Seconde 58
On est ce que l'on mérite. Je suis un "bon appétit" en bordure d'escalier. Un paillasson vorace sur le pas de vos portes. Un "bonjour" sous-titré de minuit qu'on remarque parce qu'on est un peu fatigué et qu'un "bonsoir" aurait été plus approprié.
Traversons la ville sous les paravents d'Ève, drapeaux turbulents brodés de séquences obscènes, la brise levée, Belle Époque coincée parmi les déjections d'un cendrier de porcelaine. Comment est-on ce que l'on mérite ? J'ai veillé l'horloge toute la nuit, accueilli avec soulagement l'éclat blanchâtre du jour au pied de mon lit où le silence avait insidieusement fait son nid. Serais-je donc ainsi, un bonhomme de cire dans un drap en sueur, car je le mérite ? Et me le confirmeras-tu sans triple mesure, comme ça : "bon appétit, ma jolie" ? Régale-toi de ce monde orange trop rangé dont les couleurs n'osent jamais haranguer les garçons peureux de tout, cheveux aux orteils.
Traversins d'un jaune régurgité en pagaille, chœur en vitraux polis façon Art Nouveau que je vomis, cellule à cellule, cive par cive, amas coloré de choses et d'autres, tout ce que je pourrais vendre de moi, que de futilités entassées comme les plus belles trouvailles de l'univers dans une coquille débilitée par l'attente, et l'envie, et la paresse, et le désir fou d'être pour rien et de disparaitre face au trop plein. Mais tout au creux, là, de mon corps pensif, les flammes du Bazar lèchent les cordages et je pourrais prendre le large, la hauteur, le dernier wagon d'une file de nuages, partir en quête du Moi dans un monde-temple de l'Autre. Je crois - non, c'est une certitude - qu'il me serait aisé de te laisser derrière, toi et les regards éperdus, monstre de retenue qui ne retient pas le silence comme une invitation. Alors, je cadenasserais pour toujours la boîte noire renfermant un "bon appétit" et le souvenir de la cuillère en bouche sous le plafond gras, le cul pris à défaut par un sol envahi d'une myriade de condylomes en linoléum.
L'on est sans doute ce qu'on mérite mais j'en décide autrement et, me promenant sous les tentures bigarrées de ce côté de Strasbourg, longeant les quais et ses troncs dressés comme des hallebardes à l'encontre des passants, j'estime devenir ce que je crée. Mais toi qui attends, chair passive et grotesque aux grands yeux doux dépourvus de courage, que mérites-tu ? Si d'aventure l'on se recroise, je te souhaiterais un "bon appétit" quelle que soit l'heure et peut-être t'en pâmeras-tu. Après tout, les meubles bougent si on leur fait du pied.
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