33 | Pas de nom, panne d'inspi
« Auriane… Je ne sais pas comment te le dire. Tu connais sûrement le jeu Cap ou pas Cap ? Je n’ai jamais eu un quelconque sentiment pour toi. »
Reçu à 23h31.
Novembre naissait à peine qu’une fontaine de larmes s’écoulait. Debout, abritée par un arrêt de bus désertique, dans la pénombre quasi totale, elle peinait à contenir son chagrin. Celui d’une relation qui n’avait jamais été réciproque. Celui d’une trahison. Au fond d’elle, une rage bouillonnait, entremêlée de souvenirs et de rires, telle une marmite sur le point d’exploser. Elle serra les poings, se retint de balancer son unique moyen de communication sur le sol ou même de s’énerver par le biais de messages avec celle qui venait juste de briser son cœur. Elle refusait de se plonger dans l’avant, d’examiner avec détail ce qu’il se passait, bien que déjà elle comprenait certaines intéractions, certaines choses qui l’avaient toujours fait tiquer.
Il était tard. Il fallait rentrer à la périphérie de la ville où Auriane habitait, dans l’obscurité et la décadence de l’humain. Environ huit kilomètres à parcourir dans le dédale urbain, certes quasi déserté du passage automobile, qui nécessitait toutefois une bonne vigilance. Il n’était pas rare d’entendre des bagarres entre soûlards, ou entre marchands de drogue, des tires ou des hurlements provenant de déglingos. Auriane changea rapidement de tenue tout en jetant des regards alentour de peur de rencontrer un quelconque observateur. Elle rangea ses affaires méticuleusement comme lui avait appris son père, déposa ses clefs dans une poche de son sac facile d’accès, puis, après un dernier coup d’œil autour d’elle, Auriane se mit en route.
Le tintamarre de la fête se taisait peu à peu. Le silence de la nuit l’entourait petit à petit, une sorte d’étreinte qui séchait ses larmes et posait un pansement à ampoule sur sa peine de cœur.
Au travers des quartiers tranquilles, où le moindre bruit était une nuisance sonore, Auriane ne vit personne et ne ressentit pas l’envie irrésistible de se dissimuler quelque part. Elle marchait rapidement entre les voitures stationnées, prenait la route la plus rapide par rapport à sa destination et s’arrêtait parfois pour réfléchir aux prochaines rues. Elle évitait le danger au maximum. Un casque chapeautait son crâne, bien qu’aucune musique ne passait, si ce n’était qu’un bruit blanc qui l’apaisait d’habitude. Quand vint la cité, une zone entremêlée de bâtiments sans aucune beauté des années 80-90 où s’y peuplaient malheureux et marchands illégaux. La police patrouillait quasiment jamais, sauf quand un cas grave survenait, que la ville se retrouvait au info, qu’il « fallait » faire quelque chose.
Auriane balança sa capuche sur ses cheveux. Elle renforça sa prise sur son sac, inspira et expira profondément avant de s’élancer dans le dédale urbain. Elle passa deux ou trois guetteurs, installés à des points stratégiques de la cité, ignorant du mieux qu’elle le pouvait les cris d’ivrognes affalés dans un parc d’enfant au beau milieu de bouteilles d’alcool vide et de paquets de chips. Elle bifurqua à gauche quand elle vit du coin de l’œil un moment dans sa direction. Ses pas s’accélérèrent, le cœur battant la chamade, et l’avenue des Chars fréquentés, à cet instant, par des fêtards la sauva d'utiliser un talent embarrassant.
Elle ralentit le pas après avoir traversé. La cité derrière elle, Auriane se sentit soulagée, bien qu’elle n’était pas encore entre les quatre murs de son appartement. S’enfonçant davantage dans la pénombre d’un nouveau quartier, elle remarqua subtilement la présence d’une silhouette à quelques mètres derrière elle. Un frisson parcourut son corps. La soirée, ne pouvait-elle pas mieux se passer ? Ses yeux bougeaient de droite à gauche, cherchaient un abri temporaire, une quelconque lumière qui lui permettrait de souffler un moment. Elle regardait par-dessus son épaule de temps à autre, sauf que l’inconnu — un homme à quatre-vingt pourcent — demeurait en fin de cortège.
Auriane détestait de devoir rentrer à pied quand il faisait nuit noire. Auparavant, cela la stressait, et rien n’arrivait. Depuis un accident, trois ans auparavant, une inquiétude s'insinuait dans son for intérieur comme un poison. Elle regrettait d’avoir accepté que son ex l’emmène en voiture à la fête d’anniversaire.
Son téléphone vibra. Elle grinça des dents, devenant avec aisance l’expéditeur, ou l’expéditrice, du message. Elle débattit longuement avec elle-même, et finit par craquer. Sa main gauche se glissa dans sa poche de veste, extirpa son moyen de communication et le déverrouilla.
« Pourquoi es-tu partie ? Écoute, j’aurai voulu t’en parler face à face… Ton cousin m’a conseillé d’éviter de causer une scène. »
Reçu à 1h01.
Une main se posa abruptement sur sa bouche. Son sang se glaça. Un bras s’enroula autour de sa poitrine. Elle se retrouva malmenée jusqu’à une fourgonnette grise et jetée comme un sac à patate dedans. Quelqu’un monta à sa suite. C’était un homme imposant, des cheveux courts bruns encadraient un visage marqué par les années, et son sourire terrifiant déroutait Auriane. Elle se recroquevilla, s’éloignant du mieux qu’elle le pouvait de cet étrange individu. Le véhicule démarra, indiquant alors la présence d’une autre personne.
L’homme se jeta sur elle. Il la maîtrisa aisément et s’installa à califourchon sur elle pour l’empêcher de bouger. Il attrapa un ruban adhésif, en coupa un bout à la force de ses dents, et déposa celui-ci sur la bouche de sa victime. Il se leva brièvement pour s’asseoir dos à celle-ci. Il ligota fermement les jambes avant de se relever. Il posa un pied sur la poitrine d’Auriane et appuya, lui envoyant un message très clair. Il finit par lui attacher les mains dans son dos.
Auriane paniquait intérieurement. Elle se sentait stupide d’avoir regardé ce message et même de n’avoir pas remarqué cet individu. Elle se demandait ce qui allait arriver. Son kidnappeur farfouilla pendant quelques minutes dans le bric-à-brac de la fourgonnette, et sortit une boîte poussiéreuse. Il ouvrit cette dernière, lui dévoilant par la même occasion son contenu : des aiguilles, des produits en tout genre, des compresses, de l’alcool. Il attrapa une fiole, dévissa son bouchon et inspecta la substance. L’homme lui jeta un regard amusé. Une seringue en main, il aspira la solution dans le tube et se tourna vers Auriane. Une piqûre, et son monde s’écroulait.
Le réveil se fit quelques heures plus tard. Auriane nota dans les premières minutes qu’elle se trouvait allongée sur un matelas très confortable, recouverte d’un plaid doux, et que quelqu’un se tenait dans un coin en train de l’observer. Elle se redressa peu à peu, mal à l’aise. La chambre dans laquelle elle se treuvait, était plutôt grande, bien agencée et joliment décorée.
— Où suis-je ?
Le silence lui répondit.
— S’il vous plaît. Que me voulez-vous ?
Son surveillant n’était pas très bavard. Il avait le regard vide. Ses yeux morts perturbaient Auriane. Livide, elle inspecta chaque recoin de la chambre.
— S’il vous plaît, monsieur…
Abruptement, l’inconnu quitta la pièce. Auriane resta interdite pendant quelques secondes. Elle regarda longuement la nouvelle pénombre apparue dans son champ de vision. Lentement, une ombre se détachait, imposante et terrifiante, rayonnant d’une aura indescriptible. Auriane se précipita hors de son lit, se recroquevilla dans un coin de la pièce avec comme seule arme une chaise. Livide, elle fixait la silhouette qui s’avançait de manière funeste. Son regard coula vers un sac familier où un téléphone y avait été posé. Ce dernier s’alluma, suivie d’une courte vibration, et crut même voir l’expéditrice du message.
« Aurianne ? S’il te plait… Réponds-moi. Ton cousin essaye d'appeler depuis une heure. »
Reçu à 2h 15.
« On aurait jamais dû faire ça. C’était drôle, tu sais. On voulait.. Je n’ai pas d’excuse pour ce que je t’ai fait. »
Reçu à 2h 17.
« Tout le monde était sur le coup. Moi, j’ai perdu à la courte paille. Tout le monde que tu connais a joué au Cap ou pas cap. Cette histoire était censée durer quelques mois, mais pas deux ans. »
Reçu à 3h.
« Je suis rentrée à l’appartement. Où es-tu ? »
Reçu à 3h50.
« Ton cousin essaye de t’appeler. Réponds, s’il te plait. Ce n’est pas marrant. »
Reçu à 4h30.
« Je vais me coucher. »
Reçu à 5h.
« Tu es au travail ? »
Reçu à 13 h.
« Ils m’ont dit que tu n’es pas venue. Réponds-moi, bordel ! »
Reçu à 18h.
Patiente, elle attendait du côté des verrous de la porte de la pièce. Ses mains tremblaient d’anticipation, d’appréhension, mais Auriane ne voulait rien lâcher. Cela faisait une dizaine d’heures qu’elle s’était réveillée dans un patelin inconnu — de là où elle se trouvait, elle entendait des vaches et des moutons ainsi qu’un coq très vif — et qu’elle avait eu affaire à d’étranges personnages. Muets, des habits élégants constatant avec des apparences terrifiantes, au regard déroutant. Ils ne faisaient rien, si ce n’était que la contempler comme si elle était un mystère à résoudre. Par la suite, elle avait tourné comme un lion en cage et avait cherché une solution pour s’enfuir.
La porte s’ouvrit en grinçant. Un pied apparut, suivi d’un autre. Un homme apparut, un plateau dans les mains, et Auriane jaillit telle une lionne, fracassant le crâne de l’individu avec un vase. Elle déroba l’arme à la ceinture de ce dernier, un couteau, et acheva son méfait. Le corps se mit à se décomposer d’une vitesse folle. Une fumée blanche disparut sous les yeux hébétés de la jeune femme. Elle secoua la tête. Elle s'engouffra dans le couloir plongé dans l’obscurité. Sa vision s’habitua à la noirceur peu à peu. Personne ne vint à sa rencontre. Auriane réalisa rapidement qu’elle se trouvait dans un véritable dédale. Elle commença par chercher ce qui pourrait lui servir dans chacune des pièces qu’elle passait. Des briquets. Une bouteille inflammable. Une pelle à cendre.
Son téléphone ne lui apportait aucune aide puisqu’il n’y avait pas de réseau. Quelqu'un avait fracassé l’écran tactile. Auriane abandonna l’objet dans un sac qu’elle venait de chipper. Elle trouva une lampe torche, et par miracle, un faisceau de lumière apparut lorsqu’elle appuya sur son bouton. Son cœur rata un battement quand elle remarqua le maigrichon dans le coin d’une salle, le regard vide, avec un filet de bave. Auriane ressentit un danger. Elle n’hésita pas. L’autre ne bougea pas quand elle se jeta sur lui. La pelle à cendres transperça le corps comme du papier. Ce dernier tomba la seconde suivante en poussière.
Il n’y avait pas le temps de se poser des questions. Il fallait qu’elle sorte.
Puis, les choses — ces étranges humanoïdes — venaient à elle, une à une. Certaines hurlaient, d’autres riaient, quelques-unes pleuraient, mais toutes l’attaquaient. Auriane se faisait mordre jusqu’au sang. Des lames perçaient sa peau, touchaient presque ses organes — comme si, pour ces machins, ce n’était qu’un jeu — et marquaient son visage. Et petit à petit, une migraine s’installa. Une certaine folie commença à s’insinuer en son for intérieur. Elle répliquait, s’acharnait quasiment sur ses victimes, s’échappait dans le dédale et traversait le tohu-bohu monstre des salles. Les corps tombaient en ruine les uns après les autres.
Cela ne suffisait pas. Ils revenaient encore et encore, la hantaient, semblaient la moquer en dépit du manque d’émotions réelles. Finalement, Auriane déboula dans une cuisine envahie par les cafards et les rats. Elle faillit tomber dans un trou où on ne voyait aucune lumière.
— Tu as signé, murmura une voix épicène.
— Signé quoi ? demanda Auriane.
« À ce stade de folie, j’en ai rien à carer. »
— Le contrat. Tu nous as donné ta vie.
— Je n’ai pas fait une telle chose. Je le jure.
« Non. Non… Qui a fait ça ? Qui ? »
— Peut-être directement, tu n’as rien signé. Mais cela ne change rien ; tu as été sacrifié, et ta vie nous appartient. Abandonne toi aux flammes.
— C’est faux.
— C’est vrai.
— Laissez-moi voir le contrat alors.
« Peut-être que ce n’est qu’un cauchemar ou que j’hallucine tout… Je suis peut-être de retour..» Elle ne pût finir sa pensée. L’un de ces cadavres mouvants lui tenait les cheveux. Un autre l’embrassait de force. Sa langue en décomposition dansait avec la sienne. La cuisine disparaissait dans une épaisse fumée. Incapable de se défaire de ses deux agresseurs, Auriane tenta de forcer l’inconnu hors de sa bouche. Elle sentit ses membres s’alourdir. Son esprit devint embué. Et elle fut projetée dans un décor différent : une salle affreusement longue qui ne comportait qu’un registre ouvert sur un pupitre.
Marcus Fwomaj (décédé) 1990-2010
Lucie Guayav (décédée) 1985-2017
Antoine Defrance 1998-?
Rachid Asou 1996-?
Marianne Lafrance 1980-?
Noah Grandjean 1960-1990
…
Auriane Deroy 1997-?
Auriane ne reconnaissait pas les runes ni même les autres symboles. Elle effleura son nom, pétrifiée d’effroi, espérant trouver une réponse à ce qui lui arrivait. Elle songeait peu à peu que tout était vrai, que rien n’était une hallucination, que… Et si c’était son ex la fautive ? Celle-ci n’avait-elle pas joué avec son matériel ?
— Une fois signé, personne ne peut partir, annonça son interlocutrice.
— Vais-je mourir ?
— Non, lui répondit une autre voix caverneuse.
— Que dois-je faire ?
— Ton baptême du feu.
« Tomas et moi, nous avons fait une bêtise. »
Reçu à 20h.
« On rigolait ! Je te le jure. »
Reçu à 20h15.
« S’il te plaît….»
Reçu à 20h25.
« L’idée du Cap ou pas cap venait de moi. C’est Tomas qui m’a mis au défi de te séduire. Tout le monde s’est pris au jeu. Avec les autres, j’écrivais nos premiers messages. Tous ont eu un rôle très précis dans la mise en scène. C’était censé durer six mois, au mieux. Pas deux ans. J’ai toujours été en couple avec Tomas. Quand tu n’étais pas là, il était à ton appart’. D’ailleurs, c’est durant l’un de ces jours qu’on a fait une connerie avec ton matériel. »
Reçu à 22h19.
Auriane réprima un rire. Elle titubait, l’épaule en sang, encore dans un état second. Derrière elle, la maison disparaissait dans un océan de brume, comme si elle n’avait jamais existé. La jeune femme trouva à la porte du patelin abandonné la fourgonnette familière qui l’avait enlevé. Pas un mot ne fut échangé. Ensemble, ils montèrent dans le véhicule et s’en allèrent. Ils s’engagèrent sur une route départementale. Auriane ne s’était jamais sentie aussi bien. L’horreur de la maison s’effaçait peu à peu, se transformait en une merveille dont les secrets lui échappaient toujours. Elle ne comprenait pas encore son rôle, cependant, ces mystérieuses forces lui permettaient une chose.
Celle d’obtenir réparation.
« La vengeance est un plat qui se mange froid, après tout. »
« Ne vous a-t-on jamais dit qu’il ne fallait pas jouer avec le feu ? »
Envoyé à 23h31.
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