24. Le dîner de sages
Hugo
Je regarde à nouveau l’heure, sous l'œil goguenard de mon colocataire qui se marre de me voir aussi stressé. Je lui tourne le dos pour finir de me préparer mais ne peux m’empêcher de le voir se moquer de moi dans le miroir.
— Vas-y, accouche ! Dis-moi pourquoi tu te marres comme ça ! lui demandé-je alors que je change à nouveau de chemise pour trouver celle qui m’ira le mieux.
— Oh, pour rien… En fait, je me demandais si tu cherchais la tenue parfaite pour ton boss ou pour sa femme… Eclaire-moi !
— T’es con, David. Je ne veux juste pas avoir l’air d’en faire trop, tu vois, mais je ne veux pas non plus avoir l’air d’un sans-abri qui débarque. Et franchement, avec Oriane, ça fait un moment que j’ai été très sage et que je n’ai pas dérapé. Elle non plus ne m’a pas fait signe, on est “safe”, si tu vois ce que je veux dire.
Maintenant que j’ai choisi la chemise, je retire le pantalon de toile que j’avais enfilé et cherche celui que je vais mettre et qui s’allierait bien avec la chemise bleue que j’ai choisie.
— T’es pire qu’une nana, c’est pas possible, bougonne mon colocataire en me poussant avant de fouiller dans mon armoire et de me tendre un chino marron et un gris. L’un des deux, fais-toi plaisir, mais évite de te tacher, ça se verra un peu trop.
— Mais ce sont des pantalons pour sortir, ça ! Je vais avoir l’air de quoi avec ce type de pantalon à un repas chez mon patron ?
— Tu me dépites, mon pote. Tu ne les mets jamais au quotidien ? Les nanas adorent ça. C’est à la fois classe et moulant, et vu le cul que tu te trimballes, ta petite femme mariée va baver comme un Terre Neuve, en plus sexy, évidemment.
— Je t’ai dit que j’avais abandonné pour Oriane. Comme tu le dis si bien, elle est mariée et, même si je la fais baver sur moi, ça va m’apporter quoi ?
— Son mariage a l’air de couler, de ce que tu me dis, alors on ne sait jamais. Tu pourras lui montrer ce qu’elle manque si elle t’intéresse vraiment. Et puis… qui sait ? Peut-être que tu pourrais devenir sa petite bulle de bonheur, son échappatoire. Du sexe sans t’emmerder avec un quotidien, avec une femme canon qui te plaît. Ce serait pas le bonheur, ça ?
— Je ne suis pas un briseur de couples, David. Je n’ai pas le droit de faire ça, juste pour du sexe, ajouté-je en enfilant néanmoins le chino gris. Mais bon, ça ne coûte rien d’avoir l’air sexy. Merci de ton aide et bon spectacle, ce soir !
— Bonne soirée ! Et ne bois pas trop, faudrait pas que tu dises au patron que sa femme est bonne et que tu la collerais bien dans ton lit, ricane-t-il.
Il m’énerve parce qu’il m’a entendu parler une nuit dans mon sommeil et c’est apparemment ce que je disais… Je lui tire la langue et finis de me préparer avant de me rendre chez les Rosenthal pour ce dîner organisé pour célébrer ma première vente à l’agence. Louis m’a dit de venir à dix-neuf heures trente, mais, quand j’arrive, Vianney est déjà présent avec sa femme et j’ai l’impression qu’ils ont déjà commencé à s’amuser sans moi.
— Bonsoir, je suis en retard ? J’ai mal compris l’invitation ?
— Du tout, installe-toi. Pour Vianney, la ponctualité, c’est vingt minutes d’avance, minimum. Qu’est-ce que je te sers ? Champagne ?
— Je veux bien, oui, dis-je en le suivant à l’intérieur.
Je m’installe en bout de table, entre Robin et Laura, la femme de Vianney. Les deux hommes sont à l’autre bout et encadrent Oriane. J’ai l’impression que la personne qui a fait le plan de table ce soir a tout fait pour m’éloigner de la jolie femme qui ne rate cependant pas l’occasion de me mater alors que je m’assois après avoir fait une grimace à son fils. Laura aussi a l’air d’apprécier le spectacle et je lui adresse un sourire que j’espère charmeur.
— Eh bien, maintenant que notre invité de marque est arrivé, nous allons pouvoir trinquer à sa vente ! Je te ressers, Chérie, ou ça va ? demande Louis à son épouse qui est toute en beauté ce soir.
Elle a mis un peu de maquillage et je la trouve encore plus attirante que la dernière fois que nous nous sommes croisés. Mais elle m’ignore totalement et fait un petit bisou sur la joue de son mari, ce qui me rend jaloux. Quel con je fais.
— Un fond, s’il te plaît. Je vais aller chercher les petits fours avant qu’ils ne brûlent, sourit-elle en se levant.
— Si tu as besoin d’aide, tu m’appelles, hein ? lui lance-t-il en lui caressant le bras avant qu’elle s’éloigne.
Qu’est-ce que cela m’énerve de les voir si complices alors qu’il y a encore quelques jours, elle était prête à se jeter dans mes bras. Je crois que là, c’est mort et il faut que je fasse le deuil de cette relation qui n’avait pas vraiment commencé de toute façon. On ne peut pas dire qu’un baiser soit vraiment un commencement de quoi que ce soit. Si je veux profiter de la soirée, il va falloir que je me fasse à l’idée que je ne suis que l’invité d’honneur, celui qui a réussi à trouver la maison de leurs rêves à la meilleure amie de la maîtresse de maison, mais rien de plus. D’ailleurs, Robin tire sur ma manche et me signe quelque chose que je ne comprends pas. Je fais la moue en haussant les épaules et en tendant mes paumes en l’air pour lui faire comprendre que je n’ai pas saisi sa demande. Il éclate de son rire si innocent avant de prendre une ardoise à côté de lui et d’écrire un message.
— Si les adultes t’ennuient, je t’apprends des mots en LSF. Je connais même des gros mots !
— Avant les gros mots, si on commençait par des choses plus utiles, genre “Bonjour, comment ça va ?”
Robin grimace mais s’exécute en signant lentement à plusieurs reprises jusqu’à ce que je reproduise ses gestes de manière assez satisfaisante pour lui.
— Tu vois, j’apprends vite ! lui dis-je alors que Laura me tend le plat avec la tarte aux légumes qu’a préparée Oriane en entrée.
— Cool ! Tu me diras quand tu voudras apprendre les gros mots. Tu veux connaître d’autres mots ? écrit-il.
— Tu as vraiment envie de m’apprendre des gros mots ? dis-je à voix haute, m’attirant un petit rire étouffé de la part de Louis qui m’a entendu et qui regarde vers son épouse pour voir si elle aussi a capté ce que nous faisions au bout de la table.
— Je crois que Robin s’est fait un ami, explique mon chef à Oriane.
— Je pense surtout que Robin va abandonner l’idée des gros mots, sinon sa tirelire risque d’être vide, et je vais pouvoir refaire la cuisine plutôt que sa chambre, lance la mère de famille en signant, un sourire en coin. Compris, crapule ? Hugo, ne te fais pas avoir par sa petite bouille, s’il te plaît !
— Ne vous inquiétez pas, tout va bien ! indiqué-je en souriant avant de me retourner vers Robin et de me saisir de son ardoise.
— Désolé, l’ami, je nous ai grillés. Les gros mots, ce sera pour une autre fois !
— Si seulement tu étais muet, répond Robin à l’écrit avant de me lancer un grand sourire moqueur.
— Malheureusement, je parle, indiqué-je avant de lui tirer la langue.
Le repas se poursuit et je continue à échanger avec Robin sur l’ardoise. Il s’est mis en tête de me raconter comment Julie et lui s’amusent à l’école. Il a l’air heureux d’avoir cette copine et je suis d’un œil ses histoires en essayant de maintenir la conversation avec les deux autres couples qui cherchent à m’inclure dans leurs histoires. J’ai quand même l’impression d’être un peu l’élément ajouté, peut-être pas comme un cheveu sur la soupe, mais je ressens vraiment le fait que je ne suis pas dans leur cercle depuis plusieurs années. Louis est en effet en train de raconter un épisode de vacances avec des amis qu’ils semblent tous connaître mais qui sont de parfaits inconnus pour moi.
Je fais donc l’effort de suivre et participe un minimum pour ne pas apparaître totalement asocial. Cela me laisse le temps d’observer les relations entre mes deux collègues et leurs épouses. En apparence au moins, tout semble rouler pour eux. Vianney a passé un bras autour des épaules de Laura dont il caresse l’épaule nonchalamment. Louis est aux petits soins avec son épouse. Il lui remplit régulièrement son verre, participe au service et se fait un malin plaisir à lui déposer des baisers dès qu’il en a l’occasion. Oriane a l’air d’apprécier et plusieurs fois, alors qu’ils sont tous les deux en cuisine, elle revient les joues rougies. Et moi, j’assiste à ça, sans pouvoir intervenir, sans avoir aucune légitimité pour le faire, mais je ressens une telle jalousie que je ne profite pas vraiment de cette soirée. Aussi, une fois qu’ils ont desservi le dessert, j’écris un nouveau petit mot à Robin qui semble bien fatigué aussi.
— Comment signe-t-on “Au revoir” et “bonne nuit” ?
Il lève sa main droite, paume dans ma direction, et la secoue doucement, marque une pause avant de poursuivre avec deux nouveaux gestes qu’il reproduit plusieurs fois pour que je les intègre.
— Tu t’en vas déjà ? m’interpelle Louis qui a posé une main sur la cuisse d’Oriane, ce que je ne manque pas de voir et qui m’oblige à retenir une grimace.
— Encore grillés, soufflé-je à Robin avant de me redresser. Oui, si je reste plus longtemps, je vais empêcher ce petit phénomène d’aller au lit et je ne voudrais surtout pas qu’il perde sa tirelire une nouvelle fois à cause de moi ! Et, plus sérieusement, j’ai passé une excellente soirée, mais je suis un peu fatigué et je ne vais pas vous imposer mes bâillements jusqu’au milieu de la nuit.
— Je vais aller coucher Robin, intervient Oriane en signant en même temps. Je t’accompagne à la porte, Hugo.
— Bon retour, Hugo, lance Vianney en se levant pour me serrer la main, et félicitations !
— C’est clair, rit Louis, satisfaire Rachel, chapeau !
— Louis, soupire Oriane en levant les yeux au ciel.
— Heureusement que vous m’avez embauché, apparemment, je suis le seul de l’agence qui sait s’adapter aux femmes exigeantes ! me moqué-je en observant Louis qui fait un câlin à son fils sous les yeux attendris d’Oriane.
— Elle n’est pas exigeante, elle sait juste ce qu’elle veut, poursuit la femme de mon patron, son regard trouvant le mien.
Je n’arrive pas à déchiffrer ce qu’elle sous-entend avec ces mots mais je n’ai pas le temps de m’attarder car déjà, Robin nous a rejoints et je lui fais à mon tour un petit câlin avant de saluer sa mère.
— Merci Oriane pour la soirée. Tout était excellent et je me suis bien amusé avec Robin.
— Hum… Combien de gros mots t’a-t-il appris discrètement ?
— Aucun ce soir, nous avons été sages. Bonne fin de soirée et bonne nuit.
— A toi aussi. Et… merci pour Rachel et Mathieu. Tu me sembles être un agent immobilier très attentif à tes clients, cette maison est faite pour eux.
— J’ai juste eu de la chance de tomber sur la propriété de leurs rêves. Parfois, il suffit d’un peu de chance pour changer un destin.
Je lui fais un petit signe de la main alors que ce dont j’ai vraiment envie, c’est la serrer dans mes bras. Je reste raisonnable, sage comme je l’ai été avec Robin. Quand on n’a pas ce petit coup de pouce de la chance, on fait avec le destin qui nous est réservé et on ne fait pas de vague. Le bonheur des uns se réalise parfois au prix de celui des autres.
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