22 | Palette d'hiver
La palette d’hiver entonne aux premières lueurs sa journée ; un ballet grisâtre dont parfois les lumières d’ailleurs percent la noirceur des nuages. L’affolement froid siffle mille délices, chuchote mille supplices et hurle dans le tintamarre quotidien de la société. Il se lève, fier et majestueux, brandit son épée, immodéré, et ses cris furieux glacent. Le ciel pleure ; ses sanglots résonnent oubliés, heurtent la froidure des parapluies, capuches et métaux, et trempent les tessons des âmes passantes.
Un crieur annonce de terribles événements que les gens écoutent à peine, usés par la violence quotidienne, par la présence permanente de guerres, par l’immensité d’un monde en perdition. Ils se concentrent seulement sur le travail comme s’ils ne peuvent penser à autre chose. La noirceur les enveloppe, les étouffe et les assassine. Les médias continuent de s’enflammer, et les célébrités donnent leur avis, tandis que les gens, eux, s’enfoncent dans un sommeil agité. Ils s’accrochent à leurs aimés, coulent dans le désastre de la société, se noient à la veille d’une journée extraordinaire.
Extraordinaire, est-ce le mot exact ? Il est teinté par le sang, par la haine et par la souffrance. Il résonne dans chacune des fractions dirigées par les croyances vieillottes, les « c’était mieux avant » et les principes moraux adjects. Le pouvoir rend fou. Il plonge le monde dans un bain rubiconde. Il sème la mort, très peu l’harmonie, comme si celle-ci était une peste que personne ne veut attraper. Le pouvoir submerge quiconque, et il ressort toujours vainqueur.
Le crieur continue de hurler. Le teint aussi hâve qu’un cadavre, les mains tremblantes, le corps secoué, une teinte de dégoût se perçoit dans sa voix. Il n’abandonne pas, il poursuit son œuvre et maudit les autres. Ne voient-ils pas ? se demande-t-il avec agacement. Les fosses communes seront creusées, ou peut-être que la Terre décidera qu’ils ont assez fait. La planète gronde : tempêtes à répétitions traversant de part et d’autre les pays, d’importantes inondations, le braillement des volcans désormais tous actifs comme si au final, la troisième guerre mondiale sera l’hécatombe de toute une espèce. Le crieur se tait enfin, pâle, ayant les larmes aux yeux. Comme pour confirmer ses pensées, des éclairs jaillissent du ciel noir et s’attaquent au bitume, aux toits et aux arbres. Mouvement de panique. Parapluies abandonnés. Des pas précipités vers des abris. Le fracas des flammes.
Quelque chose vocifère.. Le vent furieux perce un temps le chaos. Il siffle. Il anéantit en quelques secondes toutes les fenêtres. Une déferlante explosion a eu lieu. Des lampadaires s’écrasent, des voitures se fracassent, et la ville succombe au chaos. Le pays suit aussitôt. Une bombe nucléaire a dévasté Paris. Réactions immédiates. Décisions rapides. Premiers canons.
Il brûle. Il chante. Il pleure. Le monde s’aligne complètement sur la voie de la destruction. Et tel un effet papillon, la Terre choisit. Voilà l’hécatombe. Chevaleresse de l’Apocalypse brandissant l’épée de Damoclès. La modernité n’est plus que cendre. La société n’est plus rien. L’humanité ne doit que se focaliser sur sa propre survie.
Extraordinaire, n’est-ce pas ?
La palette d’hiver demeure longuement. Des années. Elle plonge quiconque ayant survécu dans un comas glacial. Un cercueil d’espoir, comme ces survivants l’appelleront plus tard. Quand elle meurt, le printemps, fort et majestueux, vient. Il faut encore du temps avant que le sommeil indolore se rompt, que l’humain retrouve une nature familière et étrangère à la fois.
L’hécatombe inévitable est derrière l’humanité.
Pourtant, la palette d’hiver n’est jamais loin.
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