17
Stéphane, un jeune homme ayant eu tout juste son vingt-huitième anniversaire, se gara en bas de son immeuble sans aucun problème. Il ne fit aucune rayure sur la voiture de son voisin en ouvrant sa portière, cependant, une fusée verte s’échappa de sa bouche et se heurta sur le bitume éclaboussant les deux autos. L’odeur nauséabonde de son vomi l’accompagna jusqu’à l’entrée où il chercha à taton, marmonnant des paroles sans queue ni tête, son badge avec lequel il pénétra la cage obscure qu’était l'édifice à cette heure tardive. Il vacilla en montant les escaliers pestant dans sa barbe imaginaire le fait que la copropriété n’avait toujours pas appelé un réparateur d'ascenseur. Au dernier étage, il déambula en se cognant contre tous les murs, évitant de justesse les portes jusqu’à son appartement.
Il regrettait d’avoir bu comme un trou sous prétexte d’impressionner son groupe d’amis qui l’avait abandonné dans la boîte de nuit aux alentours de minuit. Mais ce regret s’évapora vite lorsqu’il repensa à sa dernière relation amoureuse : une femme ayant le même âge que lui qui l’avait largué lorsqu’il lui avait avoué qu’il ne ressentait aucun amour pour elle malgré tous moments de tendresse partagés. Stéphane avait essayé pendant plus de quatre années, elle aussi, mais rien n’avait fonctionné. C’était elle qui avait brisé cette chaîne toxique qui les liait. Le bonheur est ailleurs lui avait-elle dit avant de s’en aller. Boire lui avait permis d’oublier cette rupture. Si leur couple n’avait pas fonctionné, cela ne voulait pas dire qu’ils n’avaient pas eu de moments heureux.
Stéphane ferma la porte derrière lui. Il posa son front contre le bois et soupira, espérant qu’un cachet aiderait à passer la migraine qui se formait. Il verrouilla sa porte avant de tituber vers son salon où il se laissa tomber comme un cachalot sur son lit-canapé qu’il n’avait même pas rangé. Il demeura longuement dans la noirceur de la pièce jusqu’à qu’il eut l’envie d’allumer la lumière.
— Alexa, bou…hic…gie.
— Excusez-moi, je n’ai pas compris, lui répondit Alexa, un boîtier à commande vocale.
— Alexa, bougie.
— Je n’ai pas compris.
— Putain.. Alexa, enflamme les bougies.
— Je n’ai pas compris, répéta la machine d’une voix monotone.
— Bordel…
— Je n’ai pas compris ; pouvez-vous reformuler ?
Stéphane fronça les sourcils. Il chercha pendant plusieurs minutes quelle phrase il avait mis lors de la programmation et en essaya quelques-unes sans succès. Il poussa un long soupir et décida d’aller lui-même allumer la lumière. Il se mit d’abord en position assise puis réprima une grimace à cause de son mal de tête.
Il avait trop bu, et il regrettait amèrement de s’être laissé aller ainsi. Stéphane ne réussit pas à se lever ; ses jambes étaient lourdes, la migraine ne faisait que s’accentuer malgré le silence régnant dans son appartement, la nausée le saisissait d’une force qu’il n’arrivait pas à dominer. Il se pencha abruptement et dégueula sur son parquet. L’odeur nauséabonde de son vomi vint attaquer ses narines. Stéphane se recula et s’enfonça dans son canapé, tremblant, avant d’être saisi une seconde fois de l’envie monstrueuse de gerber tout ce qu’il avait ingurgité. Un bruit le fit brusquement bondir hors de son canapé, il glissa à cause de son vomi et s’étala sur la table basse.
Le cœur battant la chamade, Stéphane demeura immobile écoutant le moindre son. Rien. Était-ce un tour de son imagination ? Au bout de quelques secondes, il se releva. Il marcha jusqu’à son évier où il eut la difficulté d’actionner le robinet. Quand l’eau jaillit, il plongea ses mains dessous et se les nettoya puis il se pencha pour effacer le goût affecte du vomi. Au moment de couper l’eau, les lumières s’allumèrent. Son sang ne fit qu’un tour. Pourtant, une pensée loufoque vint l’interrompre dans sa panique : et si ce n’était qu’une hallucination ? Et si c’était similaire à ce qui s’était passé l’année passée durant ses vacances dans la campagne japonaise ? Stéphane réfléchit pendant un certain temps et ignora l'environnement hostile dans lequel il se trouvait. Il ne vit alors pas la silhouette imposante s’avancer dans son dos ni même il entendit le rire cristallin qui résonna dans la cuisine. Le jeune homme sursauta quand deux bras s’enroulèrent autour de son torse.
— Tu m’as déjà oublié, chaton ? souffla une voix sépulcrale. Miam… Oh, tu empestes l’alcool, tu sais bien, chaton, que tu ne le tiens pas… Viens dormir, demain sera une merveilleuse journée.
Stéphane ne protesta pas. Il n’en avait pas la force, et puis son corps demandait à dormir. Il se laissa traîner jusqu’à son lit où il tomba dans les bras de Morphée dès que sa tête toucha l’oreiller.
Il se réveilla plus tard nu dans son lit. Il se trouvait dans les bras d’un homme imposant dont les yeux étaient fermés, pourtant Stéphane eut la sensation que son compagnon ne dormait pas. Il ne savait toujours pas qui était cet individu mais cet air de familiarité qui le saisissait lui faisait penser qu’il l’avait déjà rencontré au Japon. Son ex n’avait jamais voulu l’accompagner au pays du soleil levant quand ils étaient encore ensemble ; probablement un signe qui aurait dû le mettre sur la piste de la séparation, après tout son ancienne copine avait, à leurs débuts, toujours voulu aller en vacance avec lui. Stéphane sortit abruptement de ses pensées quand il se retrouva dos au lit face à l’inconnu.
— Toujours pas de souvenirs ? Je vais te botter le cul, chaton…
— Je ne comprends pas, marmonna le jeune homme, fouillant dans ses souvenirs.
Qu’avait-il fait au Japon ?
Visiter la campagne japonaise avait été son premier objectif. Il avait longuement voyagé, échangé avec les locaux, arpenté les musées et les lieux insolites… Qu’avait-il fait d’autre ? Stéphane fronça les sourcils. Rien ne lui vint.
— Laisse-moi t’éclairer la lanterne alors.. chuchota l’homme en se penchant vers lui. Appelle-moi Isshô, chaton.
Le prénom résonna dans l’esprit du jeune homme déverrouillant une vague de souvenirs, cependant, il n’eut pas le temps de réagir qu’Isshô lui prit le menton de façon dominante avant de l’attirer dans un baiser sauvage et langoureux. Isshô descendit le long du cou de Stéphane avec lenteur et sensualité, remonta vers l’oreille droite et mordilla la gauche. Il se leva, dévoilant les deux cornes noires inébriantes que sa tête arborait.
— Te souviens-tu de notre contrat, chaton ? questionna Isshô, montrant à Stéphane sa dentition acérée.
— C.. contrat ? bafouilla Stéphane.
— Cette garce va me le payer… Ma sœur s’occupera d’elle, murmura d’un ton vengeur Isshô avant de se lever, permettant à son compagnon de souffler.
Stéphane n’eut pas le temps de parler que l’homme, s’il en était vraiment un, le retournait sur le ventre. Ses mains dansaient le long de son dos le chatouillant autant avec douceur que de brutalité, descendant lentement jusqu’aux fesses. Isshô les parcourut de baisers rapides et de suçons profonds. Au bout d’un moment qui sembla durer une éternité, Isshô cessa et s’installa en tailleur sur le lit. Il saisit une jambe et un bras de Stéphane, le souleva comme s’il ne pesait rien et le posa sur ses genoux. Isshô posa une main sur les fesses marquées du jeune homme, les caressant avec tendresse.
— Chaton, souviens-toi..
Stéphane lâcha un cri quand une main s’abattit sur son derrière. Sa vision s’obscurcit brutalement, son monde bascula un temps et des souvenirs lointains vinrent l’emporter. Il se voyait ailleurs, différent et libre, populaire et détestable, parmi une foule de visages tantôt haineux, tantôt festifs. Il bougeait dans cet amas de corps transpirants, ses membres se mouvaient sans grâce dans l’ivresse et il enchaînait les verres d’alcool sans se soucier de son environnement. La scène changea : il se trouvait dans une maison abandonnée avec des dizaines de personnes — des amis, lui chuchota son esprit — et tourmentait une jeune fille dont il pensait que l’apparence était monstrueuse. Un brasier immense brûlait en arrière-plan dans le jardin de la propriété.
Stéphane ne comprenait pas. Ce n’était pas lui. Il ne harcelait personne, lui. Il régnait en maître dans cette ambiance aussi horrifique que festive, balançant des paroles désagréables à l’inconnue, ce qui faisait rugir la foule. Il s’entendit parler encore et encore dans ce ton si détestable qu’il eut envie de gerber une nouvelle fois.
— Va plus loin, chaton… chuchota la voix caverneuse d’Isshô dans sa tête.
Les souvenirs vinrent, les événements passèrent. Une nuit de tourmente pour sa victime. Une nuit de folie pour lui. Il se souvint avoir proposé « d’exorciser » la pauvre jeune fille sous le couvercle qu’elle était une sorcière vue son étrangeté. La foule avait accepté et l’avait aidé à la traîner dehors au pied du brasier. Les rires avaient fusé, les pleurs avaient commencé, et… Stéphane écarquilla les yeux. Non, pensa-t-il, dans le déni. Il se voyait tenir un couteau dans les mains et percer la paume de la main de l’inconnue. En arrière-plan, il percevait les flammes s’éteindre sans explication, provoquant un mouvement de panique. Il se rappela subitement de l’apparition d’un groupe d’individus d’une taille imposante, de leur langage fascinant, et surtout de la tournure de cette soirée-là.
— Non, gémit Stéphane, les larmes aux yeux.
Une nouvelle fessée le ramena dans la myriade de souvenirs.
Il se voyait à genoux à subir les cruelles moqueries de ces inconnus. La jeune fille le regardait avec haine. Ses pleurs étaient devenus silencieux. Et quelqu’un lui parlait, la voix familière l’emmenait ailleurs vers d’autres moments qu’il avait oubliés.
« Tu m’appartiens à partir de maintenant, chaton. Considère ta dette comme un contrat. L’éternité n’est qu’une notion de temps impossible à saisir pour un pitoyable humain comme toi. Ne te préoccupe pas de ça. Tu seras mon jouet, ma chose, l’acteur principal de tous mes jeux… Et tu te souviendras à jamais de ce que tu as fait. »
La voix sonnait comme celle d’Isshô. Non, je ne peux pas l’appeler ainsi, songea-t-il. Les années défilaient, les souvenirs s’enchaînaient, Stéphane perdait pied avec la réalité, tourmenté par son passé.
Qu’avait-il fait ?
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