Seconde 54

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À l'opposé de la Bulle, un autre bateau vogue près d'une vertigineuse falaise de roche crème placardée de mousse verte en parallélépipèdes rectangles singulièrement géométriques. L'esquif bouge peu même lorsqu'il pleut, ses grands yeux fixent sévèrement et à toute heure les sexes fuchsia des marronniers luxuriants. La coque est faite de linoléum crasseux et les parois sont de vieux chêne aux fixations oxydées. J'étouffe régulièrement et somme les matelots de souffler les bougies, les murmures et le vent. Qu'on entende plus que cet océan de platanes, et les corbillats qui y rivalisent de vocalises. Un s'étouffe parfois, ressuscite invariablement.


M ouvre la porte précautionneusement, elle arrive la dernière bien qu'on ne l'attendait pas vraiment : on était déjà tous lancés comme des oiseaux-fusées depuis un bon moment, perdus dans des vapeurs de sigles. P n'a pas touché à un repas depuis qu'il s'est réveillé, je le dénonce et M lui plaque une banane sous le nez. Une histoire d'art contemporain, le fruit est fixé au mur, dévoré par les pixels. Mais quel monstre a-t-on créé ? Je n'ai que des questions, exceptionnellement les réponses. Alors, mon œil se porte au dehors. Et je vois, au creux de cette grande cuvette urbaine, les toits et l'asphalte se décomposer. 


On sort, on nage, on part loin. Nous sommes piquées dans le bitume à l'instar des titanesques platanes qui gondolent le parking avec autant d'aisance que si le sol était d'argile, et dont les multiples bras se hérissent en hourra, prêts à accueillir les serres des gras corbeaux aux profils de stars de cinéma. Sans s'annoncer, un grondement de machine, la faim mécanique du moteur, harangue le vaste espace calme des monts de tuiles. Nos têtes se lèvent. Les pâles brassent le ciel. C'est l'envol des ichtyoptères, dans la brume claire, entre les masses de nuages mousseux. Alors, on se demande : savent-ils là-haut qu'on trace leurs contours et leur trajet du regard, en bas ? On prend terre comme de grands plants de chair, et tout là-bas, si proches, les coquilles à pression pulsée sillonnent l'infini, intestin du trafic des polytraumatisés.



- Extrait d'une vie et de celles des autres - 

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