14 | Le Coffre Fort

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Bâhâes était une vaste région hivernale où plus personne ne s’y rendait principalement à cause des violentes tempêtes qui sévissaient.

Debout, pieds nus, une figure à peine habillée convenablement pour l’hiver se tenait sur l’un des hauts plateaux d’une chaîne de montagnes. Son regard d’un bleu turquoise perçait l’obscurité constante d’Hâosminh. Il fixait un vieux panneau de petite taille, rectangulaire, à moitié gelée dont l’écriture se distinguait nettement en grosse lettre : Y V W V Y.

La silhouette fronça les sourcils. Elle connaissait tous les entrepôts et tous les ateliers que l’archipel céleste possédait. Le nom n’appartenait à aucune catégorie et les rares livres d’Histoire ne le mentionnaient pas. Par ailleurs, le Dieu des Montagnes, Bâhâos, n’avait jamais pipé le moindre mot sur ce lieu. Un érudit lui avait raconté que la région n’était pas propice à la fabrication des jouets ni même à leur entreposage, qu’elle était seulement un terrain pour les chiens de traîneaux et les rênes, sauf que depuis le décret de mille neuf cent, plus aucune activité n’avait lieu. En regardant les cartes qu’elle avait en sa possession, elle remarqua que l’emplacement n’apparaissait nulle part. Était-ce donc là un indice concernant la disparition de Bâhâos ?

La porte avait été, paraissait-il, scellée mais le sort utilisé était bien trop faible pour tenir face à son niveau de puissance. Une seule poussée lui avait permis d’actionner la clenche. Elle ferma derrière elle avant de s’engouffrer dedans à la lueur d’une bougie. L’entrée révélait un long couloir étroit où l’on ne trouvait aucune décoration. Il lui fallut quelques minutes afin de trouver le système qui lui permettrerait d’allumer les lumières, cependant leur faible densité ne remplaçait pas sa source de lumière. Elle arriva aux abords d’une première salle de taille moyenne contenant seulement quelques étagères et trois chaises. Elle longea les murs jusqu’au prochain couloir. Celui-ci s’allongeait dans les profondeurs de la montagne jusqu’à une immense pièce où des racks entreposaient des caisses. Il y avait très peu d’éclairage : quelques lampadaires n’avaient plus d’ampoules, elles étaient loin des unes et des autres faisant que la pénombre demeurait bien présente.

À côté de ces immenses étagères, elle se sentit très petite. Ses yeux détaillant son environnement, elle eut un moment d’incertitude. Son corps se tendit quand une mélodie enfantine et rythmique résonna. Le son angélique lui rappelait l’un des célèbres jouets fabriqués dans les premières années de l’an deux mille : 8 Fragments 2000, une boîte de musique rectangulaire en bois de chêne colorée en bleu marine où l’on pouvait appuyer sur huit touches pour jouer différents sons. La voyageuse ne trouva aucune trace de sa source et supposa alors que l’objet se situait en hauteur dans un endroit qu’elle ne pourrait pas atteindre sans l’aide adéquate. Il y avait treize allées qui s’étendaient sur quarante mètres, des échelles menaient à des étages inférieurs et supérieurs où l’organisation des caisses se répétait. Son regard s'attarda sur quelques peluches pendues à des chaînes métalliques.

Au sommet, un bureau s’y trouvait. Vaste et ovale, il comportait des écrans où l’on pouvait y apercevoir ce qui s’y passait dans les vingt-six salles de l’entrepôt. Les murs dénudés offraient une certaine amertume que l’exploratrice ressentait sans pour autant connaître la raison. Était-ce donc une mémoire résiduelle ? Des plantes mortes donnaient une vision apocalypse qui était davantage accentuée avec la nature envahissante qui, semblait-il, au fil du temps, s’était frayée un chemin à l’intérieur. Pourtant, l'électricité était encore là. La voyageuse découvrit avec stupeur les archives qu’un certain Y V W V Y avait scellé en mille huit cents quatre-vingt dix-neuf. Des documents datés et signés relataient les événements du passé ainsi que ce que l’endroit entreposait auparavant.

Ol… oi… Olga… M’entends… tu ?

L’apparition brusque de faible intensité fit sursauter la dénommée Olga. Ses yeux s’écarquillèrent un bref instant. Impossible de savoir exactement d’où venait la source de la voix. Le Dieu des Montagnes ne cessait de lui adresser la parole dès qu’il le pouvait pourtant elle n’entendait rien de concret ; aucune information qui pourrait lui être utile, ce qui la frustrait grandement. Olga secoua la tête retournant à son exploration.

Les archives ne lui indiquèrent rien de nouveau. Elle redescendit le long des échelles songeant à leur véritable utilité sans vraiment s’y attarder. Olga décida de fouiller quelques caisses pour savoir ce qu’elle pouvait trouver. Il n’y avait que des chiffres et des lettres. Les caisses en bois ne comportaient aucun sort de verrouillage. Celles en métal, légèrement plus volumineuses, avaient une serrure qu’Olga n’avait aucun mal à crocheter. La plupart comportait des jouets neufs encore dans leurs emballages cadeaux, dans d’autres, il y avait des chocolats qu’on offrait annuellement, notamment à « Pâques ». Des questions surgissaient dans son esprit sans qu’une réponse claire ne se montre. Cela ajoutait du mystère à la situation connue sur Hâosminh.

Olga continua sa recherche d’indices dans l’immensité de l’entrepôt prenant soin d’écrire toute observation. Ces informations pourraient s’avérer être utiles pour les érudits si jamais ils venaient à accepter ses travaux.

Finalement, au bout de longues heures, une porte dimensionnée pour laisser passer les êtres de petites tailles se révéla. Olga concentra un peu de magie dans son pied gauche avant de l’envoyer se heurter contre la porte. Elle s’ouvrit en un cri strident. Elle grimaça avant de s’engouffrer dans l’ébène. À la lueur de la bougie se déroulait un escalier de pierre qui descendait dans les profondeurs.

Ô, souffla-t-elle, dessinant un caractère dans l’air. Tê.

Soudain, la lumière s’éteignit. Une porte se matérialisa sous ses pieds et s’ouvrit quelques secondes plus tard, emportant Olga dans un tunnel. L’instant suivant, l’exploratrice se trouvait devant une seconde entrée au bas des escaliers. Des filaments dorés perçaient l’obscurité, émanaient une faible intensité de désespoir et de fureur et tournaient autour d’une poterne encastrée dans la paroi de la montagne. Elle tendit l’oreille quand des chuchotements lui parvinrent. Bien qu’inaudibles, ils exultaient d’une haine si grande qu’elle succomba presque à leur envoûtement. Plus elle s’approchait, plus le volume augmentait. La cacophonie de voix commença alors à faire sens. Les images successives illustraient, dans son esprit, les propos décousus.

Nous nous effritons dans une douce agonie

impuissant face au Rêve meurtrie

que le Marchand ne peut guère soigner à cause de la folie

d’un seul homme, avide, ennemi de l’harmonie.

Le sable s’écoule vers l’infini

quand la Terre lâche un cri

d’une immense tristesse, l’une des anomalies

d’un monde en sursis.

Le Marchand affaibli

chante encore dans l’amphigouri

d’un passé abouti

que nous ne pouvons guère céder à l’oubli.

Chère amie,

entends-tu notre plaidoirie ?

Délivre le Rêve et le Cauchemar de son lit

avant que le Marchand ne succombe à l’agonie.

Le cœur d’Olga battait la chamade. Les émotions résonnaient encore en elle tout comme ces paroles drôlement poétiques dont la souffrance d’une lenteur effroyable ne faisait aucun doute. Les chuchotements continuaient comme s’ils étaient l’éternel écho d’un Dieu endormi. Que pouvait un misérable vassal faire pour secouer une divinité hors d’un vide affreux où l’on ne revenait pas ? Olga sentit la panique l’envahir comme ces centaines de questions dont certaines trouvaient leurs réponses dans ce qui se passait déjà sur l’archipel depuis plus de quatre vingt ans. Ses genoux flanchèrent. Elle poussa son front contre la poterne éveillant accidentellement la magie. Celle-ci s’illumina, se répandit dans un dédale de lignes jusqu’à former un sceau qu’Olga n’eut aucun mal à briser. La porte disparut dans un éclat inébriant emportant une bonne portion de la paroi.

Les profondeurs affreuses de la cage se révélèrent. La faible aura de l’entité émanait à peine et la suppliait de venir lui porter secours, ce que l’exploratrice n’hésita pas à faire. Le Marchand du Sable. Le Marchand des Rêves. Hypnos. Morphée. Le Roi des Cauchemars. Tant de noms qui qualifiaient Blesâh, cet être divin dont l’importance ne faisait aucun doute. S’il venait à disparaître, le monde, lui, ne survivrait. Aucune espèce ne pouvait vivre sans lui.

Olga tombait dans ce vide affreux sans qu’elle n’y trouve de l’appui ou la moindre chose qui pourrait l’aiguiller. Son esprit succomba aux griffes âcres du tourment. L’air disparut peu à peu et elle eut une brève mais intense impression qu’elle s’étranglait. Son corps se heurta à un banc de sable au bout d’un certain temps. Elle se mit difficilement debout à cause de la sensation de lourdeur.

— Nous nous effritons dans une douce agonie, chuchota une cacophonie de voix.

— Blesâh, m’entends-tu ? demanda Olga, espérant se faire entendre.

Impuissant face au Rêve meurtrie…

— Mon sommeil n’a plus de saveur depuis ta disparition. L’ennemi a conquis l’archipel et a répandu la misère.

La silhouette monstrueuse d’un château se dessinait au-delà d’une forêt saccagée où tantôt les esprits y passaient quand les rêves et les cauchemars étaient encore monnaie courante.

Que le Marchand ne peut guère soigner—

— Mensonge ! rugit un ton caverneux.

— Hâosminh se meurt, continua Olga, une pointe d’anxiété dans sa voix, infusant dans la pénombre une partie de sa magie.

Ce fut suffisant pour le Marchand. Les barrières le retenant prisonnier depuis de longues années explosèrent. Sa puissance divine se dévoila : l’émerveillement surgit dans les yeux bleu turquoise d’Olga tandis qu’elle observait la cité se reconstruire à grande vitesse et se colorer dans un torrent de couleurs entre lumière et obscurité. Les esprits prirent forme à nouveau et s’agenouillèrent face au Dieu. Celui-ci ne leur accorda aucunement la parole, se contentant de se tourner vers Olga.

Il avait disparu entre mille huit cent cinquante et mille huit cent quatre-vingt-dix-neuf. Le Dieu des Montagnes s’était lancé à sa recherche, cherchant les moindres recoins du monde inlassablement jusqu’à sa propre disparition.

— Tu es la progéniture d’un démon, n’est-ce pas ? Ton pouvoir m’a donné la force qui me manquait pour briser le sceau.

— Un « merci » aurait été suffisant, répliqua Olga.

— Cela n’aurait pas été guère assez pour exprimer toute ma gratitude, répondit-il en effleurant la chevelure blanche de l’exploratrice.

Olga cligna des yeux. En un instant, elle se trouva dans le bureau de l’entrepôt avec Blesâh occupant le fauteuil.

— Mon frère t’a trouvé. L’as-tu trouvé ? questionna-t-il, son regard perdu dans les yeux d’Olga comme s’il tentait de lire ses pensées.

— J’y travaille.

— Tu y arriveras.

Blesâh ne pouvait guère l’aider dans sa quête toutefois il lui donna quelques précieux indices sur les lieux où Bâbâos se trouvait. Le Marchand décida de faire profil bas le temps de se remettre en forme et de reconstruire son domaine. Il ne pipa mot sur la personne qui l’avait emprisonné au sein d’un coffre fort, cependant la fureur qui régnait dans ses yeux était suffisante pour Olga. Les noms ont un pouvoir si puissant que la simple prononciation de notre nom peut invoquer n’importe quelle divinité, avait raconté un érudit à Olga pendant ses années d’études à la Bibliothèque de Lilith.

— Ce lieu est un secret que l’ennemi veut cacher à tout prix. Il contient toutes les joies qu’un enfant, humain ou non, doit recevoir durant toute sa croissance. Même les adultes ont droit à une douceur car la vie n’est pas facile, quelle que soit la nature de ceux qui obtiennent notre amour. Nous servons la magie. Elle est l’essence de la Terre. Elle est maîtresse de l’imaginaire. Hélas… l’avarice est fatale. Mon domaine n’est que ruine. Toi, tu travailles sûrement pour Monsieur Nôhêll, n’est-ce pas ? Ce grand gaillard qui se donne à coeur joie pour voyager à travers le monde sur son traineau pour livrer des cadeaux à toute personne le méritant.

— Je ne travaille plus dans l’atelier des cadeaux depuis une vingtaine d'années. Monsieur Nôhêll… a changé.

Le Marchand sourit d’un air triste.

— Nous, divinités, s’assurons que le monde fonctionne. Notre présence constante sur l’archipel a été une épine dans le pied pour l’ennemi. Je connais Monsieur Nôhêll personnellement. Les rares visions que j'ai de lui depuis son emprisonnement m’indiquent clairement qu’il n’est plus à sa place.

— Êtes-vous en train de sous-entendre que… ?

Olga n’en croyait pas ses oreilles. Pourtant, cela faisait du sens. L’ambiance à la Cité de Nôhêll avait changé en une centaine d'années. Le fameux Père Nôhêll ne se montrait quasiment plus durant l’année préférant se goinfrer et s’abreuver. Il sillonnait le monde ivre sur son traineau. Des rumeurs rapportaient que l’individu se comportait agressivement avec les rênes. Quelques elfes, gobelins et fées avaient rapporté que son comportement dérangeait à plusieurs reprises. Néanmoins, une bonne partie de la population refusait de croire à ces « fabulations » comme ils disaient. Olga n’avait jamais compris comment ces gens ne percevaient pas le monstre qui se cachait derrière. Au fil du temps, elle avait conclu que Monsieur Nôhêll était aux abonnées absents et que quelqu’un le remplaçait.

— Tu as tout compris, p’tit démon.

Un secret ne peut demeurer enterré si des récalcitrants continuent de le chercher.

Dehors, une tempête sévissait. Le vent sifflait. Le ciel pleurait. Le tonnerre grondait.

Pourtant, Olga n’hésita pas. Son sang appelait au combat. Sa raison appelait à une vengeance réfléchie. Elle s’élança dans l’obscurité grandissante sur la piste de Bâhâos s’alliant aux ombres comme à la lumière, rayonnant comme Lucifer chevauchant son destrier ou comme Apollon brandissant son arc et à l’aide de Bâhâos, la présence d’Olga disparut.

Seules les Moires pouvaient l’apercevoir dans la pénombre du mystère.

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