Ière Partie : Les Arcanes
L’air s’emplit de paroles, empressées de se répandre aux quatre vents. Langoureuses Alysées, Mistral insolent, qui sait où et quand se déchainera la tempête ?
Norma se réveilla en sursaut. Il lui fallut quelques instants pour s’assurer qu’elle était dans son lit moelleux et chaud et qu’il ne s’agissait que d’un rêve. Le vent faisait claquer les pans de sa tente qu’elle pensait pourtant avoir fermée et son olivier bonzaï illuminait sa chambre de reflets bleus, signe qu’il faisait encore nuit. Elle s’était assoupie en plein milieu de ses recherches et son lit était envahi de carnets de dessins et de copies de documents sur lesquels elle travaillait avec ses parents. Sa mère avait sans doute raison, ces fouilles l’obsédaient totalement.
Encore cette crypte et ce sarcophage de granit noir aussi lisse que du verre. Depuis qu’ils étaient arrivés à Haïfa, cette vision la hantait de plus en plus souvent et s’intensifiait à mesure qu’elle se précisait. Jusque-ici, elle était convaincue qu’il y avait une signification explicite, notamment une découverte majeure à laquelle tout archéologue aspirait, or, cette fois, le sens lui échappait. Ce garçon n’avait rien à faire là.
Norma demeura immobile à réfléchir à la raison de sa présence incongrue. Elle eut beau creuser dans ses souvenirs, elle était formelle, elle ne l’avait jamais vu. Par ailleurs, ses vêtements gris à l’aspect rêches étaient similaires à ceux que portaient les habitants des zones ouvrières, dont le Réseau dressait le portrait peu reluisant chaque jour.
Pourquoi rêver d’un ouvrier dans un endroit pareille ? Il ne pouvait y avoir aucun lien entre cette crypte et tel individu. Quand bien même, aucun ouvrier n’aurait la possibilité de s’approcher des fouilles, les sites archéologiques étant, non seulement protégés, mais militairement surveillés.
Et puis, il y a le Mur… pensa Norma.
Néanmoins, l’image de ce garçon, beaucoup trop vivace dans son esprit, ne faisait que confirmer l’évidence. Cette cavité récemment découverte renfermait plus d’un secret.
Elle attrapa son carnet de dessins et observa longuement le croquis de cette cavité qui l’obnubilait. De sa main libre, elle tâtonna ses draps à la recherche de sa trousse à fusains, mais, impatiente, souleva sa couette à plusieurs reprises pour enfin y mettre la main. Sur une nouvelle page blanche Norma traça quelques lignes pour figurer la perspective de l’entrée de la crypte puis y ajouta quelques ombres pour recréer la texture du sol terreux. Elle croqua ensuite une forme cubique, celle du sarcophage et de sa chape aux bordures biseautées. Tandis que son crayon crissait sur le grainage du papier, elle considéra combien ce sarcophage était grand, en plus d’être parfaitement régulier. Elle se remettait parfaitement la texture du granit froid, dépourvu d’aspérité et humide, ainsi que des senteurs subtiles du lieu, une fois que son nez s’était habitué aux remugles. C’était comme si les murs avaient emprisonné l’odeur de la sueur de dizaines de tailleurs de pierre, ou encore celle de la cire de centaines de chandelles qui s’étaient consumées pendant leur ouvrage.
Enfin, elle dessina la silhouette du garçon, postée devant la voûte de ce tunnel obscur par lequel il s’était infiltré. Elle tenta de reproduire sa posture mal assurée, ses pieds nus, ses vêtements gris qui dégoulinaient et enfin son visage, fin et agréable malgré son air désorienté. De cela aussi, Norma s’en souvenait parfaitement. Il n’était pas très grand, peut-être un peu plus jeune qu’elle et ses cheveux bruns et mouillés étaient coupés très courts. Ses yeux en revanche lui avaient semblé plus clairs, presque verts, ou du moins d’un marron glacé, qui révélaient une candeur voilée de souffrances. Ses coups de crayon peinaient à en dépeindre l’essence, mais Norma la conservait dans son esprit, parmi la foule de ses pensées.
« Je rêve, n’est-ce pas ? » lui avait-il demandé. Etranges phénomènes que les songes.
Heureuse d’avoir exorcisé cette vision, elle clôt son carnet et le déposa près de son oreiller en se demandant comment retrouver le sommeil. Elle songea un instant se rendre dans la tente de Karl pour lui faire part de ce rêve incohérent, mais se ravisa. Il ne comprendrait pas, pas plus qu’il ne se gênerait pour l’envoyer balader.
Norma décida donc de se lever et se dirigea instinctivement vers son bureau, tandis que sa robe de nuit blanche et vaporeuse ondulait autour d’elle. Elle attacha ses longs cheveux de geai à l’aide d’une baguette japonaise et fouilla dans ses mâles à la recherche d’un gilet en cachemire. L’air frais de la nuit s’infiltrait à travers l’ouverture de sa tente et les rideaux, qui séparaient sa chambre de son salon privé, ondulaient et serpentaient tels des spectres.
Elle déposa sur son front son capteur cognitif et, à peine assise, l’intelligence artificielle de l’Interface de son bureau activa la reconnaissance faciale en élevant un hologramme rouge au-dessus du pupitre. Surgit alors un œil, au centre d’une pyramide, autour desquels tournoyèrent sept étoiles avant de former la constellation du Verseau. C’était le logo du Réseau, l’unique moteur de recherche, la seule plateforme d’information et l’exclusif lien entre les citoyens, les ouvriers et le gouvernement.
L’œil scanna son visage en moins d’une seconde avant de se refermer. Aussi toutes ses dernières recherches apparurent sur le pupitre. A chacune de ses utilisations du Réseau, Karl répétait qu’elle ferait mieux d’accepter d’être implantée. De toutes évidences, le Cerebellum était en vogue auprès de la communauté archéologique, comme dans toutes les zones blanches, par ailleurs. Son frère ne cessait d’en faire l’apologie et espérait la convaincre en lui assurant que l’implant, aussi fin qu’un cil, pouvait contenir l’équivalent d’une bibliothèque de la taille de l’Observatoire de Greenwich. En outre, l’opération située au niveau du cortex temporal était réputée rapide et indolore. Pour tout scientifique, ce que promettait le Cerebellum, en termes de stockage, de rapidité de compréhension et de visualisation était alléchant. Il permettait, d’une part, un apprentissage, de n’importe quelle discipline et langue morte, quasi instantané, comme si le cerveau et le corps l’avait depuis longtemps pratiqué. Néanmoins, l’Ordre s’était vu dans l’obligation d’en limiter l’utilisation au domaine de spécialité de chaque implanté, après qu’un certain nombre de scientifiques eussent téléchargé une masse trop importante d’informations et soient devenus fous, pensant qu’ils avaient atteint le stade de la connaissance universelle et se prennent ainsi pour Dieu.
Bien que Norma n’appréciât pas être constamment épiée par l’œil du Réseau, l’idée d’y connecter sa mémoire la rebutait. Elle reconnaissait volontiers l’utilité pour Karl de ne pas avoir à apprendre par cœur les cours d’égyptologie tandis qu’il préférait s’adonner à l’ingénierie, mais pour elle, l’Histoire était sa passion. Comme ses parents, elle redoutait que le Cerebellum n’étiole, non seulement sa capacité à sociabiliser, mais également sa créativité.
Soudain, elle se demanda de quelle nature étaient les rêves de son frère jumeau.
Depuis qu’il avait été implanté, il y avait de cela un an, Norma avait constaté chez son frère des difficultés à gérer ses émotions. Il parlait moins, paraissait plus distant, plus effacé. Parallèlement, lui qui était autrefois engagé auprès de l’Eglise, n’y avait mis les pieds qu’à l’occasion des Solstices et Equinoxes. Norma établi alors un lien entre son Cerebellum et sa foi. Or la foi appartenait au domaine de l’âme, tout comme l’intuition ou la créativité.
En naviguant sur ces dernières recherches, la jeune fille tomba sur le profil d’un archéologue de renom, Oscaro Boccellini, l’actuel Garant de l’Histoire. Lui non plus n’avait jamais été implanté, ce qui ne l’empêcha pas de faire la découverte archéologique la plus importante depuis le nouvel ordre mondial.
Il y avait de cela quarante ans, Oscaro Boccellini n’était encore qu’un simple archéologue de quarante-quatre ans, lorsqu’il découvrit, au cœur d’une île déserte irlandaise, une épée dont la lame avait pour fourreau de la roche fondue. Elle se trouvait dans une grotte ensevelie, mais qui avait été creusée à même la montagne, sous un sanctuaire dédié à l’Archange Michael. Cette arme mesurait un mètre soixante et pesait dans les quatre vingt kilos. Au départ, Oscaro pensait qu’il s’agissait d’une sculpture représentant Excalibur, l’épée légendaire du Roi Arthur, car, tout dans cette trouvaille rappelait la légende. De plus, qui aurait été en mesure de tenir une telle arme ?
Par ailleurs, la roche sédimentaire de l’archipel et celle qui retenait prisonnière l’épée étaient exactement les mêmes, ce qui prouvait que la prétendue sculpture avait été réalisée à même la pierre. Cependant, sous cette couche d’ardoise se trouvait une arme bien réelle, dont la lame aurait hypothétiquement fait fondre la roche, comme si elle avait dégagé sa propre source de chaleur. Or, le métal de la lame, qui aurait alors dû fondre avec le reste, était parfaitement intact et d’un tranchant exceptionnel. Aussi, aucun prélèvement, même les moins délicats n’étaient parvenus à en identifier l’alliage.
Norma inspecta machinalement les photographies de l’épée, bien qu’elle les connût par cœur. Elle avait tant étudié cet artefact qu’elle aurait pu en dessiner une parfaite copie les yeux bandés.
Le pommeau, aussi large que la paume d’un homme adulte, représentait une flamme argentée. Des symboles alchimiques décrivant le Soleil, le Feu, la Sublimation et la Précipitation étaient magnifiquement gravés sur la garde, en plus d’un cartouche circulaire contenant une série de glyphes, qu’Oscaro identifia par la suite comme étant le sceau de l’Archange Michael.
Sans créativité de la part d’Oscaro Boccellini, l’histoire aurait pu s’arrêter là. Une épée portant le symbole sigillaire de l’Archange Michael retrouvée sur le lieu d’un sanctuaire à sa gloire n’avait rien de très surprenant. Néanmoins, l’intuition d’Oscaro Boccellini le poussa à approfondir ses recherches. Beaucoup de mystères entouraient cette arme. D’une part, l’alliage inconnu de la lame ainsi que ses mensurations hors normes, d’autre part la datation isotopique et radiométrique qui ne donnaient aucun résultat probant. Même Norma savait parfaitement que les techniques de datation comme le carbone 14 avaient une limite de temporalité qui avoisinait les six mille ans. Ce qui venait ajouter d’autres zones d’ombres, sans doute les plus importantes. Qui, plus de six mille ans avant leur ère, aurait pu fabriquer une telle arme ? Comment expliquer les connaissances en alchimie moderne d’une civilisation ancienne et inconnue ?
Le design de l’épée aurait pu s’apparenter à celui de l’armement européen du moyen âge, quant à l’alchimie, bien qu’il fût impossible de dater précisément ses débuts, l’utilisation linguistique du latin et du grec indiquait que ces gravures ne pouvaient être antérieures à ces époques antiques. De même, tel que son père le lui avait fait remarquer, la plupart des symboles alchimiques étaient basés sur le célèbre recueil de traités théosophiques appelé Hermetica et la Table d’Emeraude, rédigés par Hermès Trismégiste, figure de la mythologie gréco-égyptienne.
Ces gravures énigmatiques finirent de diriger les recherches d’Oscaro vers l’Evangile du Verseau, le texte sacré sur lequel reposait désormais la direction du monde. Bien sûr, subsistaient encore les croyances de l’ère des Poissons, notamment les spiritualités variées animistes, chamaniques et plus globalement les religions polythéistes, qui par ailleurs s’étaient vues réhabilités par le monothéisme grâce au nouvel Evangile. En effet, le judaïsme, le christianisme et l’islam avait été réformés en courants, cabalistes, gnostiques et soufistes. Toutes ces transformations concordaient avec l’Evangile du Verseau qui retraçait la vie de Jésus, et notamment son initiation à la Sagesse Universelle acquise auprès de sept Maitre de Sagesse de différentes obédiences à travers le monde. Ce n’est qu’à partir de cet enseignement que Jésus devint le Messiah de la Bible et du Coran.
Ainsi le Livre III, chapitre 10, verset 12 de l’Evangile indiquait que le plus grand des Esprits qui se tenait près du Trône divin se manifestait dans l’éclat du Soleil. Cet être, presque semblable à Dieu était alors appelé par les Perses zoroastriens, Ahura Mazda.
Norma fixait l’image d’une représentation de L’Archange Michael, portant une épée de feu et un bouclier sur lequel était écrit, « Quis ut Deus », Qui est semblable à Dieu, traduit directement de l’hébreu, Mîkhâ’êl.
Simples coïncidences ou pas, il n’en fallut pas plus pour que l’Ordre, soutenu par l’Eglise, s’empresse de s’approprier cet artefact et lorsque quelques années plus tard, Edouard Colombus fût élu Haut Membre en remplacement de l’ancienne cheffe d’état, Alicia Crowley, il fut également sacré Grand Maitre de Sagesse. On baptisa l’épée, Atar, en référence au Feu Primordial, la lumière fulgurante qui engendra les illuminations célestes du cosmos.
Edouard Colombus, âgée de seulement trente-deux ans, décréta auprès du CAAF – le Corps Archéologique et Anthropologique Fédéral – que l’artefact était l’authentique épée de l’Archange et qu’elle s’était révélée, telle que l’Evangile l’avait professé, pendant l’ère du Verseau.
Aussi, il débloqua un budget pharamineux à destination de la recherche archéologique dans l’unique but de retrouver ce qui fût nommé « Arcanes du Verseau ». Selon l’Eglise, il en existerait sept et ces Arcanes reviendraient de droit aux sept Maitre de Sagesse capables de repousser un imminent bouleversement mondial.
Rien que ça ! pensait Norma.
Les chefs d’état étant au nombre de sept, il n’était pas sorcier de deviner qui seraient leurs propriétaires. N’en déplaise aux esprits cartésiens de l’époque, ce fût cette découverte qui permit à Oscaro Boccellini d’obtenir le titre tant convoité de Garant de l’Histoire.
Depuis, personne n’avait plus remis la main sur de telles reliques.
Norma, toujours plongée dans les méandres de ses travaux, se recentra sur le cœur des recherches menées par ses parents.
A l’aide de son capteur cognitif, elle téléchargea une nouvelle page par la pensée. C’est alors qu’apparue une carte du bassin méditerranéen sur lequel avait été tracé un segment. Celui-ci traversait l’Europe d’un bout à l’autre, empiétant sur le Moyen-Orient. Sur ses deux extrémités se trouvaient l’archipel Skelling où avait été découverte l’Arcane, et Haïfa, sur le monastère du Stella Maris. Toutefois, le segment traversait également l’Angleterre, la France, l’Italie et la Grèce en plusieurs points précis, des sites sur lesquels avaient été érigés des monastères dédiés à l’Archange Michael.
Selon la légende, cette ligne sacrée n’était autre que le coup d’épée victorieux de l’Archange Michael porté à l’ange déchu, Samael.
La théorie de ses parents était simple. Il y avait sept Arcanes et sept monastères voués au culte de l’Archange sur cette ligne sacrée. Cela ne pouvait être une coïncidence. Néanmoins, selon bon nombres d’historiens, cette théorie ne reposait que sur des fumisteries religieuses datant de l’ère des Poissons et restait largement critiquée au sein de la profession. Tandis que la plupart des archéologues suivaient la piste des premières civilisations et que les sites de Gobleki Tepe, Jéricho et Caral avaient été pris d’assaut, ses parents avaient choisi le site d’Haïfa et il s’en était fallut de peu que le CAAF refuse de leur octroyer une subvention pour entamer les fouilles.
Plus que quiconque, Norma était convaincue de la véracité de leur théorie. S’ils parvenaient à trouver un autre Arcane ici, à Haïfa, sur la ligne sacrée, ils recevraient à leur tour le titre de Garants de l’Histoire. Ils auraient l’incommensurable honneur d’écrire les pages du Grand Livre et d’y apposer leurs noms. La simple idée que quelqu’un dans l’avenir puisse connaitre le nom de Rey, son nom, emplissait Norma d’allégresse.
Elle se recoucha le sourire aux lèvres en pensant à cette cavité fascinante, dernier espoir d’atteindre une gloire éternelle sur ces fouilles. Sa mère avaient finalement fait une demande de dérogation pour l’exploration de la grotte auprès de l’état du Moyen-Orient. D’ici quelques jours, ils devraient recevoir une réponse définitive. Norma et sa famille croisaient les doigts.
En se tournant sur le flanc, elle remarqua qu’elle avait oublié de ranger son carnet de dessin. Elle l’ouvrit machinalement et tomba sur la page qu’elle avait dessinée quelques minutes plus tôt.
Lui vint alors une pensée étrange, dérangeante, qui asphyxia aussitôt tout sentiment de plénitude.
Était-ce possible que ce mystérieux garçon ait lui aussi rêvé de cette crypte ?
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