03. On fera mieux demain

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Oriane

Robin jette un nouveau coup d’œil en direction de l’entrée et soupire en repoussant sa part de tarte au citron. Il était tout fier d’avoir préparé ça pour son père. Manque de chance, Papa a appelé pour avertir qu’il aurait du retard. L’un de ses employés est malade et il devait assurer des visites. Je comprends qu’il veuille réussir et agrandir son agence, sincèrement. Moi-même, j’aimerais pouvoir diversifier mes contrats, en prendre davantage et m’épanouir dans mon boulot, mais pas au prix de la sérénité de la petite tête triste face à moi.

— Bon, vu l’heure, ton père passera te faire un bisou en rentrant. Va te brosser les dents, Trésor, je vais débarrasser la table. Je suis sûre que Papa dévorera sa part avant d’aller au lit.

— Papa travaille trop, me répond-il avec ses mains qui s’agitent sous l’effet de l’énervement.

— C’est ce qui te permet d’aller au tennis, d’avoir les dernières Nike et de dévorer autant de glaces que tu veux sur le port, mon Chat, soupiré-je. Je discuterai avec lui, d’accord ? Il doit embaucher bientôt, ça ira mieux après ça.

— Je mangerai moins de glaces et comme ça, il sera là plus tôt ! répond-il en souriant.

— Et pour les dernières Nike ? ris-je. Pas prêt à les abandonner, elles ? Allez, file te préparer pour aller au lit, Robin, j’arrive pour réclamer mon câlin, je te préviens !

Il lève les yeux au ciel, un sourire au coin des lèvres, et saute du tabouret avant de quitter la cuisine. Je prends le temps de débarrasser la table, traîne un peu en espérant que Louis rentre avant que je ne couche Robin, tout en essayant de ne pas trop ruminer son absence au dîner. Heureusement que ça n’arrive que rarement. Louis est un bon père, il aime vraiment son fils, il a juste choisi de se plonger dans le boulot pour oublier que son fils ne sera jamais un enfant comme les autres, je crois. Et je le comprends, une fois encore. Quand nous avons appris sa surdité, tout s’est cassé la figure. L’image de l’enfant qu’on rêve d’avoir se brise, et la réalité est beaucoup moins joyeuse. Mais il faut rester debout, faire avec et se battre pour que son enfant obtienne le meilleur.

J’éteins les lumières du rez-de-chaussée et ferme la porte à clé avant de monter au premier, où je trouve Robin assis sur son lit en train de lire un Manga. Il ne lève même pas les yeux dans ma direction lorsque je passe devant lui, et je m’allonge dans son dos en attendant qu’il ait terminé sa page. Ou ses pages… Il traîne, comme toujours, plongé dans ses mondes imaginaires plutôt que dans cette réalité qui l’étouffe parfois.

Un sourire niais se niche sur mes lèvres lorsqu’il se blottit enfin contre moi pour le petit rituel du soir. Bon sang, j’espère qu’il va durer le plus longtemps possible, celui-là, même si je galère toujours à m’extraire du lit une fois qu’il est endormi. Nous passons un petit moment dans cette position, lui tentant de se calmer après sa journée, moi me repaissant de sa présence, caressant son dos et jouant avec ses petites boucles châtains. Même s’il grandit et qu’il a moins de difficultés à communiquer, Robin reste fatigable parce qu’il est en constante recherche d’informations visuelles pour pallier sa surdité.

Je dépose finalement un baiser sur son front et m’extirpe délicatement du lit. Toujours pas de bruit au rez-de-chaussée, ça tombe bien, j’ai du boulot. Je monte au deuxième pour gagner mon bureau et fignoler ma dernière proposition pour le logo de la fleuriste, et c’est plus d’une heure plus tard que je suis sortie de ma concentration par la porte qui s’ouvre dans mon dos. Je fais mine de rester concentrée sur le dessin que je réalise sur ma tablette graphique et me crispe légèrement quand Louis passe ses bras autour de mes épaules et m’embrasse sur la tempe.

— Tu as goûté la tarte au citron que j’ai laissée à la cuisine ?

— Oui, elle était délicieuse. C’est gentil de m’en avoir laissé un morceau.

— C’est ton fils qui l’a faite cet après-midi, en rentrant de chez l’orthophoniste. Il aurait aimé que tu sois là pour la manger avec lui…

— J’ai un client qui est arrivé tard. Tu sais, le temps de l’emmener voir le bien, avec les bouchons, j’ai galéré… Tu sais bien que je dois développer l’agence si je ne veux pas qu’elle sombre…

— Robin t’en veut, Louis… Je… je comprends et j’entends, mais il faut que tu fasses un petit effort pour lui, s’il te plaît. Il a besoin de son père.

— Il m’en veut ? Mais tu ne lui as pas dit que je devais travailler pour ne pas qu’on se retrouve sans argent ?

— On ne manquera pas d’argent si tu bosses moins, j’ai plus de revenus maintenant, marmonné-je. Et il est prêt à diminuer les glaces si ça peut lui permettre de te voir davantage.

— Qu’il est mignon. Je lui dirai demain que je vais faire un effort. Je crois qu’on a trouvé notre nouveau collaborateur, un jeune qui a l’air prometteur selon Vianney. Tu verras, je serai plus présent.

J’acquiesce alors qu’il dépose quelques baisers dans mon cou.

— Tu crois que tu pourrais l’emmener à l’école demain matin pour compenser ? Ou… je ne sais pas, aller le chercher un midi pour l’emmener déjeuner entre mecs ?

— Oui, ça devrait pouvoir se faire, mais là, ce n’est pas à demain que je pense, répond-il en empaumant mes seins.

— Louis, soufflé-je sans pour autant le repousser, j’ai encore du boulot… Je ne suis pas en avance sur le logo de ta fleuriste.

— Il est trop tard pour travailler, ma Chérie, c’est toi qui l’as dit. Et j’ai envie de toi, ajoute-t-il en me faisant des bisous dans le cou.

Ok, ne pas s’énerver… Rester calme. Si seulement je n’étais pas têtue, je flancherais. Après tout, ça fait un petit moment que Louis et moi n’avons pas couché ensemble. Sauf que c’est aussi une solution de facilité. Ne pas entrer en conflit, garder pour soi ce qu’on pense…

Je me lève et me love contre lui pour l’embrasser tendrement.

— Sauf que je n’ai pas pu bosser cet après-midi puisque j’emmenais notre fils à son rendez-vous. Je suis sûre que si on compte le nombre d’heures de travail aujourd’hui, tu me bats largement.

— D’accord. Dépêche-toi de terminer, alors, je t’attends au lit.

— Tu as l’air épuisé, Chéri, soupiré-je en passant ma main dans ses cheveux. On remet ça à demain, plutôt ?

— Demain ? Tu ne dis pas ça parce que tu n’as plus envie de moi, quand même ?

Est-ce le cas ? Louis est plutôt bel homme, assez doué au lit. Il est tendre et attentif, parfois fougueux et plus dominateur. Il fut un temps où l’on s’est beaucoup amusés, tous les deux.

— Peut-être que, ce soir, je suis juste un peu trop en colère contre mon mari qui a son boulot pour maîtresse depuis un moment, mais que je n’ai pas envie qu’on se dispute alors je garde ça pour moi. Il faut croire que ça agit sur ma libido, lui dis-je calmement.

— Eh bien, ton mari a promis de faire des efforts, ça n’agit pas aussi sur ta libido ? Et en plus, ton mari sait comment te détendre, tu sais ?

— Mon mari ? Quel mari ? souris-je innocemment. Le mien est devenu un fantôme dans cette maison.

— Tu es décidée à me contrarier, ce soir, c’est ça ? me répond-il un peu vivement en s’éloignant de moi, visiblement calmé dans ses ardeurs.

— Peut-être que je me venge, oui. Est-ce que je peux espérer t’avoir rien que pour moi pour nos dix ans de mariage, la semaine prochaine ? Ce genre de question, c’est vraiment pour te contrarier, Casper Chéri, pouffé-je. Quoique je pourrais ajouter que tu l’as peut-être oublié, histoire de bien voir ta moue grimaçante.

— Mais non, je n’ai pas oublié. J’ai même posé ma journée, grince-t-il, toujours fâché.

— Oh mon Dieu, surjoué-je. Merci de prévenir, mon Chéri. Tu sais que j’ai moi aussi des obligations, beau gosse ? C’est quoi le programme de cette magnifique journée, alors ?

— Si c’est comme ce soir, on jouera au bridge toute la journée, grommèle-t-il.

— Il est tellement facile de vous contrarier, Monsieur Rosenthal, c’en est risible, souris-je. Je suis désolée de ne pas me rendre disponible dès que tu daignes m’accorder de l’attention. Ça fait peut-être de moi une garce ou… ce que tu veux, mais je ne suis pas un sextoy, mon Chéri, tu sais ? Le devoir conjugal, c’est une notion dépassée.

— Oui, vive le féminisme de notre époque. C’est marrant comme vous l’utilisez quand ça vous arrange.

Ben voyons… J’hésite entre lui rire au nez et le mettre à la porte, là. Le Louis bougon peut être tellement mignon que ça m’énerve quand il devient désagréable.

— Tu vois, il valait mieux éviter que je te dise ce que je pense, et donc que tu poses des questions sur mon envie de toi. Ça risque de mal finir. Ce n’est pas parce que je te dis non que tu ne m’attires plus, Louis. Est-ce que je te demande si ton désintérêt pour notre famille au profit de ton boulot veut dire que tu n’as plus envie de moi ? Pas que je sache, même si ça pourrait m’interroger…

C’est même un fait, en vérité, mais je me garde bien de lui faire part de mes pensées. Je sais qu’il a envie que son agence prospère, Louis a toujours été quelqu’un d’ambitieux, mais rentrer tard tous les soirs ou presque, s’enfermer dans son bureau même le samedi… Il fut un temps où nous sortions tous les vendredis soirs, d’où la nuit de Robin chez mes beaux-parents, mais cette époque est révolue depuis un moment déjà. Trop de boulot, trop fatigués, les excuses venaient aussi bien de lui que de moi, en vérité.

— Il faut toujours que tu compliques tout, soupire-t-il. J’essaie de mettre ma famille à l’abri du besoin parce que je l’aime, c’est tout. Désolé si je suis maladroit ou trop absent…

Je soupire et l’attire sur le sofa pour me blottir contre lui. Louis ne tirera pas son coup ce soir, mais on ne se couchera pas fâchés non plus. Hors de question que Robin ressente une quelconque tension entre nous tant que je peux l’éviter.

— Je le sais, Louis, et je ne te remercierai jamais assez de t’assurer que nous ne manquons de rien depuis la naissance de Robin. Je le comprends, je te promets, et je t’en suis reconnaissante. Sauf que ton fils réclame son Papa, et moi… moi, je crois que j’ai besoin d’être autre chose que juste la maman d’un enfant handicapé, et un peu plus que ton intendante. Ne te fâche pas, Chéri, s’il te plaît, c’est mon ressenti ces derniers temps. Toi, le compte en banque, moi, la ménagère. C’est vraiment ce qu’on veut, ces rôles ?

— Non, ce n’est pas ce qu’on veut… On fera mieux demain, non ?

— Hum… Y a des chances, oui. Allez, file au lit, je finis vite fait mon boulot et je te rejoins. Vous me mettez en retard, Monsieur Rosenthal, ce n’est pas bien sérieux, souris-je avant de l’embrasser de manière plus appuyée.

— Je vais au lit, mais je t’attends quand même pour mon câlin du soir, mon Chou. Ne me fais pas languir trop tard.

J’acquiesce et retourne m’installer à mon bureau. Je suis crevée, mais contrairement à mon mari, pas d’heures de bureau pour moi. Comme depuis la naissance de Robin, je vis en fonction de lui. Alors je ne vais pas en plus me contraindre à respecter les horaires de Monsieur. Je n’ai plus vingt ans, plus l’envie de lui plaire à tout prix, d’accéder à ses moindres désirs par peur qu’il préfère aller s’enticher d’une autre fille. Aujourd’hui, le seul homme pour qui je ne raterais un câlin du soir pour rien au monde, c’est Robin. Son père, lui, en a manqué plusieurs à cause de ses soirées entre collaborateurs, donc je ne vais pas culpabiliser de mon côté. On fera mieux demain, après tout.

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