IVème Partie : Le Rêveur Vagabond
Il engagea toutes ses forces pour sprinter et franchir le portail juste avant que celui-ci ne se referme automatiquement. Il continua sa course sur la grande avenue qui traversait le territoire de l’usine. L’air glacé lui brûlait la gorge. Trente secondes. Sa mère allait le tuer, pour de bon cette fois. Ses jambes martelaient la route terreuse à toute allure, si bien qu’il les sentait devenir légères et souples. Il eut la sensation de n’être que de l’air, de ne plus être prisonnier de la gravité et soudain, il se retrouva devant la porte de l’immeuble, juste à temps avant que ne retentisse l’alarme et que les Androïdes de la police ne surgissent des remparts métalliques qui encerclaient le quartier.
Dans le hall immense de l’immeuble, Larry reprit son souffle. Le hall était calme, plongé dans le noir. Trois escaliers aussi larges qu’un tract l’entouraient. Il emprunta celui de droite, en trottinant, songeant au regard assassin de sa mère. Ils habitaient au onzième étage de la Termitière, comme chacun l’appelait. Larry s’estima chanceux de ne pas habiter au vingtième. La Termitière accueillait trente-cinq mille dortoirs et un peu plus de cent milles ouvriers la peuplait. Il y avait une infinité de couloirs et de portes et il arrivait fréquemment que des gens se trompent de dortoir.
Sur chaque pallier Larry croisait du monde. Une jeune fille enceinte qui faisait les cent pas en ventilant pour calmer ses douleur, des femmes plus âgées qui chuchotaient et s’étaient tues sur son passage, des hommes venus fumer une cigarette ou encore des couples qu’il pouvait entendre copuler dans un couloir. Lorsque Larry arriva au septième pallier, il tomba sur son père, Mitch et le vieux Goose. Surpris, le garçon hésita à l’interpeller, au risque d’être réprimandé et de l’interrompre dans une conversation importante. Trop tard, le vieux Goose le remarqua de loin.
- Hey, mais ce serait pas ton loupiot là-bas ? brailla-t-il en le pointant du doigt.
Richard et Mitch se retournèrent de concert.
- Larry ? Qu’est-ce que tu fiches là, tu n’es pas avec Alex ? s’étonna Richard.
- Je… j’ai pas vu l’heure, j’étais…
Larry fut surpris par sa question. A priori, lui non plus n’était pas encore rentré puisqu’il n’avait pas remarqué son absence. Décidemment sa mère allait les tuer tous les deux.
- Ce n’est rien, mon fils, viens par-là, on ira rassurer ta mère d’ici peu. En attendant, que penses-tu de ça… Le MCO ! « Mouvement Citoyen Ouvrier ».
- C’est naze comme nom ! déclara Mitch. Moi j’pense qu’on devrait juste l’appeler « Mouvement Ouvrier ».
Soulagé que son père ne lui fasse aucun reproche, Larry s’approcha des trois hommes sans comprendre de quoi il retournait.
- Le « Mouvement Citoyen Ouvrier », ouais moi ça m’botte ! dis Goose, j’trouve que ça en jette !
- Tu dois te demander ce qu’on fait Larry, lui dit Richard, on cherche un nom pour notre parti politique.
- De quoi ? politique ? s’inquiéta le jeune garçon, mais… Alexandra…
- Ne te bile pas, elle n’en saura rien pour le moment. Crois-moi Larry, on ne compte pas en rester là. On aura besoin d’un maximum d’adhérents pour relancer un mouvement de grève de grande envergure. Alors qu’en penses-tu ?
Interdis, Larry ne savait quoi penser. Il resta muet comme une tombe devant l’excitation des trois hommes, persuadé que l’angoisse de la première grève ne serait rien en comparaison de ce que lui réservait l’avenir. Il observa son père terminer sa cigarette et faire de grands gestes pour illustrer ses paroles, quand soudain, Larry réalisa qu’il ignorait tout des rêves de son paternel. Malgré tout, il était l’une des seules personnes à tout tenter pour les réaliser. Cela lui fit chaud au cœur.
Lorsqu’Alexandra les vit rentrer ensemble dans le dortoir, elle s’abstint de le leur reprocher. Larry l’avait vu s’enfoncer ses ongles dans son maigre avant-bras pour s’en empêcher. Richard lui promit cependant de faire plus attention à l’avenir, promesse à laquelle Larry s’était hâtée de tenir. Ils avalèrent tous trois leurs rations, un bouillon de pommes de terre et une miche de pain noir, si dure qu’il fallut la laisser tremper pour parvenir à l’avaler. Puis ils se mirent au lit, forcés d’écouter les cris, les pleurs et gémissements des voisins.
Larry plongea dans le sommeil plus vite qu’il ne l’aurait cru. Il avait à peine eu le temps de repenser à Nina et à ce qu’il avait appris de la zone noire qu’il eut la sensation agréable d’être enlacé par une douce léthargie. Il se laissa bercer par des flots langoureux, dérivant de vagues en vagues sur cette mer qui le fascinait tant. L’eau froide qui soutenait son corps l’enveloppait de caresses et ses oreilles immergées suivaient la subtile mélodie des abysses. Les courants marins et la houle en surface offraient une texture au silence dans lequel il se laissa éperdument aller.
Son corps totalement détendu devenait de plus en plus lourd et ses pieds s’enfonçaient doucement, entrainant son bassin, son buste et son visage dans les profondeurs. Aspiré par le fond, il voyait la surface peu à peu s’éloigner. Il ne lutta pas, il était conscient de rêver.
Pourtant, l’air commença à manquer et ses poumons languissaient déjà l’oxygène, le froid pénétrait sa peau tel de fines aiguilles et la pression qui s’intensifiait, exerçait sur ses oreilles et ses tempes une étreinte douloureuse.
Les sensations paraissaient si réelles qu’un doute s’immisça dans son esprit. Était-il en train de se noyer ?
Ses poumons s’embrasèrent, sa cage thoracique se contracta et sa tête sembla sur le point d’imploser. Il recracha d’un coup l’air qu’il retenait et vit s’échapper d’énormes bulles qui remontèrent à la surface. Désormais, des tonnes d’eau l’en séparait et bien qu’il poussa des mains et des pieds dans l’espoir de se sauver, il continua de couler, jusqu’à se perdre dans l’obscurité.
Il ne pouvait pas mourir, puisqu’il rêvait.
C’est alors que la mer décida de le recracher violemment, dans un courant chaud semblable à une irruption et contre lequel il ne pouvait lutter. Lorsqu’il émergea, il inspira dans un cri de soulagement autant d’air que ses poumons purent le lui permettre. Ne sachant nager, il peinait à reprendre son souffle mais aperçut près de lui un cordage scellé contre une paroi. Il poussa l’eau avec ses pieds tout en agitant ses bras et parvint à agripper la corde. Il faisait sombre, si bien qu’il ne distinguait presque rien en dehors de cette corde blanche qui longeait le mur rocheux. Sa respiration saccadée résonnait comme dans une grotte, tout comme les vagues qui s’y infiltraient, créant quelques appels d’air semblables à des naufragés sur le point de se noyer.
Transi de froid et d’angoisse, il songea à se réveiller, de toutes ses forces, mais rien ne se passa. Tout était bien trop réel, l’odeur de la roche humide, la texture du cordage et l’eau dans laquelle il était encore plongé. C’était la première fois qu’un rêve l’éprouvait ainsi. Néanmoins, il conserva du mieux qu’il put son pragmatisme, bien qu’il fût paradoxal d’en avoir l’utilité dans un songe. Il décida de suivre la corde, dans l’espoir sans doute que celle-ci le ramènerait jusqu’à son lit. C’est alors qu’il remarqua un escalier à moitié immergé et qui menait sur la terre ferme. A tâtons, il chercha les marches de ses pieds et enfin, parvient à sortir de l’eau. Une fois dehors, et en sécurité, il observa ce qui l’entourait. Il ne se trouvait pas dans une grotte, mais dans un bâtiment. Le plafond formait une voûte, soutenue par deux colonnes de pierres et derrière lui, se trouvait un couloir totalement plongé dans les ténèbres dont il ne voyait pas le bout. C’était sans doute sa seule issue. Hésitant, il s’y engagea à pas comptés, sursautant à la moindre goutte qui s’abattait sur son visage. Il posa une main tremblante contre le mur du tunnel et marcha ainsi de longues minutes, sentant que le couloir en pente l’entrainait vers des niveaux supérieurs. Il dut certainement cheminer le long de plusieurs virages car soudain, une lumière apparut au bout du passage. Son cœur se mit à battre si fort qu’une poussée d’adrénaline lui fit accélérer le pas.
Lorsqu’il arriva à quelques mètres seulement de la fin, il s’arrêta net.
Il y avait une pièce, immense, entièrement taillée dans la roche. En son centre trônait un bloc noir, énorme, fait d’une roche si lisse qu’il reflétait l’éclairage comme un miroir.
Mais le plus incroyable fut cette jeune fille qui se trouvait là, à observer ce bloc. A la vision de cette fille et de sa chevelure plus noire encore qu’une nuit d’hiver, Larry failli tomber à la renverse.
Celle-ci se tourna vers lui, les yeux écarquillés, visiblement outrée par sa présence. Néanmoins, elle était sans le moindre doute la plus jolie fille qu’il n’avait jamais vue.
Qui es-tu toi ? lui dit-elle d’un air sévère, comment as-tu fais pour venir ici ?
Déboussolé, Larry se senti mal à l’aise, comme un intrus, misérable et honteux. En la détaillant mieux, il remarqua que la robe de nuit blanche qu’elle portait était non seulement d’une matière soyeuse qu’il ne connaissait pas, mais surtout complètement sèche.
Je n’sais pas, je rêve, n’est-ce pas ?
Il n’en était pas sûr, si bien qu’il avait espoir qu’elle le lui confirme.
La jeune fille fronça les sourcils, elle aussi paraissait abasourdie.
Non, dit-elle, c’est moi qui suis en train de rêver !
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