Seconde 22

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Chère M.,

Je n'ai pas trouvé meilleur destinataire à cette lettre que la personne qui allait, de toute évidence, la lire. Quel manque d'originalité. La divinité des artistes me renie très certainement depuis ses enfers.

Comme tu l'as peut-être lu dans les mots écrits à cet.te "Ami.e" qui n'existe pas encore : mes rêves étaient envahissants les semaines passées. Ils germaient partout, sans prévenir, surtout le soir et le matin. Je peinais à les déraciner de mes chevilles. Ils s'accrochaient, ils s'acharnaient.

Par rêves, j'entends d'abord ces brumes de réalité qu'on grignoterait bien entre deux dépressions. Celles qui transforment le décor, celles qui font pousser des pavés sous nos pieds, grandir des sourires aux fenêtres, fleurir le grand amour dans l'encadrement d'une porte d'entrée, revenir des soldats de guerre… Des rêves de grandeur, des rêves de bonheur. Quelle folle jeunesse je fais, terrée entre quatre murs à espérer que le monde vienne à moi, sans qu'on ne l'y oblige. J'attends du grandiose en me sachant moitié brûlante, moitié morte. Je danse sur un fil, je le sais, car, éternelle insatisfaite, je voudrais beaucoup. Mais l'univers n'est pas assez épais pour qu’on lui bouffe une part trop grande de magie. À l'heure qu'il est, ce n’est pas la tristesse qui m’anime. Je suis simplement - simplement ? - perdue sur les frontières séparant le tangible des chimères. Et je me questionne. Faut-il se méfier de ceux qui se contentent de dévorer sans s'inquiéter plus que cela des retours de flammes ? Faut-il se méfier de ceux qui pensent qu'un sourire est un sourire, que demander signifie obtenir ? Je crois que l'amertume encrasse mon cœur : cette semaine, j'ai haï une amie de se plaindre d'un quotidien que je lui aurais bien arraché pour faire mien. Cette semaine, j'ai haï une amie. Il faut comprendre que la jalousie infecte mon cœur car, par rêves, j'entends ces morceaux de bonheur qui bullent contre la langue alors qu'on les savoure et j'en ai assez peu senti le goût les semaines - les années ? - passées.

Mais par rêves, j'entends aussi les images que le cerveau nous impose, celles qu'on ne contrôle pas, ou si peu, qu'on revoit par bribes au petit déjeuner puis qui tendent à s'effacer pour les suivants. Quand on allait encore au collège ou au lycée, j'avais l'habitude de les laisser terminer leur course pendant mon trajet en bus, puis j'en inventais d'autres jusqu'à ce que le sommeil m'emporte. Les rêves m'engloutissaient des heures, sans altérer le présent car j'en tirais juste la bonne dose de créativité. Je brodais tout du jour, en pensée ou au crayon, avec les fils restants des nuits passées. Mais à vieillir, l'équilibre s'est quelque peu renversé : la douceur me dit adieu et, lorsque la vie décide de me bousculer d'une catastrophe, je me mets à redouter les épisodes paradoxaux car ils abusent mes souvenirs allègrement, sans que je ne puisse les en empêcher. Les semaines passées, le matin m'accueillait après une longue lutte contre moi-même, car il n'était pas rare que je finisse avec la même image omnisciente : mon torse éclaté et quelques touffes de cheveux souillant le carrelage. Lorsque mon portable sonnait, je m'extirpais brutalement de mes draps et de ma tête en espérant que ni l'un ni l'autre ne me poursuive, que ni les autres ni moi ne me poursuivent. Toi qui crains la mort, dis-moi en quoi le rêve diffère lorsqu'il ne nous recrache jamais et répète ses affreux schémas presque chaque nuit. J'ai porté la mort, tu sais, et je ne crois pas en avoir peur. J'ai réchauffé le corps frigorifié d'une amie, tout contre mes bras, puis j'ai planté ce corps comme on plante une graine. Aucun arbre n'a encore poussé, c'est l'hiver. À la place, je l'ai imaginée pourrir des nuits entières où le sommeil me trouvait un peu trop. Avant elle, j'ai fait le deuil d'un alcoolique, tenté d'oublier une égocentrique, ai déposé des fleurs sur la tombe d'un modèle. J'anticipais mes rêves chaque soir : je sais quand les démons m'attendent. Toi qui crains la mort, dis-moi en quoi la vie diffère lorsqu'elle nous garde jalousement devant la toile d'un passé qui n'existe plus, ou peut-être, n'a jamais existé.

Mes rêves, les semaines passées, m’oppressaient. Comment sont tes rêves ? Je ne crois pas pouvoir apprécier les miens mais j’aimerais connaître ceux des autres. On devrait créer une boite aux lettres à rêves, et observer ce qui en déborderait. Des chevaliers ? Des jeux amoureux s’inspirant du téléphone arabe ? Des remake d’Alice au pays des amères veilles ? Des châteaux de cartes ambulants qui s’écrouleraient au moindre toucher, une figure paternelle qui disparaitrait d’un simple regard, des livres mangeurs d’étudiants, des reines sans coeurs partant à la pêche aux palefreniers ? Je voudrais savoir quelles pensées courent, la nuit, dans la tête de ceux qui les cachent de jour.

[lettre à une amie]




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