25 | Esperanza
— Luisa ? s’étonna Juan.
— Je ne reste pas, Juan. Tiens, ton cadeau d’anniversaire.
Luisa déposa une boîte soigneusement emballée dans du papier journal dans les mains de son petit-ami. Elle s’éloigna rapidement sans un mot. Perplexe, Juan l’observa jusqu’à qu’elle disparaisse de son champ de vision. Il se demanda si quelque chose était arrivé ou s’il avait fait quelque chose de mal. Luisa lui avait paru froide sur le moment. Peut-être qu’il imaginait les choses. Il se détourna du couloir monotone préférant se réfugier dans la chaleur de son appartement.
Juan contemplait le jeu que sa petite-amie lui avait offert. Il avait entendu des rumeurs sordides à son sujet, des critiques divergentes des unes et des autres, toutefois, ce qui l’intéressait, c’était l’expérience que Esperanza mettait à disposition. Le cadeau était un jeu en vogue ces temps-ci. Esperanza, c’était l’unique jeu de réalité augmentée qu’il voulait depuis sa sortie. Cela se jouait à deux sauf que personne ne voulait l’accompagner.
Il alluma la console et inséra la carte. Il lui fallut aménager son salon pour faire en sorte qu’il y ait assez de place. Il enfila ensuite un casque VR de nouvelle génération. Il n’y avait plus besoin de manettes comme dans ses premières versions. L’objet se liait, à l’aide de capteurs et divers organismes, au cerveau. Cela procurait une expérience exceptionnelle. D’abord, il n’y avait qu’un écran noir puisque le jeu se téléchargeait petit à petit. Puis, son environnement se matérialisa : une immense prairie entourée de montagnes, de forêts, de lacs et diverses ruines.
| Esperanza vous souhaite la bienvenue.
Juan, c’est un plaisir de faire votre connaissance.
À Esperanza, vous découvrirez vos forces et vos limites.
Vous avancerez au travers de 99 niveaux dont la difficulté varie. Vous passerez un agréable moment. Vos données seront utilisées à des fins privés. N’abandonnez pas vos rêves. N’essuyez pas vos larmes. Votre cauchemar est sur le point de commencer. |
La voix, ni masculine ni féminine, dénuée de toute émotion comme les premières intelligences artificielles, le fit sursauter. Juan fut surpris de constater qu’il ne pouvait pas choisir de personnages ni même de pseudonyme. Un détail le titilla : de quelle cauchemar parlait-elle ? Il soupira. Peut-être qu’il avait accidentellement sélectionné le mode horreur comme c’était beaucoup le cas dans d’autres jeux de réalité augmentée.
Son regard se posa sur le paysage devant lui. Une chaîne de montagnes se dessinait au loin, derrière les murs d’une citadelle en ruine. Il eut une petite alarme. Un cadre rectangulaire apparut devant lui : il avait reçu une demande d’amie de la part de Luisa. Juan fronça les sourcils en acceptant. Il appuya sur le profil de la personne et s’aperçut avec stupeur qu’il s’agissait bien de sa copine. il remarqua immédiatement un message troublant.
Rends-toi au Mont Esperanza pour ton initiation.
Nous parlerons là-bas.
Elle te plait, cette seconde surprise ?
— Luisa.
Sa petite-amie lui avait assuré qu’elle n’aimait pas les jeux en réalité augmenté, préférant les légendes comme Minecraft ou encore Resident Evil. Il fit apparaître le menu. Cinq catégories s’affichèrent dans une langue inconnue. Juan maugréa de n’avoir pas changé la langue du jeu avant son lancement. Il chercha pendant une dizaine de minutes sans succès. Il se résolut à avancer à pied. Au bout d’une bonne heure à marcher sans vraiment savoir où aller, Juan vit apparaître un message devant lui :
| Souhaitez-vous téléporter au lieu de rendez-vous ? Cela vous coûtera seulement une pierre bleue. |
Aussi étonnant que cela puisse paraître, une monnaie avait été mise en place dans le jeu, à partir de pierres de différentes couleurs. Luisa avait apparemment mis une somme lors de l’achat d’Esperanza, réparties en 3 pierres bleues, 1 rouges et 2 jaunes. Juan décida d’utiliser une pierre bleue. Le moment où il balança le cailloux hors de son inventaire, il fut téléporté sur le Mont Esperanza. Son nouvel environnement, un village pittoresque, avait un effet étrange sur lui. La nausée le saisissait. Il avala son envie de vomir. Quelle sorte de diablerie était-ce ?
Un message de Luisa lui demandait s’il s’était perdu. Il répondit l’inverse et se mit en route vers l’emplacement de l’initiation. Il n’y avait aucun joueur ni même de personnages implantés par les développeurs. Il croisa un chien, un berger allemand, dont le regard le pétrifia sur place. Au bout de quelques minutes, Juan se détourna et s’enfonça dans une venelle. Il avait le sentiment que quelque chose n’allait pas. Il ne savait pas quoi mais il refusait de partir du jeu sitôt rentré dedans. Le temps, Juan nota, passait lentement. Pourtant, il avait l’impression que tout allait vite. Juan tourna à droite, puis à gauche, longea un quai et sortit à gauche, arrivant au pied d’un escalier descendant vers les ténèbres.
En bas, une porte se trouvait. Il y avait un animal familier juste devant. Son sang se glaça quand il croisa le regard féroce du berger allemand. D’une certaine manière, Juan savait que c’était le même chien.
| Cela vous mène à l’initiation où vous attend votre petite-amie, Luisa. Comment allez-vous passer cette porte ? Forcer le passage ? Serez-vous malin ? Ou alors, si vous n’y arrivez pas, vous pourrez sacrifier quelque chose. Prenez votre temps, Juan, mais n’oubliez pas que la nuit n’est jamais loin. L’exploration de nuit est découragée. |
Juan ignora le message. Il ouvrit le menu, farfouilla pendant quelques minutes puis désactiva les fonctionnalités. Il descendit les escaliers assez rapidement. Le chien se mit à grogner à son approche.
— Hé, je veux juste passer, souffla Juan en s’agenouillant devant l’animal.
« J… ! Piège… Do….? »
Il cligna des yeux. Il se redressa et contempla son environnement. Il ne vit personne autour de lui. Pourtant, Juan jurait d’avoir entendu quelque chose. Il tourna la tête vers la porte. Il nota immédiatement l’absence de la bête. Content, il testa la clenche pour savoir si c’était ouvert ou fermé, l’actionna et passa le seuil. L’intérieur était plongée dans l’obscurité. Un nouvel message de sa petite-amie apparut devant lui :
Désolé, tu as pris trop de temps. Il a fallu que je passe la dernière étape.
Ne blesse surtout pas le loup-garou que tu verras.
Prends garde aux Immobiles.
N’oublie pas d’inscrire ton nom sur le livre d’or ou il t’en coûtera.
Tes yeux sont inutiles dans le noir. Écoute bien et tu vaincras.
Avec amour.
—Luisa.
Résigné à ne rien voir, Juan commença sa descente dans les ténèbres. La porte se referma d’un coup sec derrière. Il prêta attention aux bruits qu’il entendait. Des grattements, des grincements, des chutes. Des chuchotements, des pleurs, des couinements. Des paroles incompréhensibles. Le corps pétrifié par un froid polaire, il avançait à tâtons. Il sentait des mains le toucher. Le visage. Les cheveux. Les fesses. Le torse. Il butait contre des amas de pierre, des parpaings abandonnés, des murs à demi-détruits. Sur sa route, il collectionnait des objets. Des boîtes d'outils. Un pied-de-biche. Une dague. Un bouclier. Au fur à mesure, Juan avait les épaules endolories.
Finalement, Juan arriva devant une nouvelle porte. Il l’ouvrit sans mal. La lumière l’aveugla. Et surgit dans ce marbre scintillant, l’ombre d’une bête. Il reconnut le loup-garou dont parlait Luisa. Juan dégaina la dague, se recula légèrement et s'élança sur la créature. La lame se planta dans le flanc. Un rugissement retentit. Un tremblement de terre s'en suivit. Juan perdit pied.
Lorsqu’il se réveilla, Juan eut la nette impression qu’il avait fait une connerie. Il se trouvait au point de départ, dans cette prairie, loin de la chaîne de montagnes qui semblait le moquer. Juan n’avait rien perdu, cependant, le sentiment de vide ne faisait que s’accentuer. Il pivota sur lui-même afin d’aller dans une nouvelle direction. Ses yeux s’écarquillèrent. Au loin, un immense portail se dressait sur de majestueux remparts. En contrebas, une ville se dessinait. Juan parcourut la plaine, montante et descendante, jusqu’à une rivière qu’il traversa avec difficulté. À mesure qu’il luttait contre le courant, il se fatiguait davantage. Il s’écroula presque au moment d’entrer dans une forêt.
Plus il marchait, plus la cité s’éloignait. Juan songea qu’il jugeait mal la distance. L’appétit commença à se faire entendre. Il n’avait jamais autant marché. Il décida de faire une pause dans le jeu. Au moment de quitter celui-ci, le menu disparut sous ses yeux, remplacé avec une étrange question :
| Quelle est la réalité, Juan ? |
— Hein ? C’est quoi ce délire-là ?
Juan ouvrit le menu à nouveau. Sauf qu’il n’y avait plus rien. Seulement un espace d’un blanc immaculé. Un sentiment de panique envahit son corps. Était-il coincé ? Son esprit se concentra sur la question déroutante. De quelle réalité le jeu parlait-il ?
— Je t’avais dit de ne pas blesser le loup-garou, Juan. N’écouteras-tu jamais ?
Juan pivota sur lui-même. Il fit face à un hologramme. Il ressemblait à sa copine sauf qu’il n’en était pas très sûr. Grande, cheveux châtains, visage arrondie. C’était elle, sans aucun doute. Pourtant, Luisa dégageait quelque chose qui le mettait mal à l’aise.
— T’en fais une tête. Tu as lu au moins l’enveloppe que je t’ai donnée ?
— Quelle enveloppe ? bredouilla-t-il.
Luisa ne lui répondit pas. Elle se contenta de disparaître dans la forêt. Perturbé, Juan se lança à sa poursuite. Il navigua difficilement entre les troncs. Il en oublia même sa faim pendant un instant. Il monta une colline au travers des bois. La cité se dévoilait devant ses yeux.
— Juan, lis la lettre. Tu trouveras la réponse à ta question, murmura Luisa.
— De quelle lettre tu parles ? questionna-t-il, de plus en plus confus.
« Quelle est la réalité, Juan ? »
L’hologramme de Luisa s’évapora. Il demeura bouche-bée. Des questions fusaient dans son esprit. Il peinait à faire sens.
— Quand je sortirai, je lui parlerai, se promit-il.
Juan s’avança vers les remparts. Il s’émerveillait comme un enfant. Il souriait comme un bambin apprenant tout juste à marcher. Il se demandait ce qui pouvait bien se trouver à l’intérieur des bâtiments, si le portail marchait comme celui de Nether et si quelque chose d’autre se trouvait au-delà de la cité. Le monde s’esquissait devant ses yeux admiratifs. Les soucis, les mises en garde et son envie s’évaporèrent peu à peu. Il s’élança joyeusement en direction de l’arche, parcourut la place immortalisée de pierre, descendit d’immenses escaliers jusqu’au labyrinthe qu’était la ville basse.
Puis, il les vit, ces Immobiles. Des hommes et des femmes. Des enfants, parfois. Affamés. Assoiffés. À moitié morts. Tous le regardaient. Leurs yeux montraient de la haine, de l’amertume, de la tristesse, du dégoût. Des larmes ornaient leurs joues, figés à jamais par le temps. Les peaux s’effritaient, se déchiraient, se recollaient à peine. Il ne s’approcha pas. Il parcourut les venelles, s’engouffra au travers des goulets, se faufila dans les ruelles. Au fur à mesure que les nuages passaient dans un ballet effréné et maussade, le décor pourrissait comme un cadavre. Cette ville mélangeait les défunts et les vivants, en proie à leurs émotions, à leurs sentiments, à leurs inquiétudes.
Juan monta les escaliers d’un temple. Il ne touche aucun de ces Immobiles dont le corps se tordait d’un air immonde, dont les traits s’étiraient grotesquement, dont l’horreur le pétrifiait. Il détourna le regard. Il arriva devant un autel. Il reconnut le visage souriant de Luisa. Une beauté jamais vue. Il ne voyait que de la joie. Son rire fantôme n’était qu’un écho. Juan se recula abruptement quand ses yeux se posèrent sur le corps inerte étendu sur une plaque de marbre. Une dague familière était plantée dans la poitrine. Son cœur s’arrêta.
Il s’effondra à genoux. Ses mains tremblaient. Son esprit se carapatait ailleurs. Il se plongeait dans des souvenirs enfouis. Les rires n’étaient que des cris. Une dispute, se souvint-il. Une escalade de violence. La beauté cédait à l’immonde. Un couteau. Un mort.
Juan devint livide. Avait-il été dans le déni si longtemps ? Sa mémoire ne le laissa guère respirer. Il se vit brièvement dans une cellule. Garde à vue. Commissariat. Un tribunal assomma sa réalisation. Condamné. Homicide involontaire. Un rire s’échappa de sa gorge. Il se vit appelé à l’aide, refusant d’accepter la réalité, se demandant où était passée Luisa. Les gens lui disaient les faits. Il niait. Il s’enfonçait. Il la voyait, ou du moins, son fantôme le hantait.
Des années en prison. La folie l’enveloppa peu à peu. Quatre murs délabrés. Les chuchotements d’autrui martelant son crâne. La lettre, se souvint-il. Juan n’avait pas lu le morceau de papier. Il s’était contenté de… Il plissa les yeux, concentré, mais le souvenir ne lui revint pas. Qu’avait-il fait ensuite ? Une étonnante visite au parloir apparut dans son esprit. Esperanza.
Il avait achevé une vie. Involontairement. Luisa le hantait. Esperanza. Le loup-garou, réalisa-t-il, c’était sa petite-amie. Il avait échoué encore une fois.
| Bien joué, Juan. |
Juan avait presque tout imaginé.
Esperanza l’avait dans son filet à jamais.
« Une vie pour une vie. »
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