21 | Curiosité malsaine
NOUVELLE : Mystère sur le quai de l’Yonne.
I. CURIOSITÉ MALSAINE.
Mercredi 22 janvier
Vers une heure du matin, Jeannette Le Gourmet saluait ses employées tout en leur remettant une enveloppe avec à l’intérieur un bulletin de salaire ainsi qu’une récompense mensuelle pour le bon travail fourni ces trente derniers jours. Quand tout le monde eut disparu dans les rues noires, Jeannette se mit en quête de rejoindre sa loge. Une dernière chose, un projet autant artistique que monétaire, l’attendait dans son atelier. Un ami d’un ami lui avait commandé un somptueux costume orné de pierres.
Jeannette retira ses croquenots. Ceux-ci étaient d’une laideur affreuse cependant leur utilité résidait en leur résistance et leur confort que Jeannette ne pouvait nier. Ces temps-ci, elle ne faisait plus de spectacle à cause d’un problème aux jambes. Le médecin lui avait conseillé de se ménager. D’ailleurs, Jeannette n’était plus toute jeune. Elle ne pouvait que enseigner l’art des cabarets à la nouvelle génération. Des chaussettes en moins, la voilà arpentant la moquette qui recouvrait le sol de la loge. Sur son visage, des traits tirés reflétaient sa fatigue. Jeannette se posa dans l’un des fauteuils et entreprit de se démaquiller. Elle enleva ensuite sa tenue de soirée pour se glisser dans des habits de jour, et par-dessus, Jeannette s’habilla d’une houppelande. Satisfaite, elle rejoignit en toute hâte son atelier se trouvant dans une pièce adjacente.
Quand Jeannette appuya sur l’interrupteur, son regard se posa immédiatement sur l’habit qu’elle confectionnait depuis quelques mois. Un cri d’horreur sortit de sa bouche. Il ne restait plus rien du pantalon, la chemise était en lambeaux et la veste du costume était recouverte d’une substance qu’elle saurait identifier. Puis, la lumière s’éteignit. Jeannette sursauta.
— Qui va là ? demanda-t-elle d’un ton tremblant dans la noirceur de la salle.
Pas de réponse. Jeannette se détourna de son chef-d'œuvre gâché se promettant de trouver le coupable dès le lendemain. Elle chercha à tâton l’emplacement de l’interrupteur. D’un coup, ses jambes rencontrèrent un obstacle. Son corps vacilla. Sa tête heurta un meuble. La lumière jaillit de nouveau.
— « Q… Qui v..va là ? », se moqua une voix que Jeannette reconnut instantanément. Ton cauchemar, ma chère.
Jeannette se redressa. Quand elle fut debout, elle se dirigea vers la porte. Les ténèbres revinrent. Elle se précipita vers la sortie à l’aveuglette en entendant un rire assourdissant. Jeannette trébucha à nouveau et s’étala comme une crêpe. Son crâne se fracassa à nouveau contre quelque chose. Son monde s’écroula.
Jeudi 23 janvier
BAR DU RENARD
DÉCOUVERTE SORDIDE AU CABARET
par Élodie Étoile, le 22 janvier
« Ce matin, aux alentours de sept heures dix, Monsieur Le Gourmet s’est rendu au Cabaret des Fées, route de la Charbonnière dans la commune sénonaise, pour y retrouver Madame, son épouse, la gérante de cet établissement de renommée nationale. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir le corps inerte de sa femme étendue dans sa loge. Le médecin légiste de la police confirme que c’est une mort naturelle. La victime s’est, semble-t-il, tapée la tête contre l’une des coiffeuses et a fait une mauvaise chute.
L'inspecteur Jacques Droit veut nous rassurer à la suite de ce nouveau cas étrange : s’il existe des similitudes avec les récents décès, il n’y a, cependant, aucun lien entre les victimes. »
Élodie, satisfaite de son article, s’était empressée de le montrer à sa patronne, Eugénie Lemoine, la gérante de la librairie La coulée située sur le quai de l’Yonne à Sens.
Eugénie haussa un sourcil en lisant la conclusion, qu’elle trouvait hâtive, de la police. C’était si l’on attribuait à peine une enquête approfondie à la nouvelle défunte. Cette position renforcerait les critiques déjà existantes puisque les sénonais n’avaient pas une bonne opinion de l’inspecteur depuis l’Affaire Grand Pont.
— « Une mauvaise chute » ? C’est un meurtre ! avança un homme chapeauté d’un fedora, debout dans un coin de la pièce.
— Voyons, cher ami, cela ne peut être une telle chose ! s’épouvanta la passementière, de passage, sur son jour de congé. Madame Lemoine, s’il vous plaît, je cherche « L’écorce » de George Wind.
Assise à son bureau, laissant le soin de gérer d’autres clients à sa fidèle assistante, Eugénie leva les yeux de son carnet. Dedans, elle y notait minutieusement toutes les ventes qu’elle réalisait, autant l’achat que la revente, afin de comptabiliser tout l’argent récolté. Élodie, son employée, lui disait qu’elle était restée dans le passé ; une base de données était plus fiable.
— Quelle édition, Madame Filouge ?
— Édition… Les Grands Bouquins. La version limitée, s’il vous plaît.
Eugénie se leva. Elle se faufila entre les rayons jusqu’à la réserve. Un code à six chiffres, la voilà qui se frayait un chemin entre les piles vertigineuses de livres que ni Élodie ni elle n’avaient encore eu le temps de ranger sur les étagères de la librairie. Au bout, il y avait une porte qui menait à une pièce adjacente. Un nouveau mot de passe à six chiffres ; elle pénétrait la salle qui contenait tous les ouvrages coûteux.
Quelques minutes plus tard, Eugénie revint vers sa cliente avec le livre en main. Elles passèrent immédiatement à la caisse.
— Merci infiniment, passez une agréable journée, madame, salua la passementière après avoir réglé la somme due.
— Ignorante rombière, souffla l’homme au fedora, agacé.
— S’il vous plaît, utilisez un vocabulaire approprié, déclara Eugénie en lançant un regard perçant à son client. Sinon, dehors.
— Pardonnez-moi, madame, s’excusa aussitôt celui-ci.
Il s’éloigna sans un mot. Eugénie le regarda partir vers la section « société ». Quelque chose lui disait qu’elle risquait de ne pas le revoir.
Antoine Curios, livreur de journaux, demeura au sein de la librairie. Il épluchait divers ouvrages portant sur le crime de manière générale. Par moment, il notait de précieuse information dans un carnet qu’il dédiait à la technicité des termes employés dans les enquêtes, les livres retraçant les crimes perpétrés dans le passé et dans les articles de bonne presse.
Il s’intéressait beaucoup à l’Affaire des Chutes. Une série de morts déroutantes qui sévissait à Sens depuis le nouvel an. Antoine notait minutieusement chacun des cas dans un carnet :
« Premier janvier : décès de Monsieur Eric Martin, un facteur à la retraite. Arrêt cardiaque, selon sa fille unique. Trouvé dans la zone commerçante sud de la ville près de Confluence. »
Une nuit arrosée, une foule compacte, une mauvaise chute. Voilà les premiers éléments de l’enquête. En tombant, Monsieur Martin s’était cogné la tête, semblait-il, et s’était écroulé. Son cœur avait lâché, selon le médecin légiste.
« Huit janvier : Madame Eléonore Leroi, banquière de trente-sept ans. Cadavre retrouvé Rue de la Ballastière. Asphyxié par un tronc. »
Est-ce qu’il pouvait qualifier ce cas de « chute » ? La police n’avait pas cherché à savoir ce qu’il se passait. Comment est-ce qu’un tronc s’était retrouvé à cet endroit-là ? Avait-il été déplacé ? Était-ce une mise en scène ?
« Quinze janvier : Madame Ghislaine Passons découverte par une troupe d’artistes, anciennement vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter dans le centre ville. Corps étalé, Grande Rue. Piquée par une abeille. »
La cause lui faisait penser à un livre qu’il avait lu quelques années auparavant. Hors, Antoine ne s’en rappelait plus, à son plus grand chagrin.
« Vingt-deux janvier : Monsieur Gautier Guillemay, retraité, ancien professeur de mathématiques. Place du Samedi, connu sous la Place du Héros maintenant, cadavre retrouvé. Conclusion : seringue. Substance inconnue, selon le médecin légiste. »
Il n’y avait rien de concret. Pourtant, Antoine avait le sentiment que tous ces décès étaient liés d’une certaine manière.
« Vingt-neuf janvier : mort de Jeannette Le Gourmet, gérante du Cabaret Terre étoilée, Rue de la Charbonnière. Mauvaise chute. Projet secret massacré. Un ennemi ? »
Ce cas-là offrait une nouvelle dimension. Il ressemblait au premier. Monsieur Le Gourmet avait affirmé que sa femme travaillait depuis de nombreux mois sur une pièce commandée par un acheteur dont Le Gourmet gardait l’anonymat. Aucune des employées n’avait la permission de se rendre dans l’atelier où Madame avait été retrouvée. Toutes témoignaient une ambiance chaleureuse, d’une généreuse patronne et de soirées inoubliables.
— Entre chaque date, il y a sept jours d’écart, remarqua Antoine, s’adossant à une étagère. Est-ce là un signe ? Et si… ? Je dois parler à l’inspecteur !
Antoine s’en alla en trombe.
Eugénie rangea des documents dans une pochette qu’elle mit dans l’un des tiroirs sous son bureau. Elle nettoya la surface du meuble, donna une attention particulière aux objets qui n’étaient pas à leur place, puis elle se leva. Son regard se dirigea vers l’endroit où l’homme au fedora avait passé deux bonnes heures sans trouver son bonheur. Elle y retrouva des affaires abandonnées au pied d’une étagère.
— Patronne ? appela Élodie. On vous demande au téléphone.
— Est-ce important ? s’enquit cette dernière.
— Plutôt.
Eugénie se dirigea vers l’escalier avec les objets en main. Elle remercia son employée avant de filer dans son appartement au deuxième étage. Élodie logeait au premier depuis trois mois ayant finalement quitté la misérable mansarde, Rue Alsace Lorraine, qu’elle avait occupée l’année passée. Elle décrocha le téléphone, une fois installée dans son fauteuil, les jambes allongées sur une table basse.
— Merci pour votre aide la dernière fois. N’oubliez pas votre linge, comme la dernière fois.
Son interlocuteur raccrocha. Eugénie soupira, marmonnant des paroles peu flatteuses à l’égard de son correspondant. Elle posa le téléphone sur le présentoir à sa droite. Elle profita d’une dizaine de minutes appréciant le silence de son appartement. Puis, songeant à son assistante qui faisait tourner la boutique, Eugénie descendit.
Vendredi 24 janvier
Antoine sirotait lentement son café. Il s’occupait l’esprit en feuilletant le journal à la recherche de potentiels nouveaux indices. La veille, il avait tenté de téléphoner à l’inspecteur afin de s’entretenir avec lui, cependant celui-ci, au travers de son personnel, lui avait fait comprendre qu’il ne souhaitait pas discuter. Un coup d’œil vers l’horloge mural lui indiqua l’heure appropriée pour se laver. Il fila à la douche et quelques minutes plus tard se revêtit élégamment. Il s’habilla chaudement, enfila ses chaussures et sortit de son appartement. Il croisa sa voisine de palier qui revenait du local poubelle.
— Bonjour, dit-elle, pieds nus. Faites moins de bruit, s’il vous plaît.
Antoine demeura muet. Il acquiesça seulement. Il attendit que la femme entre dans son appartement pour verrouiller sa porte. Sa voisine n’était pas quelqu’un qu’il appréciait fréquenter, d’une part son comportement rejetait toute forme possible de socialisation et d’autre part, elle accusait toujours, si elle venait à croiser quelqu’un, de méfaits. Comme beaucoup de personnes dans l’immeuble, il avait appris à l’ignorer. Toutefois, cela ne voulait pas dire qu’elle ne lui provoque pas de malaise.
Antoine descendit les escaliers, longea un couloir jusqu’à l’entrée et passa la porte goûtant enfin à l’air matinal. La rue déserte lui offrait un sentiment de liberté. Il parcourut le trottoir jusqu’aux promenades où sa voiture se trouvait garée en marche arrière. Sa première destination était l’ancienne demeure de Eric Martin, actuellement inhabitée. Il allait enfreindre quelques lois, il en était sûr, mais le livreur de journaux ne s’était jamais fait attrapé auparavant. Il jouait avec le feu, comme le disaient plusieurs de ses collègues.
Rue de la Ballastière, voilà là où le défunt avait vécu pendant une quarantaine d'années. La maison d’une taille conséquente faisait face à l’entrée du parc. Il se gara dans le parking de celui-ci. Antoine prit quelques photos des lieux. Il longea le trottoir jusqu’à un passage piéton où il attendit quelques minutes afin de pouvoir passer. Son regard contempla la barrière murale d’une laideur sans nom, le portail rouillé à demi-ouvert ainsi que les plantes mortes qui décoraient l’allée. Antoine jeta un coup d’œil à droite et à gauche avant d’entrer d’une manière qui se voulait naturelle. À pas feutré, il fit le tour de la propriété. Il ne vit personne.
La vie à l’intérieur de la maison demeurait figée dans le temps. Antoine ne s’attarda pas longtemps sur la cuisine ou le salon préférant se rendre à l’étage. Les pièces défilèrent dans un dédale de couloirs. Une chambre parentale au goût de l’époque de ses grands-parents, des mansardes poussiéreuses, une bibliothèque plongée dans l’obscurité, des babioles en tout genre sur des étagères et des meubles, des ampoules grillées, des salles fermées, des escaliers exiguës.. et enfin, le sésame se présenta. Le défunt possédait un bureau.
À part des ouvrages anciens dont il pourrait obtenir une belle somme s’il les vendait, Antoine ne vit rien qui pourrait lui donner des indices. Il s’installa dans le fauteuil et contempla le paysage qui s’étendait derrière la vitre.
Au même moment
Élodie ouvrait la boutique à huit heures du lundi au vendredi. Eugénie fermait à dix-huit heures trente. Le mardi, elles recevaient une livraison. Le jeudi, elles s’occupaient des tendances actuelles. Une fois sur deux, le vendredi et le mercredi, Eugénie partait en vadrouille pour dénicher de nouveaux ouvrages. Élodie vérifia l’heure deux fois avant de s’occuper des affaires les plus pressantes. Il n’y aurait pas grand monde à cette heure-là, cependant c’était un moment propice aux dernières préparations pour la journée.
La porte de la boutique s'ouvrit sur Jacques Droit. L’homme lui adressa un sourire froid tout en lui demandant une audience.
— Qu’est-ce qui vous amène ici, Inspecteur ? questionna-t-elle, notant le souffle gorgé d’alcool qui empoisonnait l’air. Je ne peux pas prendre le temps de parler avec vous ; je tiens seule la boutique.
Jacques Droit se pencha. Il prononça d’une manière sinistre les mots suivants :
— Élodie Étoile. Journaliste à temps partiel au Bar du renard et au Champ des cigales et des fourmis. Libraire à La coulée. Aucune famille en ville. Club de musique tous les jeudi soirs. Je souhaite que vous cessiez immédiatement tout commentaire sur moi !
Élodie resta de marbre. L’ivrogne semblait assez calme malgré son ton coléreux. Il fallait mieux tenter la diplomatie plutôt que de menacer son interlocuteur.
— Monsieur, il serait préférable que vous rentriez chez vous. Je ne sais pas de quoi vous m’accusez…
— Taisez-vous ! Je ne suis pas idiot ! Je sais que vous êtes Laura Lune !
Élodie recula jusqu’à établir une bonne distance de sécurité. Elle se pinça le nez. L’odeur devenait un brin plus puissante quand l’homme ouvrait la bouche. L’inspecteur avait passé une mauvaise soirée, semble-t-il. Les cheveux en pagaille, les habits tâchés et couverts de cendre, l’alcool, rien n’allait. Élodie regrettait de l’avoir écouté. Il aurait fallu qu’elle prenne son téléphone et contacte un ami.
— Je ne suis pas née de la dernière pluie. C’est à cause de vous que…
L’homme sortit de son manteau une coupure de journal qu’il balança à Élodie comme preuve de ce qu’il avançait. Soudain, la porte de la boutique s’ouvrit.
— Jacques, cher ami, vous voilà ! Ne vous sauvez pas ainsi. Qui sait ce qu’il vous aurait pu arriver ! Qu’est-ce… Vous empestez, mon ami. Les sup’ ne vont pas aimer.
Charles LeBandit. Élodie le reconnut comme étant un ami proche de sa patronne. Le Serpent du Commissariat de Sens. Charles saisit les épaules de Jacques Droit et le traina en dehors de la boutique comme s’il n’était qu’un enfant. L’inspecteur tenta de se défaire de la poigne du colosse, en vain. Il vociféra des insultes et accusations à l’encontre de la libraire. Charles revint, ayant remis son collègue dans les bras de deux agents avec l’instruction d’envoyer l’ivrogne à l’hôpital, afin de s’entretenir avec Élodie.
— Eugénie n’est pas là ? s’enquit-il en fouillant ses poches à la recherche d’un carnet.
— En vadrouille comme chaque vendredi et mercredi. Que cherchez-vous, monsieur ?
— Tutoyez-moi. L’ami de mon amie est mon amie. Appelez-moi Charles, également.
— Très bien. Faites de… Je t’invite à faire de même, acquiesça Élodie, invitant l’autre à s’installer à une table près de la caisse.
— Jacques Droit est dans le collimateur des sup’. Ce n’est qu’une question de temps. Il sera réformé le 5 février.
— C’est à cause de l’Affaire Grand Pont, n’est-ce pas ?
Charles hocha la tête. Il posa sur la table son carnet format A3 et le feuilleta brièvement avant de le tendre à Élodie. Elle l’accepta sans un mot et le rangea dans sa veste.
— Que voulait-il ? questionna Charles revenant à ce qu’il s’était passé avant son arrivée.
— Il doit devenir fou. Il pense que je suis Laura Lune.
Charles esquissa un sourire.
— À La coulée, auriez-vous la collection complète de Claude Izner ?
Retour au business, songea Élodie avec plaisir en se levant. Sans un mot pour son interlocuteur, elle mena jusqu’au rayon où toutes les œuvres de Claude Izner, un pseudonyme partagé par deux sœurs.
CHAMP DES CIGALES ET DES FOURMIS
LA DÉCHÉANCE D’UN HOMME
par Laura Lune, le 22 octobre.
« L’Affaire Grand Pont est un fiasco dont les autorités de la commune ne veulent pas parler. Jacques Droit, actuel inspecteur principal, est sujet à diverses accusations liées au trafic de drogue, d’humains et de violences sur autrui. Plusieurs témoins ont affirmé que [...] À l’heure actuelle, Monsieur Droit est toujours en poste. Les habitants de l’agglomération sénonaise ont appelé à manifester ce jeudi afin de destituer l’homme de ses fonctions. Par ailleurs, beaucoup ne comprennent pas qu’une enquête ne soit pas ouverte pour [...] »
Dans un tiroir bien enfoui sous des centaines de documents se trouvait un carnet. Antoine caressa sa couverture, un sourire fleurissant sur ses lèvres. Il le posa sur le bureau et entreprit de le feuilleter. Là-dedans, il en était sûr, de délicieuses informations s’y tenaient.
31 novembre. Commande oubliée à La Coulée. Rendez-vous au café de la cathédrale avec Éléonore L. Curieux échange. Se méfier de Charles LeBandit. Affaire Grand Pont : Jacques Droit cherche à se racheter auprès de la population. Sortie du bouquin « Grand Pont : les zones d’ombre de Mipha Fleuve. »
10 décembre. Achat chez La Coulée. Rendez-vous au café avec Éléonore L. Troublantes informations. Rencontre avec Ghislaine P. et Gandalf L. Rendez-vous avec Jacques Droit. Inquiétudes.
12 décembre. Vacances.
28 décembre. Retour chez soi. Message de Jacques Droit. Inquiétudes sur un possible lien entre deux journalistes. Rendez-vous annulé ; Droit sous emprise de l’alcool. Est-il devenu fou depuis l’Affaire Ange D. ?
31 décembre. Ma fille est venue me rendre visite. Surprise.
Antoine cligna des yeux. Son esprit mélangeait les informations retenues, les décortiquait, les martelait sans vraiment qu’il ne sache de quoi cela en retourner. Il demeura une heure entière à digérer ce qu’il venait de lire.
La première victime connaissait la seconde et peut-être la troisième s’il se fiait juste aux prénoms. Cela pourrait être une coïncidence mais il n’y croyait pas une seule seconde. Mipha Fleuve, il connaissait ce nom, d’abord parce qu’il avait déjà lu certains de ses livres et d’autre part parce que Mipha F. revenait constamment dans ses recherches. Elle ne signait jamais rien et restait entièrement anonyme. Et pourquoi cette série de meurtres serait liée à l’Affaire Grand Pont ? Antoine regrettait de n’avoir pas pris le temps de s’y intéresser.
Une porte claqua. Le son résonna dans toute la maison. Antoine sursauta, il ferma le journal à la hâte. Il le glissa dans une poche dans son manteau. En entendant un mouvement dans les escaliers, l’homme disparut dans une autre pièce pour se dissimuler dans une armoire.
— Mon père avait toute une collection de livres. Je compte bien rénover toute la maison ; elle tombe en ruine. Il ne s’en occupait plus.
Antoine devint livide. C’était la seule héritière du défunt.
— Un ami, Charles LeBandit, m’a parlé de sa collection.
Eugénie Lemoine, s’étonna-t-il. La libraire de La Coulée connaissait le mystérieux personnage dont le défunt faisait référence. Antoine fronça les sourcils.
— Vous ne devriez pas laisser les portes ouvertes. Qui sait qui pourrait entrer, déclara Lemoine. Pour combien, vendriez-vous tous les livres en votre possession ?
Il se désintéressa de la conversation lorsque les deux femmes commencèrent à parler business. Il sortit sans un bruit de l’armoire. À pas de loups, il se dirigea vers l’escalier. Il descendit sans faire le moindre son possible. Il se hâta dehors et se précipita presque en courant vers sa voiture.
Antoine ne vit jamais le regard qui demeura sur lui jusqu’à ce qu’il eut rejoint le confort de son auto.
Mardi 28 janvier
Il y avait des dizaines de photos accrochées au mur, reliées par des ficelles et des articles de journaux. Antoine empilait de courtes nouvelles de Mipha Fleuve sur un coin de sa table, celle-ci était sous l’emprise d’une centaine de documents, de tasses avec des traces de café asséchées, une assiette à moitié pleine et une bouteille dont le liquide ressemblait à de la pisse. En tee-shirt, sans pantalon, il arpentait les textes et notait frénétiquement.
La justice n’importait pas. Lui, ce qu’il voulait, c’était le sentiment puissant d’avoir la réponse, de ne pas être un mouton comme le reste de la population. Il se fichait si personne ne savait qu’une série de meurtres avait lieu. Antoine n’avait qu’une envie : avoir l’ascendant sur ses auteurs. L’obsession pour le crime avait toujours manifesté en lui l’envie inéluctable d’asservir autrui d'une manière déroutante et inimaginable.
Combien de fois avait-il résolu des affaires dans la seule optique d’obtenir de l’argent sur les informations qu’il détenait ? Son travail en tant que livreur de journaux existait pour garder les apparences. Les assassinats qui se succédaient à Sens, néanmoins, étaient d’un tout autre défi. Ce n’était pas le genre d'affaires que Antoine avait habitude de côtoyer.
Des heures à écumer internet pour retrouver toutes les informations possibles sur les noms qu’il avait en sa possession pour ne treuver que des brides. Eugénie Lemoine apparaissait seulement sur la page de son site La Coulée, quant à sa collègue, ce n’était guère mieux.
— Charles LeBandit… Qui est-il ? Pourquoi est-il lié à tous ces décès ? Pourquoi connait-il Lemoine et Étoile ? Le Lion… Quel surnom débile, maugréa-t-il.
— Parce que nous sommes meilleurs que toi.
Son sang se glaça à l’entente de ses mots. Un intru, pensa-t-il, livide. Antoine ne s’y était pas attendu que quelqu’un pénètre son appartement sans qu’il ne le sache. Peut-être qu'il n'était pas aussi paranoïaque qu’il le croyait. Il vérifiait l’état de ses fenêtres, les pièces et la porte dès qu’il sortait et revenait. Il testait la clenche : il verrouillait et déverrouillait jusqu’à obtenir satisfaction. Il demeurait distant par rapport à ses voisins, n’empruntait jamais la même route et faisait ses courses dans dix grandes surfaces.
Il ne vit personne autour de lui. Pas un chat dans toutes les cachettes qu’il connaissait. Antoine appela l’intru une bonne dizaine de fois sans recevoir d’acceptables raisons. Il n’entendait qu’un rire.
— P’tit Curios… C’est meugnon comme nom, ricana la voix. Toi et moi allons nous amuser ces prochains jours.
Antoine s’aperçut qu’aucune des fenêtres n’était ouverte. Il ne se souvenait pas s’il avait aérer ou non son appartement. La clef était dans la serrure. Aucun signe d’effraction. Un micro, peut-être ? Un frisson le parcourut. Jamais il n’avait ressenti ça auparavant. Peut-être si, à ses débuts, quand il apprenait à entrer chez les gens sans bruit. Il alluma chacune des lumières. Mué d’une puissante volonté de vérifier l’entièreté des lieux, il retourna tout sur son passage.
Mercredi 29 janvier
« Tiens nous au courant. »
Andréas Martin se mordit les lèvres, une fois qu’elle eut raccroché. L’estomac noué, la gorge sèche, les larmes aux yeux, la jeune femme se demandait brièvement si elle avait bien fait. Depuis qu’elle avait aperçu Monsieur Curios s’enfuyant de l’ancienne demeure de son père, une graine avait germé : afin de couvrir ses arrières dans son enquête des Dragons Tricolores, elle avait piégé Curios. La réputation de ce dernier tournait à travers le Réseau : connu comme étant un citoyen malsain comme le Baron d’Italie l’appelait, il balançait les auteurs de divers faits divers contre de l’argent de manière anonyme. Elle avait rencontré cet homme par hasard. Il l’avait aidé une fois contre une somme coquette, certes, mais un arrangement y était né. Cela la dérangeait un peu d’avoir jeter Curios dans la gueule du loup.
— Andréas, où en es-tu avec la propriétaire de La Coulée ? interrogea son cousin, avachi sur le canapé de son bureau.
— Nous avons un rendez-vous le 5 février pour la mise en vente des livres. Diego, que trouves-tu sur le « criminel au brassard », Mipha Fleuve ou encore « la fausse étoile » ?
— Rien. Il va falloir que je contacte un ami. Je sais que tu ne veux pas une autre personne au courant de nos projets mais cela n’avance pas.
Diego se redressa et s’installa correctement sur le canapé. Il soutint le regard perçant d’Andréas avant de continuer sur un ton doux :
— Sinon tu demandes une faveur au Serpent.
— Si d’ici le 5 février tu ne trouves rien, je le contacterai, décida Andréas, contemplant le visage de l’homme en face d’elle.
Les traits tirés de son visage tantôt par les années et tantôt par l’inquiétude annonçaient une mauvaise nouvelle. Toutefois, Andréas préférait ne pas savoir. Tout ce qui l’importait à ce moment-là, c’était de faire tomber Le Pilier du Lynx. D’une source sûre, elle savait qu’il se trouvait quelque part dans l’agglomération sénonaise.
Dimanche 2 février
Charles observait sa victime d’un air nonchalant. Celle-ci, les pieds et poings liés à une chaise, à peine vêtue d’un tee-shirt, le visage rouge marqué par des hématomes, peinait à respirer. Son regard dériva vers la seringue soigneusement posée sur une assiette à côté d’une fiole presque vide. Il lui en restait encore une demi-douzaine dans son sac. Sa main glissa dans sa poche. Il sortit une cigarette et l’alluma aussitôt. Une bouffée, une échappée… L’homme se pencha, posa l’objet de son addiction sur la peau d’Antoine Curios. Celui-ci cria au travers du tissu enroulé autour de son crâne.
— Écoute moi, petite merde. Je sais que tu n’as pas mis les pieds dans cette merde tout seul. Je vais extirper les informations de toi comme on extrait du jus de pomme. Crois-moi, je n’hésiterai pas à te faire souffrir si tu ne réponds pas.
Curios secoua la tête.
— Si tu veux commencer dès maintenant, qui suis-je pour refuser ? se moqua Charles en prenant un scalpel.
Un cri mourut étouffé quand lame plongea dans la jambe droite du prisonnier. Charles continua son œuvre comme se délectant des gémissements de sa victime jusqu’à ce qu’il ne décide de poser sa première question.
Jeudi 6 février
AU BAR DU RENARD
DÉCÈS DE JACQUES DROIT DANS LA NUIT DU 4 AU 5 FÉVRIER
par Élodie Étoile, le 5 février.
« La nouvelle est tombée aux alentours de midi ; l'estimé et critiqué Monsieur Jacques Droit a été retrouvé mort dans sa baignoire. [...] L’enquêteur chargé de cette affaire nous livre une première piste ; le défunt inspecteur se serait donné la mort suite à la nouvelle dévastatrice qu’il a reçu peu avant son décès. [...] »
Eugénie posa le journal sur son bureau. Elle sortit un agenda de la veste de son manteau, l’ouvrit à la page 5 et entreprit de marquer quelques mots avant de le refermer.
5 février 2025 — Décès de JD, projet « 7 toiles ».
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