27. Le mur de l’incompréhension
Oriane
Installée à mon bureau, mes yeux alternent entre mon projet avec une boîte d’événementiel qui vient d’ouvrir dans le coin et mon fils, installé à mes côtés, en train de dessiner. On dirait bien qu’il a attrapé le même virus que moi, pour le coup, et je ne parle pas de sa bronchite, qui peine à guérir. Robin est doué pour le dessin. En fait, il est doué dans tout ce qu’il entreprend, très appliqué. Il m’a déjà dit qu’il voulait devenir pâtissier, mais qui sait…
Son T-rex, grande passion depuis qu’il est petit, est plutôt réussi, et il s’applique à l’entourer d’un environnement verdoyant qui me rend plus que fière. Dix ans… Il grandit tellement vite que je peine à m’y faire. Il est aussi dans une phase où il observe tout ce qui touche au relationnel autour de lui, plus qu’avant, et il a bien repéré que son père et moi étions de nouveau en froid. De ce fait, il ne me lâche pas la grappe et ne bronche pas vraiment lorsque je lui impose quelque chose. C’est fou comme cet enfant est une crème. Certains en joueraient, justement, quand lui arrondit les angles pour ne pas empirer les choses. Une vraie éponge, et je déteste qu’il soit obligé de s’adapter.
Il faut dire que l’ambiance est particulière. Depuis que je suis allée récupérer un Robin malade à l’école il y a cinq jours, je n’ai quasiment pas adressé la parole à Louis. Si notre fils arrondit les angles, j’offre à son père des portes en pleine face. Oh, pas physiquement parlant, non, quoique la porte de notre chambre qui claque sous son nez, c’était réel. Et j’ai été gentille, j’avais préparé le lit, déposé son oreiller dans la chambre d’amis et ses produits d’hygiène dans la salle de bain attenante. Pour le reste, je fuis quand il essaie de me parler, je ne m’enquiquine plus à lui préparer une assiette le soir et s’il n’y a pas de restes, tant pis pour lui. Quand il rentre suffisamment tôt pour manger avec nous, je lui dis que j’ai du boulot et le laisse se débrouiller pour préparer le repas. J’ai passé mon dimanche chez Rachel, les laissant entre hommes. Je suis même sortie vendredi soir avec elle, le laissant aller seul chez ses parents pour y déposer Robin. Je fuis une nouvelle confrontation, incapable de lui pardonner, de ne plus être en colère contre lui. Outre la perte de mon contrat, ce sont ses mots qui ne passent pas. Oui, j’ai voulu garder Robin. Et lui a voulu faire partie de notre vie.
Je reviens au présent quand mon fils tapote mon bras pour me montrer son dessin terminé. J’ai du boulot par-dessus la tête parce qu’il est un malade terrible, qui, comme lorsqu’il était bébé, réclame câlin sur câlin et une attention constante, mais ce n’est pas en pensant encore et encore à Louis que je vais parvenir à avancer.
— Il est très beau, ton dessin, signé-je avant de déposer un baiser sur son front. Je suis fière de toi, Trésor.
— Merci, Maman. J’essaie de faire aussi bien que toi !
— A ce rythme-là, tu seras vite meilleur que moi, souris-je alors que la porte claque au rez-de-chaussée. Oups, tu as vu l’heure ? Papa vient de rentrer. File à la douche avant qu’on passe à table.
Il acquiesce et se lève, vient se poster à mes côtés pour déposer ses petites lèvres sur ma joue, avant de filer, son dessin à la main. Je l’entends dévaler les escaliers et souris en constatant qu’il file au rez-de-chaussée pour le montrer à Louis. J’enregistre mon travail et éteins mon PC fixe, récupère mon ordinateur portable pour pouvoir continuer à travailler une fois au lit avant de descendre à mon tour. Ma petite tornade est déjà remontée dans sa chambre, je l’entends s’agiter en passant devant sa porte.
Je ne sais pas pourquoi je descends, ce soir. En fait, j’ai juste envie de me servir un bon verre de vin, de m’installer dans la véranda avec un fond de musique et de bosser tranquillement, mais je tombe sur Louis, le nez dans le réfrigérateur, lorsque j’arrive en cuisine. L’obstacle entre ma bouteille et moi… Non pas que je noie mes émotions dans l’alcool, surtout qu’avant que Louis me fasse goûter nombre de vins, je n’étais vraiment pas fan, mais c’est aujourd’hui un petit plaisir avec ce blanc sucré, le seul que j’arrive à avaler, bien moins fort que la Tequila qui me permettrait de vraiment me détendre.
J’attends que mon mari ait terminé de fouiller dans le frigo quasiment vide et en ressorte bredouille, masque ma satisfaction de le voir à moitié perdu et agacé, et récupère la bouteille pour me servir un verre. Je n’ai pas fait les courses. Je n’ai pas non plus lavé son linge. Oh, je ne le punis pas, je lui montre juste ce que cela ferait de ne plus m’avoir à la maison. Concrètement, il n’a qu’à gérer sa propre hygiène et son fichu cabinet au quotidien, je m’occupe du reste. Alors… une petite piqûre de rappel par la force des choses ne peut pas lui faire de mal, surtout que je passe mon temps à bosser quand je ne m’occupe pas de Robin, ces derniers jours.
Je ne manque pas son regard assassin quand mes yeux se posent sur lui. Il ouvre la bouche à plusieurs reprises sans oser parler, et j’ai envie de jubiler. Monsieur cherche ses mots. Alors, attaque, ce soir ? Ou pommade dans le dos ? J’aurais dû parier avec Rach, bien qu’avec l’achat de la maison, elle ne soit pas vraiment riche.
— Un problème ? osé-je le provoquer avant de porter mon verre à mes lèvres.
— Tu crois pas que tu abuses un peu, là ? C’est quoi cette attitude depuis quelques jours ? On dirait que je suis un monstre et que je dois vivre dans la honte et l’opprobre au quotidien.
— Mon attitude ? Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je bosse comme une dingue, ces derniers jours, j’ai la tête dans le guidon. Tu sais ce que c’est, soufflé-je en m’étonnant moi-même.
— La provocation ne te mènera à rien, Oriane, et ce style ne te va pas du tout, grommelle-t-il. Tu me reproches quoi, au juste ? Vas-y, décharge-toi ! Je suis sûr que ça te fera du bien.
— Tu oses vraiment me demander ce que je te reproche ? Tu ne manques pas de culot, c’est dingue ! m’exclamé-je. Je ne te provoque pas, Louis, j’en fais autant à la maison que toi, parce que je passe mes journées à m’occuper d’un enfant malade et le reste du temps à bosser pour rattraper mon retard. Ce qui, techniquement, signifie que j’en fais toujours plus que toi, d’ailleurs.
— Tu es injuste, là… Je t’ai promis que la prochaine fois, ce sera moi qui vais m’occuper de Robin s’il tombe malade. Et puis, je fais des efforts, je me suis libéré un après-midi entier pour m’en occuper, tu ne peux pas dire que je ne fais rien !
Je soupire. C’est toujours la même chose. Nos disputes ne mènent à rien, ça ne me soulage même pas. Avant, lui et moi ne nous chamaillions jamais. Il paraît que ce n’est pas bon pour un couple de toujours bien s’entendre, que ça signifie qu’au moins l’un des deux s’écrase au profit de l’autre. Je crois que je viens de comprendre que j’ai passé un tiers de ma vie à m’écraser avec Louis.
— Eh bien, moi aussi j’ai des obligations professionnelles, des deadlines à respecter. J’ai dû décaler plusieurs rendez-vous pour rester avec Robin, ces derniers jours. Est-ce que ça t’a effleuré l’esprit, à un moment donné ? Enfin, question stupide, encore faudrait-il que tu t’intéresses à mon boulot pour pouvoir penser à ça.
— Mais je m’intéresse à toi ! C’est juste qu’on sait bien tous les deux que mon boulot rapporte plus que le tien, je pensais que c’était clair, ça !
J’essaie vraiment de rester calme, mais cette façon qu’il a de prendre mon boulot à la légère m’agace prodigieusement. Cependant, je préfère abandonner l’affaire à ce sujet. Du moins, je m’oblige à, encore, arrondir les angles.
— Tu sais, ça fait dix ans que je te soutiens dans tes projets professionnels. Parfois, j’aimerais juste que ce soit réciproque, en fait.
— Je te soutiens, moi aussi, tu sais. Je ne t’oblige pas à rester à la maison tout le temps et je ne t’ai jamais empêchée d’aller travailler, quand même.
— Louis, regarde la vérité en face, bon sang ! Je t’ai supplié de me laisser terminer mon rendez-vous la semaine dernière et tu t’en fichais complètement ! Quand Robin a été exclu, je t’ai demandé de ne pas bosser le vendredi parce que j’avais une rencontre importante, mais c’est toujours toi qui passes en premier. Alors non, peut-être que tu ne m’as jamais dit texto que tu ne voulais pas que je bosse, mais ça revient au même. C’est toujours toi, la priorité, et j’en ai marre.
— Franchement, tu abuses. Tu es là, toujours à me critiquer alors que je fais tout mon possible pour que ça se passe bien. Ça va mener à quoi toutes ces remarques stériles ? Tu es décidée à m’embêter, c’est ça ?
— Encore et toujours toi, c’est fou, ça. Il va falloir que tu comprennes que le monde ne tourne pas autour de Louis Rosenthal. Et si la conversation est stérile, c’est parce que tu n’es pas capable de prendre en considération mes remarques, incapable de comprendre que j’étouffe dans ce quotidien, que j’en ai marre de toujours passer au second plan, soupiré-je, lasse. Je ne cherche pas à t’embêter, j’ai besoin de me sentir épanouie et de penser un peu à moi après dix années à ne vivre qu’en fonction de mon mari et de mon fils, tu comprends ?
— Et donc, c’est à cause de moi si tu n’es pas épanouie… murmure-t-il doucement. Je… je suis désolé, je ne me rends pas compte de ce que tu subis à mes côtés.
— Je veux juste que tu ouvres les yeux avant qu’il ne soit trop tard, soufflé-je en ouvrant le tiroir pour en sortir le flyer de la pizzéria. J’ai promis à Robin une soirée pizza puisque je n’ai pas eu le temps de faire les courses. Je vous laisse entre mecs, j’ai besoin de prendre l’air, ce soir.
J’ai l’impression de voir mon mariage se casser la figure devant mes yeux, et je fuis la cuisine pour me changer et me rafraîchir rapidement, non sans avoir fermé la porte à clé pour être certaine que Louis ne vienne pas reprendre cette conversation qui, effectivement, est totalement stérile. Parce qu’en discutant avec lui, j’ai l’impression que tout est ma faute, tout le temps. Est-ce que j’en demande trop ?
Je passe embrasser Robin pour lui dire que Rachel a besoin de moi. Je mens et je déteste ça, mais je ne veux pas qu’il sache que je fuis la maison, et j’espère que mon masque de zénitude et mon sourire cachent le tourment qui m’habite ce soir encore. Quand je redescends, Louis est toujours planté dans la cuisine, le nez sur son téléphone. Il lève à peine les yeux dans ma direction et reste silencieux, ce qui finit de me convaincre. Pas d’effort pour me retenir, je m’en vais.
Je récupère mon téléphone au salon et mon sac à main, et inspire un bon coup une fois la porte fermée dans mon dos. Je devrais rentrer… Je suis partie sans réfléchir, mais Rachel et Mathieu sont chez les parents de ce dernier, ce soir, et je n’ai nulle part où aller me réfugier. Je descends en direction du port, profitant de la balade pour me calmer un peu, finis par m’installer sur le muret face au glacier. Il y a pas mal de monde en terrasse, ce soir, le ciel est voilé mais la température est agréable. Si je me sens seule, ces derniers temps, ce moment passé à observer les gens qui se promènent, les couples main dans la main, les sourires sur les visages, ne m’aide pas vraiment à relativiser.
J’hésite sur la suite de ma soirée… Je me souviens de la dernière fois où j’étais sortie pour échapper à la maison. J’avais croisé par hasard Hugo et son colocataire et mon humeur s’était allégée. Bon, j’ai aussi merdé, ce soir-là, en embrassant l’agent immobilier.
Je soupire en faisant défiler les contacts sur mon téléphone. J’ai récupéré son numéro dans le portable de Louis… Pourquoi ? Parce que je passe toujours un moment agréable avec lui, léger, et que j’oublie que je me suis enfermée dans un quotidien consacré aux autres. Je pense à moi quand je suis avec Hugo…
[Bonsoir, Hugo. J’espère que tu ne m’en voudras pas,
j’ai possiblement volé ton numéro de téléphone… Et
j’ai bien envie de me changer les idées, ce soir. Je suis
sur le port… Est-ce que ta proposition d’amitié tient toujours ?
Je peux t’offrir un verre ? Oriane]
J’appuie sur envoyer en m’interdisant de réfléchir davantage. J’ai peur qu’il pense que je l’utilise pour m’échapper, et dans un sens, il n’aurait pas entièrement tort. Sauf que si je suis honnête avec moi-même, j’ai surtout envie de le voir et de passer du temps avec lui…
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