17. Aux abonnés absents

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Oriane

Je ne sais pas trop pourquoi je m’acharne encore à regarder mon téléphone portable, et Rachel s’agace en me le prenant des mains pour le ranger dans la poche arrière de son jean, poussant un soupir de la mort. Heureusement qu’elle n’a pas bu, elle a soufflé tellement fort, je suis sûre que si je devais faire un éthylotest, il serait positif.

Robin jette un œil dans ma direction, m’interrogeant silencieusement, mais ma moue doit être suffisamment claire pour qu’il n’ait pas à signer quoi que ce soit, de toute façon.

— Si tu ne lui coupes pas les couilles, c’est moi qui vais le faire, bougonne mon amie.

— Rach ! la réprimandé-je. Tu veux bien parler correctement, s’il te plaît ? Il y a des enfants aux oreilles qui traînent absolument partout.

— Oui, des gamins que je surveille parce que ton imbécile de mari n’est pas capable de quitter sa foutue agence pour venir à l’anniversaire de son propre fils.

— C’est vendredi, son anniversaire. Aujourd’hui, ce n’est que la fête avec ses copains.

— Copains que je surveille parce que lui ne s’est pas pointé. Comment tu aurais géré ces petites terreurs si je n’avais pas pu me libérer ?

Je hausse les épaules et continue de rassembler les assiettes en carton et autres détritus pour les jeter, tandis que le petit groupe est attablé autour de la table basse pour une partie de La Bonne Paye.

— Je commence à avoir l’habitude de tout gérer seule, ici, de toute façon.

— Attends, Ori, je rêve ou t’es juste en mode dépitée, là ? Tu acceptes et tu la boucles ?

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse, Rach ? J’ai essayé de le faire réagir. Je lui ai dit qu’il pouvait me faire payer ce qu’il voulait, mais qu’il devait rester irréprochable pour Robin, et ça me tue qu’il le déçoive.

— Oh, à mon avis, votre fils va lui faire payer et ce sera bien mérité.

Y a des chances, en effet, et ça m’ennuie qu’il doive en arriver là. En attendant que Louis daigne se pointer, je me retrouve à gérer les parents bavards qui veulent tout savoir de l’après-midi de leurs enfants avant de les rembarquer, et il est quasiment dix-neuf heures quand je rejoins Robin sur le canapé. Rachel vient de partir et nous nous retrouvons enfin seuls, au beau milieu de la salle, dans un bordel pas possible parce qu’il a fallu qu’il pleuve des cordes forcément aujourd’hui et que nous avons dû improviser et passer l’après-midi à faire des jeux à l’intérieur. Mon chez-moi ne ressemble plus à rien et je vais passer une bonne partie de ma soirée à tout ranger et nettoyer. Ô joie…

— Tu as passé un bon après-midi, Trésor ? signé-je avant de passer ma main dans ses cheveux trop longs.

— Oui, c’était cool. Tu as des nouvelles de Papa ?

Je fais non de la tête et mon fils soupire en se blottissant contre moi. Cette pilule-là va être difficile à avaler. Tout ça pour un fichu rendez-vous avec le maire d’après Fabienne, prévu au dernier moment. Tout ça, encore et toujours, pour son agence. Nous passons donc un petit moment tous les deux à nous câliner, et, si je savoure cette proximité avec mon grand garçon, j’ai mal pour lui qui est si déçu que son père ait été absent.

Louis rentre alors que nous sommes en train de manger une légère salade de tomates. Robin n’avait pas faim après avoir largement profité des sucreries et de son gâteau, et il picore dans son assiette sans grande envie. Mon cœur se serre lorsqu’il détourne la tête au moment où son père veut l’embrasser, refusant ainsi de le saluer. Louis tique, me lance un regard auquel je réponds par un haussement d’épaules, puis il vient m’embrasser sur la joue.

— Vous avez passé un bon après-midi ?

— Super, oui, réponds-je laconiquement.

— Maman, j’ai plus faim, signe notre fils. Je peux sortir de table ?

— Vas-y, oui. Va prendre ta douche, je te rejoins pour le coucher.

— Attends, Champion !

Sauf que Robin ne le regarde pas et saute du tabouret pour sortir de la cuisine. Je ne le réprimande pas parce qu’il ne dessert pas sa table et ne fais pas non plus en sorte qu’il revienne dans la pièce. Rachel avait raison, il fait payer à son père son absence et j’ai envie de dire que c’est bien fait pour ce dernier. Nous lui avons demandé un mercredi après-midi et il n’a même pas été capable de respecter ça.

Je vois du coin de l’œil mon mari chercher son repas, et jubile quand il ouvre le réfrigérateur. Depuis combien de temps n’a-t-il pas préparé le dîner ? Une éternité, c’est sûr. Je l’ignore, un peu comme mon fils, et débarrasse notre table sans un mot. Je suis à la porte de la cuisine lorsqu’il prend enfin la parole.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu as monté Robin contre moi ou quoi ?

— Je n’ai pas eu besoin de dire quoi que ce soit pour qu’il soit remonté contre toi. Il a passé son après-midi à regarder en direction de la porte d’entrée. Tout s’est bien passé, au fait, je te remercie de t’en inquiéter. Rachel est venue me filer un coup de main.

— Oh ! La fête d’anniversaire de Robin… Mince, j’ai complètement zappé. Je suis désolé, Chérie.

J’ai complètement zappé… Évidemment. Ou tu t’en fous ? J’en viens à me poser la question, honnêtement.

— Tu déconnes sévèrement, Louis. Il t’a demandé un après-midi, rien que quelques heures, bon sang. C’est quand même pas impossible !

— Je vais aller le voir et m’excuser, tu as raison, ce n’est pas bien de l’abandonner comme ça. Mais bon, tu étais là, toi.

— Est-ce que j’ai le choix de l’être ou pas ? Tu n’es jamais là, Louis, il faut bien que quelqu’un s’occupe de notre fils ! Je te préviens, tu n’as pas intérêt d’oublier les trois jours où je suis avec Rachel pour son enterrement de vie de jeune fille en juillet, parce que je peux t’assurer que ma réponse à moi ne sera pas le silence dont t’a gratifié ton fils. Remarque, à ce rythme-là, tu auras peut-être oublié que tu as une famille, d’ici là.

— Ne sois pas injuste non plus, Oriane. Je suis stressé en ce moment, et j’essaie de tout concilier. J’ai plus besoin de soutien que de quelqu’un qui me crie dessus.

— Ben voyons, c’est toujours toi, uniquement toi, Louis, ces derniers temps. Et Robin, de quoi a-t-il besoin, lui ? Et moi ? Désolée, j’ai trop de choses à faire pour me dévouer corps et âme à toi qui penses tout concilier en nous emmenant à la mer un dimanche. Merde, Louis, quand est-ce que tu vas ouvrir les yeux ? Te remettre un peu en question ? Parce qu’à t’écouter, tout est toujours ma faute.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit ! s’emporte-t-il un peu. Je… je vais faire des efforts, Oriane, promis. Il faut que je m’organise différemment. Je vais y arriver, il le faut, dit-il comme une incantation.

Il m’agace, parce que malgré sa colère naissante, je le sens totalement paumé et ça me peine. Je suis trop gentille, parce qu’à cet instant, j’ai envie de le prendre dans mes bras et de lui dire que tout va bien se passer, qu’il va y arriver, que je crois en lui. Sauf que j’ai de plus en plus de mal à le croire, j’ai l’impression que ce ne sont que des mots pour essayer d’arranger les choses sur le court terme, pour éviter la confrontation et avoir la paix.

— Louis, est-ce qu’il y a un problème avec Robin ? Je veux dire… Vu la situation, je pourrais…

Sauf que non, je ne peux pas terminer cette phrase. Peu importe la situation, notre engagement, le handicap de Robin, je ne pourrais pas comprendre qu’il s’éloigne, qu’il ne soit plus sûr de lui. Il l’a vu naître, il l’a pris dans ses bras et j’ai vu dans ses prunelles tout l’amour qu’il lui portait déjà. J’ai vu la fierté dans ses yeux à chaque réussite de notre petit bout, sa dévotion envers lui. Quand est-ce que tout ça s’est fait la malle au point de laisser Robin sur le carreau pour sa boîte ? Est-ce que c’est moi qui ne lui ai pas laissé assez d’espace ?

— Mais non, j’adore Robin, cela n’a rien à voir avec lui… C’est juste que j’ai envie de réussir dans mon boulot. Là, c’est moi qui ai tout fait du début à la fin, de la conception à la réalisation. Et j’ai pas envie que ça capote.

— Quitte à faire capoter tout le reste, j’ai compris. Tu sais, c’est bien mignon de vouloir jouer le petit couple modèle devant les autres, mais je n’ai pas signé pour jouer l’escorte, moi. Je suis là tous les jours, pas seulement quand tu as besoin. Ton fils aussi. Je suis adulte, je peux gérer, mais lui, il a à peine dix ans, Louis. Tout le fric du monde ne remplacera pas l’homme qui lui a appris à faire du vélo, qui l’a réceptionné quand il a fait ses premiers pas. C’est ça, être parents aussi, mettre de côtés ses rêves, parfois.

— Je t’ai dit que j’allais faire un effort, tu veux que je te dise quoi de plus ?

— Rien, je veux que tu arrêtes de promettre monts et merveilles et que tu agisses, Louis, c’est tout, soufflé-je. Qu’est-ce qui t’oblige à rentrer si tard tous les soirs, au juste, par exemple ? Ou à partir sans même partager le petit déjeuner avec nous ? De la paperasse ? Ta secrétaire dort toute la journée ? Vianney passe sa vie à se branler derrière son bureau ? Ou c’est toi qui es incapable de déléguer, peut-être ? C’est quoi, le vrai problème ?

— Je ne sais pas… Est-ce vraiment important si tout change bientôt ?

— Oui, parce que ton bla-bla n’aura aucune conséquence sur ce qui se passe sans comprendre les raisons qui font que tu n’es plus à la maison et que tu passes ta vie à l’agence. Mais qui suis-je pour oser poser des questions plutôt que de te soutenir sans aucune réserve, soupiré-je. Bref, je te laisse aller dire bonne nuit à Robin et essayer de te rattraper, je vais prendre une douche et j’ai du boulot, ce soir. Je rangerai les restes de la fête demain.

Je ne lui laisse pas l’occasion de me répondre et monte au premier pour me réfugier dans notre salle de bain. Beau-papa a raison, il faut qu’on communique, mais comment peut-on y arriver quand chaque conversation vire à l’affrontement ? OK, je suis énervée et sans doute peu diplomate, j’en conviens, mais je m’essouffle à force d’essayer.

Je me douche rapidement en tentant d’évacuer ma colère au passage, enfile un legging et un pull chaud une fois séchée, et rejoins la chambre de Robin, où je trouve Louis, assis sur le rebord du lit. Robin ne semble pas très réceptif, mais il le regarde malgré tout signer ses excuses avec un baratin qui me donne envie de le sortir de la chambre à coups de pied au derrière. Au lieu de quoi, je m’allonge derrière mon fils et l’enlace pour notre petit rituel du soir. Qu’importe si Louis voulait un moment en tête à tête avec lui, je ne vais pas changer nos habitudes parce qu’il a foiré.

Mon mari finit par déposer un baiser sur le front de Robin, avant de faire de même sur le mien, et il quitte la chambre sans un mot. Je voudrais bien m’attendrir, mais ce sera pour demain.

— Bonne nuit, Trésor, je t’aime, signé-je quand mon fils se tourne dans ma direction.

J’aime tellement le voir me dire qu’il m’aime qu’un sourire naît systématiquement sur mes lèvres lorsque c’est le cas. Robin se blottit contre moi et ne tarde pas à s’endormir, mais je reste un petit moment à ses côtés à cogiter. L’ambiance à la maison devient vraiment pesante et j’espère qu’il ne ressent pas trop les tensions qu’il peut y avoir entre son père et moi. Je crois qu’il a suffisamment à faire au quotidien avec sa propre vie d’enfant particulier. J’aimerais tant pouvoir le protéger de tout ça…

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