004 Promesse

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Du pain dur, une soupe et un verre d’eau.

Voilà ce que Wid mangeait depuis cinq ans. Toutefois, elle ne regrettait pas sa décision. Il ne fallait pas qu’elle mette un pied dehors ; qui sait ce qui pourrait arriver.

Wid avait renoncé à l'entièreté de ses droits. Elle vivait entre quatre murs dans les souterrains d’une vieille forteresse réaménagée en une Assemblée du Silence où de nombreuses personnes y venaient passer un moment pour se retrouver avec elles-mêmes. Elle ne parlait plus depuis son départ de la capitale — avait-elle réellement prononcé un mot durant les années de son enfance et de son adolescence ?—. Wid n’avait besoin de personne, et surtout, personne n’avait besoin d’elle.

Sa disparition était nécessaire. Sa présence était inutile.

Son départ avait été fait dans le plus grand des secrets. Wid n’avait laissé qu’une lettre à ses proches avant de s’envoler vers les terres isolées du royaume. Ses pas l’avaient mené dans les bras de cette institution.

Prisonnière par choix. Wid voulait se tourmenter jusqu’à ce que l’évidence se présente, que son cœur saigne et que son âme hurle. Il ne fallait pas qu’elle sorte sans avoir une réponse claire. Était-elle une abomination ? Les voix résonnaient dans son crâne dans un brouhaha incompréhensible. Des images vives envahissaient son esprit. Parfois, elle ne souhaitait que mourir. D’autres fois, l’action dépassait la pensée, cependant, elle survivait toujours. Souvent, Wid se demandait si sa vie avait une quelconque importance.

Elle se levait tôt, ou plus particulièrement quand Thierry passait avec son chariot. L’homme d’une cinquantaine traînait les pieds. Il poussait son chariot à travers les couloirs des donjons. Jamais il ne parlait. Jamais il ne s’intéressait à quiconque. Des rumeurs couraient à son sujet ; comme quoi, il serait un lointain héritier du Comte de Marsuppi ou qu’il serait l’arrière-petit-fils de la Duchesse de Louishiani. Certains racontaient que l’homme était un skinwalker, l’une de ces créatures monstrueuses qui s’attaquaient à n’importe qui à la tombée de la nuit. Cependant, Wid ne croyait pas à ces bêtises car elle savait que les employés de la forteresse ne donnaient jamais leur véritable identité aux patients.

Thierry patientait parfois devant sa cellule. Il s’assurait que Wid aille bien. Le personnel ne voulait pas avoir la mort d’une potentielle reine sur les bras. La jeune femme avait demandé à ce qu’aucun traitement de faveur lui soit accordé. Elle leur appréciait leur inquiétude mais leur rappelait de tant à autre qu’ils ne devraient pas se faire autant de souci pour un monstre comme elle.

Wid se haïssait.

Elle pensait qu’elle n’aurait jamais dû naître.

Alors, pourquoi es-tu aimé par tes parents ? lui répondit une voix épicène dans son crâne, comme à chaque fois qu’elle se plongeait dans ses pensées noires.

Wid avait toujours cru que ses parents l’appréciaient autant que ses frères et sœurs. Pourtant son manque flagrant de talent pour les pouvoirs royaux se distinguait aisément.

Toi, tu es spéciale.

Elle s’était démenée durant son adolescence pour apprendre l’art de la guerre. Elle avait rejoint l’armée. Elle avait abandonné son nom pendant un temps. Elle avait appris à user de la politique, à s’intéresser à la littérature et à l’art, à cultiver son esprit pour ne pas jamais avoir à dire « je ne sais pas ».

N’est-ce donc pas assez ? Ne te souviens-tu pas des compliments ?

Quels compliments ? Wid ressentait encore les regards brûlants de ses adelphes sur sa personne. S’ils n’osaient pas le dire à voix haute, ils le pensaient. À ses yeux, c’était suffisant. Cette première différence l’excluait de la majorité des conversations que sa famille avait. Certains lui disaient : « C’est de l’information inutile. » ou encore « Cherche pas, tu es une perte de temps. ».

Ces commentaires sont gentils, comparés à d'autres.

À son seizième anniversaire, la presse avait découvert son incapacité à utiliser le moindre pouvoir royal et l’avait révélé au peuple ; cela avait entraîné du lynchage. Wid se repassait souvent cette terrible journée.

Flâner dans les rues de la capitale avait toujours été un plaisir. Quand les nouvelles étaient tombées, Wid ne l’avait appris que tard quand une foule s’était formée autour d’elle. D’abord, des questions avaient été lancées par les nombreux hommes et femmes, et aucun d’entre eux n’avaient aimé les réponses que la jeune noble leur avait fournies. À quoi bon leur mentir ? La confusion des habitants s’était métamorphosée en rage ; Wid se souvenait avec exactitude des injures proférées à son encontre et les malédictions jetées à la figure, des auras noircies et des visages durs. Elle avait été paradé comme un prisonnier sur le point d’être exécuté. Elle avait subi une pluie de nourriture pourrie et d'excréments. Et si cela n’avait pas suffi ce jour-là, certains hommes l’avaient attaqué physiquement et l’avaient abandonné dans une venelle.

Wid avait été retrouvé par une escouade royale qu’une semaine plus tard aux abords de la capitale dans un petit hameau où on se fichait que la princesse n’ait ou n’ait pas. Depuis ce jour, elle gardait une vilaine cicatrice au travers de son visage. Les assaillants avaient failli condamner son œil gauche.

La presse l’avait ciblé. Son portrait était peint de manière négative. Certains disaient qu’elle était maudite. D’autres pensaient qu’elle n’était qu’une bâtarde ou un imposteur.

On peut dire que tu es maudite, Wid. Mais tu es également bénie. Tu es spéciale, il suffit que tu le vois, reprit la voix épicène sur un ton doux.

Le désespoir avait pris le pas sur l’espoir. L’amour s’était métamorphosé en haine. Wid ne se voyait plus.

Et comme si cela ne suffisait pas, une information confidentielle à son sujet avait fuité. Cela avait entraîné une vague de haine encore plus intense dans le pays contre elle parce qu’elle ne possédait pas de marque d’âme sœur.

Qui naissait sans tache distinctive ? Les monstres.

Qui naissait sans tache distinctive ? Les élus.

Des larmes coulaient le long de ses joues. Wid s’enfonçait dans les abysses cherchant vainement une source de lumière. Pourquoi était-elle si différente du reste ?

Tu le sais, Wid, mais tu ne veux pas te l’avouer. Tu ne veux pas changer ni devenir ce que tu es destiné à être.

Ainsi continuait le flot de pensées.

Wid s’installa dos à un mur et ferma ses yeux.

Elle détestait aussi le monde dans lequel elle vivait. Les guerres qui continuaient, qui se terminaient dans un désastre humain et environnemental et qui n’apportaient qu’une brève satisfaction. L’humain qui n’aimait pas ce qui sortait de l’ordinaire, qui pensait être maître du monde et qui ne cessait de ne pas respecter la Terre qui l’avait vu naître. Les saisons qui s’enchaînaient inlassablement, qui séparaient des âmes et emportaient tous les concours de chant. Les prémonitions qui l’assaillaient d’horreur et de tristesse et qui lui donnaient l’avant-première de belles choses.

Pourtant, Wid se surprenait à se détacher de son corps. Elle entendait les murmures de l’univers et les gémissements de la Terre. Elle caressait les ailes du vent et le pelage des nuages. Le chant des arbres, les rires de la flore et les rugissements de la faune résonnaient dans son esprit. Elle se baladait encore et encore, dansait et chantonnait. Elle sautillait de joie et aimait observer les gens. Wid contemplait leurs auras, leurs choix et leurs émotions.

Ainsi, elle n’abhorrait pas vraiment les visions qui la saisissaient par les entrailles. Comme son compagnon sans nom se tuait à le dire, elle le savait déjà. Pourtant, elle le niait et défiait son destin.

Souviens-toi ! tonna la voix.

Du pain dur, une soupe et un verre d’eau. Voilà l’une des tortures que Wid s’infligeait, comme pour se punir d’être née. Elle ne regrettait pas sa décision ; il ne fallait pas qu’elle mette un pied dehors.

Wid se leva abruptement, le regard brûlant de rage. Comment pouvait-elle voir la vérité ? Où était-elle ?

As-tu vraiment besoin de voir pour comprendre ?

La princesse bouillonnait. Elle se mit à faire les cents pas dans sa cellule. Elle renversa son lit et envoya valser son plateau repas. Wid donna un coup de poing dans le mur ignorant le bruit affreux qu’un os qui se brise. Elle ignora la douleur et se focalisa sur la recherche d’un objet en particulier, sans savoir quoi. Les phrases tournaient en boucle dans son crâne. Les pensées fusaient oscillant entre lumière et noirceur.

Souviens-toi de ta promesse !

Son sang ne fit qu’un tour.

Comme si l’on venait de couper les fils invisibles reliés à Wid, celle-ci se mit à se souvenir d’un tas de choses comme une promesse qu’elle aurait faite dans une vie antérieure ou comme une rencontre inédite avec les Moires. Sa mémoire s’agrandissait peu à peu. Wid voyait ces vies et les triait dans différentes parties de sa bibliothèque mentale.

Quelque chose s’embrasait à l’intérieur d’elle. Bizarrement, c’était familier. Cela résonnait comme de l’espoir.

Wid se souvint alors.

« Que les cieux et la terre se taisent, que les étoiles s’arrêtent et me contemplent, que les Dieux m’écoutent et se souviennent, que les Moires me regardent ! J’abandonne ma voix et je donne mes yeux à la Légion ! »

Le puzzle se dessinait. Wid sût alors ce qu’elle devait faire. La vérité n’était plus qu’à portée de main et quand elle l’aurait, le monde allait trembler.

Son regard balaya son environnement. Il se posa brièvement sur ses couverts, contempla la nourriture gâchée un instant et finit par s’arrêter sur le miroir. D’un geste brusque, elle le brisa et attrapa un morceau. Puis, comme une bête enragée, elle s'abîma les yeux jusqu’à ce que sa vue disparaisse dans les ténèbres. Dans sa folie nouvellement acquise — ou était-ce temporaire ? — elle se trancha les cordes vocales.

Afin de tenir sa promesse.

Wid flottait dans les abysses, épuisée. Comme si sa colère s’était évanouie, elle se trouvait dans un état extrême de tranquillité. C’était comme si de nouvelles portes s’étaient ouvertes.

La princesse se laissa entraîner dans les bras de Morphée. Le sang coulait, il esquissait un nouveau chemin et se faufilait vers le couloir. Une dernière pensée caressa son esprit :

Ce n'est pas dans la lumière que l'on trouve la vérité, mais dans les ombres.

La pénombre grandissait et luttait contre les mensonges de la lumière. Le monde saturait, les opprimés se révoltaient et la paix fredonnait un chant de guerre.

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