13. Robin le stratège de guerre
Oriane
Robin tire ma main pour m’entraîner dans les étroites marches jusqu’à l’extérieur du Bunker, tout sourire. Il se stoppe brutalement et observe les alentours dans la petite cour du musée, avant de reprendre sa marche, tirant sur mon bras, pour se poster près du char Sherman, à côté de son père qui l’observe avec attention. Un dimanche, une sortie tous les trois, voilà qui n’était pas arrivé depuis un bon moment. Généralement, Louis est fatigué et préfère rester à la maison, ou Robin a la flemme et veut jouer à Fifa avec son père. Cependant, quand mon mari a proposé à notre fils de filer à Ouistreham aujourd’hui, de visiter Le Grand Bunker, musée consacré à la Seconde Guerre Mondiale, ses yeux se sont mis à pétiller d’envie et d’excitation. Louis a marqué des points, assurément.
— Tu sais que la barge là-bas a servi pendant le tournage du film Il faut sauver le soldat Ryan ?
— J’ai vu, oui.
Ok. Si je fais des efforts, lui semble décidé à avoir le minimum d’interactions possibles avec moi. Un pur bonheur. Monsieur m’en veut encore et toujours pour mon intervention de jeudi face à ses employés... Ajoutez à cela mon absence dans le lit conjugal vendredi soir lorsqu’il est rentré de chez sa Môman, et j’ai obtenu le parfait mari insupportable. Samedi, il est allé dans son bureau à sept heures du matin pour chercher bruyamment je ne sais quoi, pièce qui se trouve à côté de la chambre d’amis où je dormais. Il a passé sa journée à l’agence, nous laissant seuls tout l’après-midi avec ses parents, une nouvelle fois. Il n’est rentré que pour le dîner et a emmené Robin manger une glace sur le port sans même me proposer de les accompagner. Vexé, le mâle de la maison. J’ai presque envie de dire que ça me va, au moins j’ai droit à une réaction plutôt qu’à une totale indifférence, puisqu’il cherche à me vexer à mon tour. Sauf que sa réaction ne concerne pas nos problèmes de couple mais plutôt son petit ego blessé.
— On file à la plage pour déjeuner ? signe Monsieur Bougon en direction de notre fils.
L’intéressé sautille sur place en acquiesçant vivement, attrape la main de son père et l’une des miennes pour nous entraîner vers la sortie. Sa bonne humeur fait plaisir à voir et me donne le sourire alors que nous déambulons sur le trottoir pour rejoindre la voiture, où Louis récupère une petite glacière et un sac de plage qu’il me tend. Quelques minutes de marche sont nécessaires pour rejoindre le sable, où nous nous installons sur une grande serviette.
J’ai droit à mon premier regard franc lorsque j’enlève mon gilet pour dénuder mes épaules et profiter du soleil. Oh, pas de contact eye-to-eye, non, Louis lorgne mon décolleté en V pendant que je sors le nécessaire de la glacière. Un “merci” du bout des lèvres lorsque je lui donne son sandwich est le seul début de conversation que nous avons, rapidement avorté par mon “bon appétit”.
La colère a été remplacée par la peine. Ça me chagrine de voir que nous en arrivons là. Il est bien mignon, Beau-Papa, avec son discours sur la communication. Comment le faire quand son têtu de fils préfère se murer dans le silence ? La sensation de me battre seule pour notre couple me prend aux tripes, et je fouille mon sac à main frénétiquement pour me cacher derrière mes lunettes de soleil lorsque je sens les larmes me monter aux yeux.
Le problème, avec un enfant qui ne parle pas de vive-voix, c’est que le repas est silencieux si les adultes n’ont rien à se dire. Alors je me perds dans la contemplation de la mer et des gens installés autour de nous. Les couples me serrent le cœur, voilà où j’en suis arrivée. Dix ans de mariage même pas fêtés et un éloignement qui me paraît de plus en plus profond. J’essaie de ne pas me laisser aller à la mélancolie et taquine Robin sur le sujet des filles, ce qui me pousse à éprouver un plaisir malsain quand Louis lui demande qui est la petite Eléanore. Évidemment, il passe tellement peu de temps à la maison, en ce moment, qu’il ne sait rien des amourettes de son fils.
L’eau est trop fraîche pour se baigner entièrement, mais nous partons tous les trois nous tremper les pieds. C’est le moment que choisit mon fils pour rompre la glace, apparemment trop visible, entre ses parents.
— Donne-moi ton téléphone, Maman, signe-t-il. Je veux envoyer une photo à Tata. Mettez-vous tous les deux devant l’eau !
Je m’exécute docilement et approche de Louis qui semble prêt à faire un effort, puisqu’il passe son bras autour de mes épaules.
— C’est bon, tu as fini ? l’interroge rapidement Louis. Viens avec nous et donne-moi le téléphone.
Je crois que le sourire de Robin lui fait autant plaisir qu’à moi, puisqu’il descend son bras autour de ma taille et m’incite à me poser sur sa cuisse alors qu’il s’accroupit pour que nous soyons tous les trois à la même hauteur. Bon sang, comme ces contacts me manquent…
— Elle est parfaite, cette photo ! signe Robin avant de récupérer mon téléphone pour contacter Rachel.
Je profite d’être proche de Louis pour déposer un baiser sur sa joue, cherchant par cette occasion à le remercier pour ce dimanche en famille.
— Tu me manques, tu sais ? soufflé-je en reportant mon attention sur Robin, concentré sur sa tâche.
— Tu en es vraiment sûre ? Depuis quelque temps, j’ai l’impression que nous sommes juste deux étrangers et que nous cohabitons pour le bien-être de notre enfant, rien de plus.
— C'est la sensation que j'ai aussi et je déteste ça. Je ne sais plus quoi faire, Louis, je… Dis-moi quoi faire pour arranger les choses, je ne supporte pas cette distance entre nous…
— Peut-être qu’il n’y a rien à faire, Oriane. Tu sais bien pourquoi nous avons décidé d’essayer de vivre cette histoire de couple. Je ne regrette rien de ce que nous avons vécu, surtout ne te fais pas de mauvaises idées. Si c’était à refaire, je le referais parce que nous avons partagé plein de bons moments. Mais je pense que je me suis trompé. Même si tu as beaucoup d’affection pour moi, je me demande si tu ne m’as vraiment aimé. Et moi, à force d’espérer, je pense que quelque chose s’est brisé. Pourquoi tu crois que je fuis dans le travail comme je le fais ?
Je viens de me prendre une violente gifle et elle pique comme jamais. Le pire, c'est que je ne sais pas si elle fait mal parce qu'il doute de mes sentiments, ou s'il a une vision plus claire que moi des choses. Peut-être que je me leurre sur notre relation ou sur l'amour, tout court. Oui, j'ai énormément d'affection pour lui, je l'aime, bien sûr que je l'aime. Est-ce que c'est trop peu ?
— Est-ce que… tu as rencontré quelqu'un d'autre, c'est ça ? murmuré-je en me concentrant sur Robin qui joue au ballon plus loin pour ne pas avoir à affronter son regard.
— Non, du tout. Mais je suis en train de me dire que si on s’accroche, on se prive peut-être de quelque chose d’autre ? Je n’ai pas envie d’abandonner, ma Chérie, mais si tu veux qu’il y ait moins de distance entre nous, il faut qu’on soit deux à essayer, j’en suis convaincu. Je veux bien faire un effort, essayer de moins travailler même si on est à une période charnière pour l’agence, mais est-ce que toi tu serais prête à ne pas me renvoyer à toutes mes insuffisances tout le temps ? Est-ce que tu souhaites redonner une chance à notre histoire ? On l’a construite sur un compromis qui nous allait à tous les deux il y a dix ans, est-ce qu’il est toujours valable et suffisant ?
— J'ai besoin de toi, Louis… Et il ne s'agit pas de compromis. Tu es mon partenaire de vie, je suis prête à tous les efforts pour que ça marche, mais j'ai besoin de me sentir moins seule pour ça. Je suis désolée si tu ne ressens pas tout l'amour que j'ai pour toi, mais il est bel et bien là, dans chaque attention que je te porte au quotidien. Sauf que je suis en train de me noyer dans ce quotidien, tu comprends ? Je ne sais plus quoi faire pour attirer ton attention…
— Ne pas m’abandonner pour aller dormir dans la chambre d’amis, ça aiderait, déjà, maugrée-t-il. Quelle image on donne en faisant ça ? Désolé si je ne suis pas assez présent, ces temps-ci, mais c’est juste une mauvaise période à passer. Avec l’arrivée d’Hugo, ça devrait vite aller mieux et nous deux, ça reprendra comme avant. On a tenu dix ans, c’est pas un petit moment de flottement qui va tout remettre en question. Et tu as vu comme Robin a manigancé pour qu’on se rapproche et qu’on ait cette discussion ? S’il pouvait nous entendre, je te dirais qu’il est en train de nous espionner pour savoir ce qu’on est en train de se raconter, sourit-il en faisant un petit signe à notre fils qui s’est arrêté un instant avant de repartir à la poursuite de son ballon.
— Cet enfant est beaucoup trop empathique et futé pour nous. Je suis désolée pour vendredi soir, mais… ce que tu as dit à tes parents m'a trop touchée, je voulais marquer le coup. Ce n'était sans doute pas la meilleure chose à faire, mais à ce moment-là, tout ce à quoi je pensais, c'était te montrer ce que ça ferait si je n'étais vraiment pas là pour te soutenir, si tu te retrouvais seul… Bref, je déteste qu'on se fâche et ton sourire me manque, Beau Blond…
— Alors, réconcilions-nous et profitons du reste de cette journée, Jolie Brune. Tu me fais un petit bisou ?
— Un petit bisou ? Du genre… comme ça ? lui demandé-je en posant tendrement mes lèvres sur sa joue.
— Non, j’avais en tête un gros bisou, alors, dit-il en riant avant de m’embrasser.
Je savoure ces retrouvailles et me love contre lui, l’enlaçant fermement pour lui rendre son baiser et tenter de lui faire passer mes sentiments. Certes, notre mariage n’a pas eu des débuts communs et j’avais bien conscience à l’époque qu’il avait des sentiments pour moi qui étaient plus forts que l’amitié que je lui vouais, mais les années ont créé une complicité forte et un besoin d’être avec lui, d’avancer main dans la main avec cet homme bon qui m’a permis d’offrir une famille à notre fils. Il a raison, profitons de ce moment ensemble, quitte à mettre de côté cette question qu’il a réussi à implanter dans mon esprit : Est-ce vraiment de l’amour dans le sens qu’il souhaitait déjà à l’époque ?
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