32 |Ceux d'en haut : au commencement
Le 18 avril 2065,
À J’en-ai-aucune-foutre-idée,
Le journal, dans lequel je compte y laisser mes souvenirs, est resté longuement oublié au fond de mon sac. D’une part, le quotidien dans un monde apocalyptique m’empêche de consacrer une heure ou deux à ma passion de toujours, l’écriture, et d’autre part, les dernières intéractions sociales ont été particulièrement intenses.
Je suis en extase par la nouvelle que les Têtes de la tribu nous ont annoncé. C’est symbolique. Peut-être que ce moment exquis va nous permettre de survivre à l’hostilité de la Vermine, qui commence tout juste à se multiplier, dans l’espoir de nous anéantir complètement. Nous devons lui faire face, et dans le cas où cela soit impossible, la Terre, sûrement, passera l’arme à gauche.
Je me rends compte en écrivant ces lignes que je dois commencer par le début. Je ne suis plus avec les aliénés de Frank. Je mange presque à ma faim. Je dors sur mes deux oreilles. Je retrouve, d’une manière manière, un semblant de vie. Comme avant.
Jamais je n’aurais cru échapper à un tel carnage ni même rejoindre une de tribus pro-Grands d’Ailleurs. Ce massacre, je le dois à cet enfoiré de Frank ; tout ça parce qu’il ne sait pas contrôler ses impulsions ! Monsieur-je-me-crois-supérieur-à-tout-le-monde s’est cru malin de provoquer le Frankenstein de notre ère, ce monstre créé par ces déglingos du ciboulot ! Je savais que j’aurais dû me casser le jour où il a pété son slibard. La Vermine a tué Frank, comme les deux autres abrutis qui l’accompagnaient et faisaient mine de dominer tout le groupe alors qu’ils se chiaient dans leur froc quand on devait traverser la zone de non-droit. Marianne a décampé avec le reste de la bande. Moi, j’y ai échappé que grâce à cette tribu de pro-Grands d’Ailleurs ; les Poumons de l’univers.
Au sein de ce clan assez étrange, il faut l’admettre, j’ai découvert un tout nouveau mode de vie. Les humains s’allient à ces êtres d’ailleurs, se mettent même en ménage, et ce lien déroutant amène la tribu à survivre. La mort est presque inexistante, comme si la Vermine n’existait plus. Avant, je pensais panser mes blessures quelques jours voire deux ou trois semaines pour repartir juste après, cependant, à ma grande surprise et étonnant soulagement, je décidais de rester. Quelle belle décision !
Les terreux… Ah pardon, je n’ai jamais parlé d’eux auparavant. On nomme les « terreux » les humains qui se sont réfugiés sous terre, dans les tunnels, les bunkers et autres installations. Ceux-là n’ont aucune idée de ce qu’il se passe à la frontière. Ils ont coupé tout contact avec l’Esperanza au bout de cinq ans, comme s’ils croient qu’il n’y a plus rien à faire. C’est une pote qui fait partie de l’Esperanza qui m’a raconté ça, la dernière fois, qu’on s’est vu. Bizarre, hein ? La prochaine fois qu’on se reverra, si c’est le cas, ce serait peut-être dans dix ou quinze ans.
Les Grands d'Ailleurs n'ont aucune intention de partir. Il faut que les miens acceptent l’idée. Cette espèce extraterrestre est notre meilleure chance et inversement. Ainsi les huit tribus pro-Grands d’Ailleurs seront les précurseurs d’une nouvelle ère pour nos deux espèces, et cela passe par l’accouplement. Nos descendants seront plus puissants, plus robustes et seront le futur de cette planète. Les Têtes de mon clan seront les premières à mettre au monde un hybride, le combo parfait entre un Grand d’Ailleurs et un humain.
Les extraterrestres mesurent entre quatre et sept mètres. Ils peuvent voler comme des oiseaux ; leurs ailes sont majestueuses. Des appendices sortent du plumage de ces dernières et agissent presque comme des bras supplémentaires. Ils ont une paire d’yeux et un œil au-dessus, quasiment toujours fermé, sauf à certains moments très précis. Des cheveux soigneux, oscillant entre un blanc immaculé et un ébène prononcé, encadrent leur visage oval. Leur peau est lisse et amovible, et je ne sais guère comment l’expliquer, je ne comprends pas l’explication qu’on m’a donnée à ce sujet. Ils naissent mâle, femelle ou neutre, toutefois ils n’ont aucune différence au niveau des parties génitales.
Au contraire des autres humains dans le clan, je ne me suis pas encore mis en ménage pour deux raisons : d’abord, une certaine appréhension liée à l’inconnu qui m’entoure, et deuxièmement, car je souhaite trouver la bonne cellule. Ah, peut-être que je devrais expliquer cela : les Grands d’Ailleurs s’associent en cellule de trois à cinq personnes. Un lien est formé, et celui-ci dure jusqu’à la mort. Cela s’apparente à de la polygamie mais cela n’en est pas.
Heureusement, il n’y a pas d’obligation à former un trouble-quatrouble (aucune idée du terme)... Peut-être, plus tard, par contre….
Éléonore est dans le cabinet du soin. Bon, c’est plus une ancienne charrette trouvée dans un musée qu’on a retapé comme infirmerie, adaptée à nos deux espèces. Elle est allongée sur un lit très confortable, selon Ki, et elle est sur le point de commencer le travail. Ses compagnons, les autres Têtes de clan, se tiennent dehors, prêt à charcuter ce qui viendrait dans leur périmètre de défense. Des escadrons de garde ont été organisés afin de sécuriser davantage notre petit village. Nous avons peur que la Vermine soit alertée par cet événement atypique.
N’ayant rien à faire, je peux écrire dans ce journal afin de conter ce qui, plus tard, j’en suis sûr, sera légendaire. C’est un sacre, celui d’une nouvelle ère.
Re ! Ah, mince, je crois qu’on ne peut pas vraiment dire ça dans un journal. Ben, tant pis. Qui le lira, de toute façon ? Enfin, à part Ki, qui aime regarder tout ce que je fais.
Éléonore, l’une des Têtes de la tribu, a donné naissance à une petite fille. L’accouchement bien plus long de ce que nos deux espèces connaissent a duré deux jours et une nuit. Les cris de la nouvelle mère ont fendu l’air. Le temps nous a paru figé durant cet événement miraculeux. Je n’ai pas pu voir le nouveau-né, comme tout le monde, car Éléonore se trouve, avec ses compagnons, dans une période que les Grands d’Ailleurs appellent « Célébration intérieure » durant laquelle, personne n’a le droit de déranger la nouvelle petite famille.
Avec la naissance du premier né des Têtes de la tribu, la sécurité autour du village a doublé. Nous refusons toute personne se présentant à nos portes. Et les autres clans ont envoyé des émissaires pour souhaiter la nouvelle venue au monde. On m’a proposé de conter cela à l’écrit. Ki, quant à lui, très adepte du dessin, a décidé d’illustrer cet accouchement.
Le sacrement d’une nouvelle ère ne fait que commencer. Que nous réserve l’avenir ?
Heureusement, que je ne suis pas un putain de voyant… Bon, à la prochaine, futurs lecteurs.
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