29 | L'appel

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« Enfant, je racontais aux autres que je me noyais. »

Indomptable. Imprévisible.

La mer fascinait quiconque. Il y avait tant de mystères à résoudre dans ce cimetière marin, une panoplie d’histoires à raconter, des miracles, des tragédies et de l’admiration. Certains étaient comme attirés par ces eaux, ne pouvaient défaire leurs yeux de cette immensité éternelle et vénéraient cette étendue.

Romane n’était pas différente de ceux-là. Elle vivait au bord de l’eau, participait aux excursions, s’intéressait à la vie marine et aux conséquences des actes des hommes, achetait des centaines d’ouvrages, sans jamais pouvoir combler ce qui manquait. Rien n’aidait, ou plutôt, tout l’enfonçait dans les profondeurs. Ses proches, particulièrement sa famille immédiate, avaient cessé de lui parler au fur à mesure que Romane s’enterrait ou plutôt, se noyait.

Elle ne se voyait pas dans un bureau à causer avec l’informatique ou l’exécrable humain ni même à subir la pression normalisée et la gênance perpétuelle qui accompagnait l'interaction sociale.

Il y avait des jours, quand la tempête ravageait les côtes, où Romane sortait. Dans ces moments-là, dangereux et fascinants, elle ne faisait qu’un avec les éléments. Les rares personnes qui remarquaient sa présence dehors avaient abandonné toute volonté de lui faire entendre raison.

L’océan attirait Romane. Parfois, la nuit, avec une lampe frontale, elle lisait au clair de lune ou sous de puissantes rabasses un manuel concernant la construction d’un navire à voile.

« Enfant, je disais à ma famille que la mer m’appelait. »

Le sommeil fuyait Romane. Et quand il ne le faisait pas, il l’emportait vers le royaume des cauchemars, la noyait dans la gueule des monstres venus tout droit des mythes et des légendes. Des voix la charriaient. Des sirènes chantaient sa misfortune. Des dieux lui soufflaient des comptines familières. Des souvenirs marquaient son esprit à toute heure. Romane s’éveillait toujours avec le sentiment perpétuel que le pire n’était pas encore arrivé. Depuis sa tendre enfance, elle noircissait des carnets entiers de textes — de connaissances et de codes anciens — d’illustrations aussi étranges que terrifiantes, d’images imprimées qu’elle avait trouvées sur internet. Romane entassait ses ouvrages dans des cartons.

Romane se questionnait sur ses choix. Qu’est-ce qui la retenait sur terre ? L’envie de s’acquitter du mode de vie humain la tourmentait. Pourrait-elle un jour se défaire des chaînes ? Ses questions étaient nombreuses et demeuraient sans réponse. Elle n’avait personne vers qui se tournait. Même un psychologue ne pouvait pas l’aider. Son obsession malsaine pour l’océan ne lui avait jamais permis d’avoir des amis. Se mettre à la méditation pour calmer ses désirs fous l’envoyait seulement dans le songe, aux pieds de civilisations marines dont les secrets restaient inexplorés.

Le cœur battant, Romane fixait l’étendue d’eau. Le bateau opérationnel, avec quasiment rien, elle s’était élancée loin des côtes. Parti à l’aube, il faisait déjà nuit. Le ciel explosait dans un ballet exquis de couleurs, d’astres et de songes.

— Te voilà, enfin, souffla une voix épicène.

Romane sursauta. Son regard se détourna du spectacle nocturne. Quelqu’un se trouvait assis à l’autre bout du voilier, élégamment habillé. C’était un homme à première vue mais au fur à mesure qu’elle fixait la personne, elle percevait des traits féminins, toutefois, l’apparence restait floue à son égard.

— Jouons, ma chère, et voyons ce que ton cœur nous réserve.

— Qui êtes-vous ?

L’inconnu-e se contenta de sourire. Un jeu de cartes apparut sous les yeux de Romane. Une main soigneusement décorée de pierres précieuses attrapa les cartes, en disposa cinq une à une en face de la jeune femme puis l’être l’invita à en prendre une.

La roue du temps….

— Ma chère, que comprends-tu ?

— Je ne sais pas.

— Vis-tu dans le passé ou le présent ? Te projettes-tu ?

Romane fronça les sourcils. Elle rêvait plus qu’elle ne vivait. Elle entendait l’invisible plutôt que le reste du monde. Elle se voyait ailleurs.

— Le présent n’est rien pour toi. La deuxième carte, le tombeau, est un signe qui montre que tu ne vis pas à la bonne époque. Ou peut-être que tu n’es plus… Ma chère ? s’interrompit l’individu-e.

— Suis-je…. Suis-je… bafouilla Romane, perdue, le regard rivé sur les cartes encore disposées devant elle.

— Tu commences à comprendre.

— Mais vous êtes….

Son interlocuteur — interlocutrice ? — ne pipa mot. Il-elle se contenta de l’observer en silence, comme s’il-elle s’attendait à ce que Romane trouve.

— Je vous ai déjà vu avant, dit cette dernière, cherchant dans ses souvenirs;

— En effet. Suis-je réellement à tes côtés ? Es-tu vraiment ici, parmi les vivants, à morfondre de ne pouvoir guère rejoindre les flots ? N’es-tu pas déjà noyée ?

« Enfant, je racontais aux autres que je me noyais. »

Abruptement, l’environnement changea. Romane se retrouva à bord de son voilier, seule, néanmoins celui-ci se tenait au-dessus d’une dune. Il n’y avait rien à perte de vue, seulement les hurlements stridents d’une âme bien familière. Il faisait toujours aussi nuit. Cependant, il y avait cette lune immense dont un sentiment fort résonnait dans son cœur. Elle causait à son esprit de naviguer entre les tessons de ses souvenirs, de décortiquer la vérité des toiles de mensonges, de redécouvrir la réalité.

Celle où Romane avait déjà cédé à son obsession.

Elle se noyait. Pas dans le sable, non. Dans l’eau, oui. Et ce, depuis si longtemps, qu’elle avait oublié, qu’elle s’était accrochée à son ancienne coquille, aux vivants.

— Voilà, ma chère, souffla une voix. Tu es sur la bonne voie.

Indomptable. Imprévisible.

La mer l’avait attiré dans ses bras fluides. Elle l’avait tenu comme un parent, l’avait consolé comme un frère ou une sœur le ferait et l’avait bercé jusqu’au dernier souffle. Romane se voyait, ou plutôt contemplait le cadavre inerte au beau milieu du cimetière sous-marin entre ces vestiges d’ailleurs et ces vaisseaux d’antan. Le squelette paraissait serein. Son histoire, remarqua-t-elle, faisait partie des oubliées.

Le décor changea encore. Là où se tenait sa maison, autrefois inébriante et enveloppée d’une douce lumière, il ne restait qu’une demeure terne et abandonnée où l’on avait placé une tombe. Un cours d’eau se faufilait dans son jardin et se jetait dans la mer, comme pour défaire la lutte de la terre et de l’océan.

Romane s’immobilisa finalement. L’esprit, autrefois embrouillé, était clair. Libre comme l’air. Libre de rejoindre ce qui l’appelait depuis tant de temps.

Enfant, elle se noyait dans les rêves et les cauchemars.

Tourmente finie, Romane s’évadait enfin, en paix avec elle-même.

La Mort, éternelle et intemporelle, souriait dans son dos.

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