28 | Idée 28

5 minutes de lecture

Au Chemin-d’Or, le 24 mars 2027,

On m’a toujours dit de laisser une trace écrite. Et si, par malchance ou non, on meurt seul, alors, même dans ce cas-là, il y aura quelqu’un qui nous lira. Je noircis des pages entières depuis l’apprentissage de l’écriture et de la lecture. Des carnets se remplissent, s’entassent et s’évaporent dans l’oubli, dans un carton, au fond d’un grenier ou d’une cave. Les mois s’enchaînent comme les pépins de la vie. Les tumeurs émotionnelles s’accumulent jusqu’à nous étouffer. On crève et on ressuscite, on erre et on se perd, on grandit et on meurt. C’est la vie. Faut bien s’y faire. Ce n’est pas forcément intéressant. Quoique, pour un futur lecteur, nos tracas quotidiens peuvent le devenir.

Au Chemin-d’Or, c’est tranquille, « pépouze » comme on dit chez nous ! C’est ni trop grand ni trop petit, et la population, elle, varie d’année en année. Entre l’inflation qui bondit et s’étourdit à peine, les tracas étrangers comme locaux, il faut bien s’accrocher.

Le printemps est là. Il ne fait pas encore beau. Et la belle voisine dessine des tableaux maussades à pas d’heures et expose sous une tente transparente ses belles œuvres à quiconque l’art évoque l’admiration. Les gamins sont plus souvent dehors, parfois chapeautés élégamment, d’autres fois, hideusement, ils jouent. Des ballons d’eau éclatent quand, par miracle, le soleil est aussi chaud que celui d’été. Quand un déluge plonge la ville dans la noirceur, on se précipite vers les voitures et les abris de tout type. Des adolescents téméraires bravent les interdits, sans vêtements adéquats, agissent comme des enfants ; ils sautent dans les flaques, courent sans but et rigolent. Et le lendemain, les voilà tous malades ! Ils s’étonnent toujours, ces gosses-là ! Moi, je ne suis pas mieux, mais au moins je me couvre bien et je ne sors jamais sans parapluie. Je me rends dans la rue d’à côté pour acheter un ou deux repas à La Devanture, un « food-truck » comme disent les jeunots. Bon, moi aussi, je suis jeune, mais de là à bouffer à tout va de l’anglicisme, ce n'est pas mon dada.

Même si le printemps est là, tout va au ralenti.

Ces jours-ci, je bouge à peine. Je reste à mon bureau à noircir les pages. En l’espace d’une dizaine de nuits, un carnet s’est rempli. Parfois, je fixe le mur en faisant des dessins et d’autres fois j’écris sur des feuilles volantes. Ce que je lis me terrifie. Ça me rappelle l’enfance et l’adolescence, où on m'appelait la folle du village. Je crois que les gens me surnomment toujours ainsi. C’était bizarre avant. Je cauchemardais tout le temps. Effroyable. Je me voyais ailleurs, dans une société bien différente de la nôtre. J’entendais une langue inconnue dont la signification des mots se perdait une fois sur trois. Et la mort, je la voyais encore et encore. Elle venait sur son destrier de l’apocalypse, immense et pétrifiante, avec ses aiguilles et ses poisons, ses coups et ses blessures. Je me réveillais la nuit à toute heure, en sang, et je pleurais, seule. Avant, la famille venait à mon secours, puis peu à peu, excédés — sûrement — elle m’a abandonné à mon sort.

Aussi étrange que cela puisse être, j’ai gardé tout ce que je faisais durant cette période-là. En quittant le domicile familial au lendemain de mon dix-huitième anniversaire, je me suis évadée et ça s’est arrêtée. Il m’arrive encore de faire ces cauchemars-là. Souvent, ils apparaissent sous des angles différents. Et ce qui était incompréhensible avant, je le comprends de plus en plus.

Tout…

Pardon, je me suis endormie. Ça, aussi, ça m’arrive depuis quelque temps. Je m’endors sans raison apparente, de ce fait, je ne dors plus à des heures convenables. Je peins à pas d’heures des portraits de personnes que je n’ai jamais vu. Parfois, ce sont des rois d’avant, des reines d’antan, des personnages historiques dont les noms ne cessent de m’échappent. Des femmes dont la beauté provoque une admiration obsédante. Et leurs histoires cachées, souvent oubliées, se déroulent comme une bande de film.

Peut-être que c’est normal, que tout va bien.


Au Chemin-d’Or, le 24 mars 2029,

Je plains la personne qui lira ce journal. Entre la dernière entrée et celle-ci, il y a plus d’une centaine de dessins et drôles de poèmes que je n’explique pas.

Les dessins, des feuilles volantes, à peine fixées entre elles, semblent raconter un futur plus ou moins proche. Une catastrophe planétaire. Une épidémie. La folie humaine, en général. Des chemins se dévoilent, se croisent et se dissipent parfois. La moindre action affecte le monde d’une certaine manière. Et moi, je semble être spectatrice de tout ça. Comme si cela avait une quelconque importance à mes yeux.

Les cauchemars ont repris de plus belles. Parfois, cela me plonge dans des comas de plusieurs jours, sans que personne ne s’en rende compte. Les murs de mon appartement sont couverts d’illustrations, d’avertissements, de témoignages. La plupart du temps, je ne suis même pas consciente de mes actions. Dans l’immeuble, les voisins parlent fort. Enfin, plutôt, je les entends discuter à mon sujet. Certains disent qu’il y a des bruits inexpliqués, des sons inconnus et glaçants, des voix fantomatiques. Ils pensent que je suis maudite ou que quelque chose hante les lieux.

Cependant, le puzzle se résout peu à peu. Du moins, je dois être sur la bonne voie. Les souvenirs de l’enfance surgissent comme l’eau qui déborde. Je passe du temps à méditer, à les revoir, à les décortiquer.

19 5 14 20 9 14 5 12 12 5

19 15 12 4 1 20

18 5 20 15 21 15

Je n’ai pas écris ça.

Peut-être que si, justement.

Je n'en ai pas le moindre souvenir.

C’est un code. Le message fait froid dans le dos. Il s’adresse à moi.

Je crois que…

Je vais y aller…

18 5 20 15 21 15

19 15 12 4 1 20

19 5 14 20 9 14 5 12 12 5

Je crois que… Ça va mieux. Je n’arrivais plus à écrire correctement. Je tombais dans les pommes sans cesse. Par contre, le code me poursuit partout où je vais.

Plus ça va, plus c’est décousu, non ? Confus ! Non, ça ne l’est pas.. Enfin, si. Pour qui ?


Emplacement inconnu, le 24 mars 2031,

Je ne sais pas où je suis.

Je viens de me réveiller dans une cabine téléphonique, toute rouge, le nez en sang. Je crois qu’on m’a passé au tabac. Je ne suis pas sûre ; j’en ai pas le moindre souvenir.

Faut que je parte. Que j’y aille.

Où ?

Là-haut.

Ils m’appellent.

18 5 20 15 21 15

19 15 12 4 1 20

19 5 14 20 9 14 5 12 12 5

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire AresPhóbos ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0