Cela faisait deux semaines que Larry et Nina se rejoignaient régulièrement après l’école et cette petite routine le rendait si joyeux, que même sa mère, un soir, l’avait surpris à sourire béatement. Toutefois, son regard inquisiteur avait aussitôt éteint toute joie en lui et, bien qu’elle ne l’interrogeât pas, il était hors de question pour Larry de lui parler de son amitié avec une fille de la zone noire. Alexandra ne l’aurait jamais toléré.

Aussi, Larry chérissait le temps passé en compagnie de Nina, qui animait sa vie et il s’était donné pour mission d’en protéger farouchement le secret.

Ensemble, les deux compagnons se postaient sur cette maison en ruines, face à la mer et inventaient des histoires dans lesquelles Nina était une noble dame de la Capitale et Larry, un marin courageux et libre. De temps à autres, Nina évoquait la zone noire, mais ne parlait jamais de son quotidien. Grâce à elle, Larry avait appris que les soldats de l’armée d’élite du gouvernement, que Nina appelait les Ombres, étaient réputés pour leurs capacités physiques hors normes. Selon elle, une Ombre suffisait à massacrer un bataillon de cent mercenaires, mais Larry peinait à y croire. Il se demandait parfois si l’imagination de son amie n’était pas plus vaste encore que la sienne et si la moitié de ce qu’elle lui disait ne faisait pas partie d’un fantasme, tant élaboré, qu’elle y croyait réellement.

Cependant, il aimait partager ses visions et s’imaginait sans peine ces soldats dans leurs uniformes noirs, rapides comme le vent et agiles comme des chats. Cette fantaisie lui permettait d’ignorer les hématomes et les blessures fraiches, qui proliféraient sur les jambes et les bras nus de Nina. Malheureusement, quoi qu’il pût arriver à cette fille en zone noire, elle n’en faisait jamais la publicité et jusqu’ici, Larry s’était abstenu de l’interroger. Il savait que certaines choses étaient trop graves pour être formulées, lui-même ne trouvait pas les mots pour exprimer la crainte que lui inspirait sa mère, ou la haine viscérale qu’il éprouvait pour Jasper.

Depuis quelques jours, ce dernier s’était remis à le harceler. Il avait décrété que Larry serait la cible de la méchanceté de toute leur section et l’incident devant l’école avait fini par convaincre tout le monde d’en faire autant. Qu’une zoneuse soit venue à son secours n’avait fait qu’empirer les choses. Durant les heures de cours, Larry trébuchait sur des croches pieds, essuyait crachats et moqueries humiliantes en rapport avec la récente célébrité de son paternel. En effet, depuis la grève, bon nombre d’élèves connaissaient désormais le nom de Richard Green et, tandis qu’ils l’admiraient lui, Larry était vu comme un semi-fils, indigne de sa réputation.

Larry les détestait. Il se demandait comment serait sa vie lorsqu’il deviendrait ouvrier en compagnie de ces imbéciles. Au fond, il espérait que cela n’arrive jamais, qu’un cataclysme s’abatte sur eux et qu’il n’y ait aucun survivant, pas même lui. Quant à Jasper, il se prenait parfois à souhaiter le voir crever lamentablement sous ses yeux.

Si seulement une des machines pouvait lui écraser le crâne… ou mieux encore ! si seulement une Ombre pouvait lui arracher les yeux !

Sur cette pensée, Larry échappa aux foudres de ses harceleurs en esquivant habilement leurs jets de pierre à la sortie de l’école. Il trottina jusqu’à l’enceinte de son quartier, de peur d’être suivi et s’éclipsa dans la foule dense qui descendait en direction du centre-ville.

Parvenu au niveau des escaliers, qui plongeaient vers les ruelles bondées de travailleurs de nuit en route pour l’usine, l’agitation obligea Larry à se faufiler pour échapper aux coups de coudes et bousculades impitoyables. Il progressa lentement dans le vacarme des voix qui grondaient et bifurqua ensuite vers un autre escalier, dont les marches pavées de pierres étaient à moitié détruites, avant de parvenir à son point de rendez-vous.

Nina était déjà perchée sur le toit. Larry sourit en l’écoutant chantonner. Il escalada le mur de briques et la trouva à fouiller dans sa besace. Elle tremblait de froid, mais s’arrêta brusquement lorsqu’elle leva les yeux vers lui.

- Salut Larry, tu as des noisettes ? demanda-t-elle.

Comme tous les jours, Larry avait précieusement conservé sa petite ration pour les lui offrir. Au début, il faisait semblant de ne pas avoir faim pour les lui céder, afin de ne pas faire la démonstration d’une quelconque forme de pitié, mais au fur et à mesure, il s’était aperçut que cela n’importait peu à cette fille. Elle n’hésitait jamais à réclamer quoi que ce soit. Passer pour une miséreuse, elle n’était plus à ça près.

Il lui tendit le petit sachet cartonné et sans le remercier, elle y plongea avidement la main. Il s’installa face à la vue. Au loin, la lumière clignotait tandis qu’un gigantesque navire s’éloignait. On ne voyait de lui que quelques lumières, la nuit enveloppant la coque. Néanmoins, la lune gibbeuse commençait son ascension céleste et la mer revêtait une traine lumineuse aux reflets argentés. Les flots, comme un miroir, reflétaient l’unicité de chaque journée et Larry trouvait cela merveilleux.

Après avoir englouti l’entièreté du sachet, Nina alluma un mégot qui, de toutes évidences, avait été piétiné. Apparemment, elle n’était pas parvenue à faucher quelques cigarettes, à moins qu’elle ne les ait déjà fumées. Elle resta silencieuse, sans doute pour lui laisser la liberté d’apprécier l’horizon dans le calme.

N’en déplaise à la beauté de l’univers, les yeux de Larry, eux, étaient aimantés à Nina. Du coin de l’œil, il détaillait ses doigts frêles enserrer son mégot, sa chevelure rousse et poussiéreuse qui peinait à suivre les mouvements de l’air et sa bouche qui libérait un faible nuage de fumée. Si la plénitude existait, elle se trouvait partout où Nina se trouvait. Ses manies théâtrales, tel que vouloir faire des ronds de fumée dans le vent, lui faisaient tout oublier. En cet instant, le monde disparaissait. Les voix lointaines des ouvriers se dissipaient, le Mur gris, dont il voyait le sommet, s’effaçait. Seules Nina et cette mer sombre subsistaient, de même que la Lune, car elle luisait sur ses iris émeraudes. Nina renfermait en elle un monde, opaque et fuyant et Larry se prit à imaginer naviguer dans ses tumultes. C’était risqué, mais pour elle, il était prêt à s’y laisser sombrer.

Puis, il remarqua que le tissu de sa robe était plus sale que d’ordinaire. La pénombre l’obligea à plisser les yeux pour comprendre qu’elle était tâchée de sang séché. Hier encore, cette tâche n’existait pas.

- Ah, ça ! dit-elle en jetant un œil à la tâche, c’est pas l’mien, rassure toi.

Devancé, Larry n’en fut pas pour autant rassuré. Il lui lança un regard inquiet qu’elle esquiva.

- C’est celui de qui alors ?

- Laisse tomber.

Cette fois, il ne la laisserait pas s’en tirer. Nina était sa seule amie, son unique consolation dans ce monde. Il se jeta à l’eau, tant pis s’il devait y laisser des plumes.

- Non. J’veux savoir c’qu’il s’est passé.

Son ton grave laissa de marbre la zoneuse. Luttant pour ne pas tressaillir, il l’a saisi par le bras, mais le regard froid qu’elle lui lança l’électrifia.

- J’me suis défendue, c’est tout.

C’est tout ? s’indigna-t-il.

- Qu’est-ce qu’il s’est passé Nina, quelqu’un t’a fait du mal ?

Il se surpris à prendre un air menaçant, comme s’il s’apprêtait à retrouver le coupable et le lui faire payer de son sang. Nina soupira. Puis, elle fouilla dans sa chaussure droite et en retira un petit objet rouillé. C’était un couteau, suffisamment petit pour tenir dans sa chaussure, dont le manche était en bois, taillé grossièrement à la main.

Larry en eu des sueurs froides. Voilà ce qu’elle destinait à Jasper lorsqu’ils s’étaient battus.

- Il n’est pas mort, si c’est ce que tu veux savoir, lança-t-elle d’un air las, ce gros porc est bien trop plein pour claquer avec ça ! J’espère juste que sa plaie va devenir noire et qu’il perdra son bras.

- Qui est ce type ? qu’est-ce qu’il voulait ?

- Moi, de toutes évidences. La vieille Toulemonde ne lui suffit plus. Faut dire qu’elle est aussi rouillée que ce couteau, la vieille !

Le garçon en eut la gorge nouée. Un tsunami de questions déferla dans son esprit, sur les horreurs qu’elle avait subies, mais aussi celles qu’elle avait pu commettre. Avait-elle déjà ôté la vie ?

Le meurtre était puni de mort par pendaison dans la zone grise. Tuer un ouvrier était considéré comme un acte de haute trahison envers l’usine, dont la ressource humaine était la principale richesse. Aussi, la charge de travail et les boosts se chargeaient d’abréger l’existence de ses semblables. Les plus vieux d’entre eux ne dépassaient pas les cinquante ans. Larry n’avait jamais osé envisager de commettre un tel acte, pas même envers Jasper, dont il se contentait de souhaiter un malheureux accident.

Les yeux rivés sur cette petite lame érodée, dans laquelle se reflétait un rayon lunaire, Larry eut la sensation d’être emporté dans une tempête.

- C’est la vieille Toulemonde qui me l’a donné, ajouta Nina en parlant du coutelet, je l’ai appelé Furtif. Je sais, c’est con, mais sans lui je n’aurai pas survécu très longtemps.

Elle resserra sa petite main autour du manche.

- Tu n’peux pas imaginer le bien que ça fait d’enfoncer ce machin dans quelqu’un…

Larry se remémora son apparition, derrière Jasper, les rétines embrasées et ce rire, dément, indécent, tandis que ce dernier la rouait de coups. C’était cette facette de Nina qui l’avait fasciné dès le départ. Bien que choqué par les dires de son amie, il remercia cette petite lame du fond de son cœur de l’avoir protégée.

- Larry, dit-elle en lui attrapant le poignet, c’est pas les autres qui font de toi une victime, c’est toi qui décide de le rester ou non.

Intimidé par le contact glacé de sa main et ses yeux braqués dans les siens comme deux pistolets, il peina à déglutir.

- Je jure, ici, devant toi et la Lune, qu’un jour je serai quelqu’un d’important. Quelqu’un qu’il faudra craindre parce que je suis prête à égorger quiconque me barrera la route ! Je l’emmerde, moi, la zone grise, l’Ordre et le connard d’Esprit qui m’a fait naitre ! Maintenant que je suis là, il va devoir faire avec ! J’en connais des monstres et crois-moi, il vaut mieux être un monstre que rien du tout…

Elle relâcha son poignet et plaça la paume de sa main sale face à lui. A l’aide de Furtif, elle s’entailla la paume d’un geste sec et assuré.

- A toi, Larry, ordonna-t-elle, jure que tu réaliseras tes rêves !

Le garçon observa la main ensanglantée qu’elle lui tendait avec une excitation si intense qu’il eut l’impression que la gravité s’était inversée et qu’elle le poussait vers le ciel. Il sentit une énergie jaillir de ses entrailles et remonter jusqu’à son crâne, comme s’il eut soudain la conviction que l’univers tout entier s’était accordé jusqu’à cette promesse, qui depuis trop longtemps lui brûler les lèvres.

Alors, sans trembler, il s’empara du coutelet et s’entailla la main à son tour. La douleur fut vive et son sang s’amassa aussitôt dans le creux de sa paume, mais il attrapa la main de son amie et la serra, comme s’il s’agissait d’une bouée de sauvetage lancée à un homme à la mer.

Il prit une grande inspiration.

- Je jure, déclara-t-il, ici, devant toi et la Lune, que je quitterai l’usine ! j’irai naviguer sur toutes les mers du monde et que je ne laisserai personne m’en empêcher ! Je ne serai pas la victime de ce monde, ni celle de Jasper !

Leurs sangs entremêlés goutaient sur les tuiles.

- Fais-moi une autre promesse, murmura-t-elle.

- Tout ce que tu voudras ! s’empressa Larry, allègre.

- Jure-moi de ne jamais tenter de venir me voir dans la zone noire, Larry. Sous aucun prétexte.

Stupéfait, il demeura muet. Cette option ne lui avait pas effleuré l’esprit, mais, l’idée de ne jamais pouvoir voir de ses yeux la zone noire lui arracha un pincement au cœur.

- Pour… pourquoi ?

- JURE-LE-MOI ! S’écria-t-elle.

Larry n’en croyait pas ses yeux. Etaient-ce des larmes qui affluaient dans son regard tenace ?

- Je te le jure, Nina. Tu as ma parole…

En un battement de paupières, le voile humide se dissipa, donnant l’impression à Larry d’avoir halluciné.

- Bien, je vais rentrer, dit-elle, j’ai froid.

Sans lui dire un mot, il la regarda se lever, puis descendre le mur de briques. Il redoutait de l’avoir blessée en hésitant à faire cette promesse. Il se sentit tout à coup stupide et égoïste.

Il l’entendit atterrir sur les pavés.

- A demain, Larry !

Sa petite voix résonna depuis la ruelle et ce son l’arracha à toute sa mélancolie. Il se précipita vers le rebord du toit et cria à son tour, A demain, Nina ! en la regardant partir.

Il était encore tôt, mais le vent glacial eu également raison de lui. Il se mit en route, songeant au moyen d’éviter sa mère.

Lorsqu’il traversa la grande place en se frictionnant le bras de sa main saine, il aperçut des ouvriers ameutés, une vingtaine tout au plus, qui brandissaient des draps sur lesquels était écrit en grosses lettres : MOUVEMENT OUVRIER.

Larry n’en revint pas. Richard, Mitch et le vieux Goose étaient passés à l’action.

L’un des hommes scandait REJOIGNEZ LE MOUVEMENT ! tandis qu’un autre criait SOYEZ SOLIDAIRES ! avant d’annoncer à l’unisson RENDEZ-VOUS AUX MARCHES DE LA TERMITIERE !