, mais il n’a pas voulu de moi. On m’a retrouvé dans un bois tout près du campement, en sang et en larmes. Gretzà a eu un peu pitié de moi ce jour-là et a pris en charge ma grossesse, jusqu’à l’accouchement. Mais j’ai dû continuer à travailler pendant que mon ventre grossissait.

— Allez grosse feignasse… regard’moi ça… Elle s’est fait engrosser par n’importe qui… En plus elle est molle… Et ce gros ventre… Je vais te tuer… toi et ton bâtard si t’avance pas… hurle-t-elle.

— Laisse la petiote tranquille… lui demande la vieille accoucheuse… Peut pas aller plus vite…

— Toi… la vieille, ferme là ou tu finiras crever comme elle… encore plus agressive.

Quand elle criait comme ça, son visage porcin devenait rouge, comme si elle allait exploser en mille morceaux. Je l’espérais même. Puis elle s’arrêtait de crier pour reprendre son souffle. Ça durait une éternité. Le répit cessait alors qu’elle me bousculait de plus belle. J’étais traumatisée par ce que j’avais vécu et en plus, je vivais au milieu de mes violeurs tous les jours. Eux aussi, ils me menaçaient de me tuer si je disais quelque chose. Leurs « grognasses » ne valaient pas mieux qu’eux. Je suis sûre qu’elles étaient au courant. Je les ai tous haïs. Donc, j’ai rien dit. J’ai réussi quand même à mener cette grossesse à terme, avec dans la tête, l’espoir de partir un de ces jours. Et c’est comme ça que tu es venu au monde, mon chéri… Quelques jours après ta naissance, par une nuit sombre et glaciale, je me suis enfuie avec toi pour me retrouver ici dans ce bordel.

— Mais qui sont-ils ? Hurle l’enfant. Dis-moi où ils sont ?

— Je peux seulement te dire que ces monstres sont les trois salopards, que je te disais tout à l’heure et quatre scélérats qu’ils ont rencontrés ce soir-là. Ces quatre hommes, je ne les connaissais pas et je ne les avais jamais revus. »

La violence et la haine envers ses hommes monstrueux forgent son caractère, et lorsque sa maman lui a expliqué ce qui lui est arrivé, il lui promet de la venger.

Lyà meurt d’épuisement à l’âge de vingt-neuf ans en laissant un jeune adolescent de quinze ans, triste, orageux et vouant une haine féroce à la Terre entière. Jeté à la rue à la mort de sa mère par la dame « maquerelle », Torbor a dû se débrouiller tout seul, vivant de menus larcins et d’attaques de convois en tout genre. Il se fait une réputation dans le monde crapuleux et au fil des ans, il se constitue une équipe de brigands, écumant la Contrée entière en semant la terreur. Son charisme est tel, que tous les vauriens le suivent jusqu’à la mort.

Il est parti à la chasse, pourchassant pendant de longues années les vauriens qui ont violé sa mère, posant à chacun d’eux, l’unique question, à savoir :

— Qui sont les noms des autres vermines qui ont eu l’audace de faire du mal à ma mère adorée ? Les yeux sortant des orbites, un regard de glace et un rictus sur les lèvres, provoquant une terrible frayeur aux futurs condamnés.

Après de longues heures de supplices, les violeurs sont effacés un par un, de la surface de la terre, sans se retourner et sans remords.

De toute manière, personne ne les pleurera ! Et ça, c’est une certitude !

C’est à ce moment-là que Torbor prend goût au meurtre et au sang et plus rien (l’histoire le prouvera) ne l’arrêtera.

Aujourd’hui, grand par sa taille et grâce à une musculature phénoménale et un cou épais, Torbor impressionne et inspire le respect et la crainte de ses hommes. Son beau visage à la mâchoire carrée et marqué par des cicatrices, le fait paraître ténébreux. Avec son regard gris insondable, sa démarche légèrement boiteuse, due à une blessure qu’il a récoltée lors d’un combat, Torbor a le pouvoir de se faire obéir et d’obtenir de tous, tout ce qu’il désire. Les hommes sont uniquement là pour le servir et lui apporter le pouvoir et le peu de respect qu’il a pour les femmes, fait d’elles, de misérables créatures conçues pour son seul plaisir. Seule Lyà a ses faveurs, elle est la seule femme de sa vie et il chérira sa mère, toute sa vie.

Torbor est capable de garder éveillé son auditoire et de raconter son parcours pendant des heures et faire croire à tous qu’il est leur seule alternative.

Enfin, grâce à la potion d’éternité mise au point par Partàgon le Grand Sorcier renégat, Torbor peut se qualifier aux yeux de tous comme l’unique Maître du Monde.

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