84. Un requin pour le patron
Hugo
Lorsque j’arrive à l’Agence, comme d’habitude, je salue mes collègues présents avant d’aller m’installer à mon bureau. Fabienne a l’air d’avoir des commérages à me raconter et je m’arrange donc pour me retrouver avec elle en tête-à-tête devant la machine à café.
— Alors, c’est quoi l’affaire du jour ? lui demandé-je en prenant un ton conspirateur.
— Le boss est de mauvais poil, grimace-t-elle. Il était déjà là quand je suis arrivée, et j’ai été bien reçue, tu t’en doutes…
— Tu étais à l’heure, au moins ? Tu sais d’où ça vient ?
J’essaie de faire le surpris mais j’ai échangé hier avec Oriane par message et je sais qu’ils ont eu une grosse dispute, je ne suis donc pas étonné de son état d’esprit ce matin.
— J’avais une minute de retard, bougonne Fabienne. Une minute, Hugo. Quand je vois le nombre de fois où je quitte le boulot plus tard, il m’a agacée, ce matin. J’imagine qu’il s’est encore disputé avec Oriane, vu que personne n’était là quand je suis arrivée. Il va vraiment falloir qu’ils résolvent leurs problèmes, ça devient ingérable ici…
— Je crois que ça va mal finir entre eux. Je ne vois pas comment ça pourrait s’arranger, tu ne crois pas ?
Moi, je l’espère même si c’est avec un fond de culpabilité que j’oublie vite en pensant à la possibilité de voir Oriane où et quand je veux.
— Je ne sais pas… Ça m’a l’air bien compromis en tout cas. Qui sait, tu auras peut-être tes chances d’ici peu, chuchote-t-elle avec un sourire en coin.
— Mes chances ? Je ne vois pas de quoi tu parles, et d’ailleurs, j’ai du boulot, je te laisse.
Je suis gêné d’être aussi transparent et me dépêche de la laisser, toute contente de sa petite pique. Une fois installé à mon bureau, je m’en veux de ma réaction qui me donne encore plus l’air coupable que si j’avais fait comme si de rien n’était. Des fois, qu’est-ce que je peux être con !
Une heure plus tard, mon premier rendez-vous du jour arrive et Fabienne m’appelle sur la ligne interne pour me prévenir :
— Hugo le fuyard, Madame Germain t’attend en bas. Je l’ai installée. Jolie nénette, rit-elle, elle a réussi à calmer Louis d’un regard, tu devrais venir voir ça.
— Elle l’a calmé ? Comment elle a fait ? demandé-je, étonné.
— Je t’ai dit qu’elle était jolie ? Ah, oui, je te l’ai dit. Par contre, j’ai dû omettre d’ajouter qu’elle lui fait de l’œil, et que sa jupe doit être taillée en six ans. Bref, si tu veux tenter ta chance, grouille-toi, mon petit, parce qu’elle est sous le charme !
— J’arrive tout de suite.
Je récupère son mail et le dossier administratif qu’elle nous a fait parvenir, y jette à nouveau un œil qui ne fait que confirmer qu’il n’y avait pas de photo, et viens la retrouver dans la salle de réunion où elle est installée, la porte ouverte. Effectivement, elle ne se gêne pas pour faire des œillades à mon patron qui semble un peu décontenancé. Je referme la porte derrière moi et m’installe en face d’elle.
— Bonjour Madame Germain, Hugo Loiseau, je suis la personne avec qui vous avez échangé pour votre demande de trouver un bien qui corresponde à vos attentes. Enchanté.
Je lui tends la main qu’elle serre sans se priver de me détailler des pieds à la tête. J’ai l’impression d’être un morceau de viande dont elle étudie toutes les possibilités, le genre de femmes que je ne choisis surtout pas si je fais un show parce qu’il est impossible de s’en dépêtrer par la suite. Ne voulant pas apparaître malpoli, je fais mine de me plonger dans son dossier, même si je ne me gêne pas pour la détailler aussi alors qu’elle se présente. Elle est plutôt petite, un mètre soixante tout au plus, mais dégage une véritable présence en décalage avec sa taille. Il faut dire que sa chevelure auburn est remarquable et que ça lui donne une félinité assez marquée. On dirait un fauve prêt à s’élancer sur sa proie. Le reste de son corps est plutôt commun, mais elle sait mettre en valeur ses atouts, que ce soit en ouvrant largement sa chemise sur un soutif en dentelle noir ou par sa jupe qui effectivement doit à peine couvrir sa culotte, si elle en porte une.
— Appelez-moi Bénédicte, je vous en prie ! me lance-t-elle, tout sourire. Donc, je suis en instance de divorce et j’ai besoin d’un nouveau petit cocon.
— Un divorce ? ne puis-je m’empêcher de noter avant de me reprendre. Désolé, je ne devrais pas être surpris, tout arrive de nos jours. Même aux femmes comme vous.
Je m’enfonce un peu en essayant de me justifier mais il faut dire qu’elle est passée en mode séductrice et que ça perturbe un peu ma concentration.
— Une femme comme moi ? Vous pouvez développer, Hugo ? s’amuse-t-elle en se penchant sur la table.
— Disons que vous êtes charmante et que vous ne devrez pas avoir trop de difficultés à remplacer celui qui vous perd. On regarde votre dossier un peu plus en détail ? J’ai besoin de savoir ce que vous aimez et n’aimez pas dans une maison qui doit être votre “home” comme disent les anglo-saxons. Et puis, il faudra préciser la zone que vous recherchez, parce que la Normandie, c’est grand, souris-je sans me décontenancer devant son attitude.
— Vu la dose de beaux gosses qu’il y a ici au mètre carré, je pense que je vais cibler la ville. Quelque chose dans votre quartier, peut-être ? Ou dans celui de votre patron ? J’aime les relations de voisinage.
Tu m’étonnes, avec une voisine comme elle, les tentations doivent être quotidiennes. Je la verrais bien d’ailleurs être actrice de films pornos et remplir parfaitement l’image du fantasme de la voisine frivole.
Je n’ai pas le temps de lui répondre que la porte de la salle de réunion s’ouvre sur un Louis qui semble s’être recoiffé depuis son arrivée ce matin. Qu’est-ce qu’il vient faire là ?
— Oui, Louis, un souci ? demandé-je en levant les yeux de mon dossier alors que Bénédicte Germain se tourne immédiatement vers lui et le regarde avec… gourmandise ? Envie ? Difficile à dire avec ce type de femmes.
— Je vais reprendre le dossier de Madame Germain.
— Bénédicte, roucoule-t-elle, tout sourire.
— Oui, Bénédicte, excusez-moi. Je t’ai refilé pas mal de dossiers ces derniers temps, alors je te soulage de celui-là, au moins.
— Tu ne voulais pas garder un peu de temps libre pour ta femme et ton fils ? demandé-je un peu sournoisement, afin de rendre publique sa situation maritale. Je peux tout à fait gérer Madame Germain, ajouté-je en restant, moi, plus professionnel que lui.
— Je ne pense pas t’avoir demandé ton avis, gronde-t-il en me fusillant du regard. Tu peux disposer.
Je suis surpris de sa façon de me parler, mais c’est lui le boss. Il veut s’occuper de Miss Je-Montre-Mon-Cul-Et-Mes-Seins, grand bien lui fasse. Moi, j’ai assez à faire avec son épouse. Et s’il a mauvais goût à ce point-là, tant pis pour lui.
— Madame Germain, vous êtes entre de bonnes mains, le patron va s’occuper de vous. Je reste à votre disposition si nécessaire. Louis, voici le dossier que j’ai préparé. Enfin, le début parce que je n’ai pas eu le temps d’aller bien loin ni d’explorer les choses en profondeur. Je pense que ça ne te dérangera pas de le faire à ma place.
— Merci pour tout, Hugo, minaude notre cliente avant de se tourner vers Louis. Je suis flattée que le patron s’occupe de moi, j’ai hâte de voir ce que vous valez.
Pas grand-chose comme homme, tu peux me croire, ma petite. Mais bon, chacun est libre de ses mauvais choix. Je les laisse alors qu’il s’installe à ses côtés pour soi-disant mieux montrer l’écran de son ordinateur et referme la porte non sans noter que Madame Germain est aux anges suite à l’attention qu’il lui porte. Je fais une petite grimace à Fabienne avant de remonter à mon bureau où je me pose pour réfléchir un peu à la situation. Je me demande ce que je dois faire de ce que je viens de voir. Je pourrais peut-être l’utiliser à mon avantage… mais il ne faudrait pas que ça me retombe dessus non plus. Pris par une impulsion qui me surprend moi-même, j’envoie un message à Rachel.
— Rachel, si jamais j’avais une info sur Louis, du genre compromettante, tu crois que je devrais en parler à Oriane ?
J’ai à peine appuyé sur le bouton envoyer que mon téléphone sonne. Bien entendu, c’est elle qui me rappelle déjà.
— Salut, Beau Gosse ! Balance l’info ! Dis-moi qu’il met des talons ou des porte-jaretelles, je suis sûre qu’il a ce genre de penchants, glousse-t-elle.
J’éclate de rire parce que Rachel, c’est Rachel, c’est tout. Le naturel à l’état pur, un vent de fraîcheur.
— Bonjour Rachel. Non, ce n’est rien de ce genre, désolé de te décevoir. Par contre, je ne sais pas si c’est à toi que je dois en parler ou directement à Oriane. C’est pour ça que je t’ai envoyé un message, pas pour tout te déballer !
— Compromettante à quel point, ton info ? Il projette d’ouvrir une nouvelle agence ? Il engage une bombe sexuelle ? Il… bon, balance, je connais Ori, je pourrai sans doute te dire si tu dois garder ça pour toi ou pas.
Elle a raison, si je reste dans le vague, elle ne pourra pas m’aider et, vu son imagination, elle va se faire tout un tas d’idées plus folles les unes que les autres.
— Bon, eh bien, pour l’instant, je n’ai pas encore de choses super concrètes, mais tout à l’heure, j’ai reçu une cliente du genre requin sexuel prêt à sauter sur tout ce qui a une queue pour la dévorer. Tu vois le genre ?
— Hé, pas de jugement, Beau Lord ! Si ça avait été un mec, tu aurais dit que c’était un tombeur, point barre. Nous aussi on aime le cul, c’est pas un mal, vous ne vous en plaignez pas quand vous nous avez dans votre lit. Ou en cas de visite surprise, d’ailleurs, pouffe-t-elle. J’ai ouïe dire que c’était chaud, d’ailleurs. Bref, je m’égare ! Pour la bombe… ou le requin, plutôt… Quoi, il l’a déshabillée du regard ? Il l’a draguée ?
— Tu sais vraiment tout, toi ! ris-je en repensant avec plaisir à cette visite surprise. Et je ne juge pas, j’essaie de t’expliquer ce qu’il se passe ! Donc, c’était ma cliente, j’allais gérer et Louis nous interrompt et il récupère le dossier pour lui. Je me suis retrouvé comme un con alors qu’il s’est mis clairement à minauder avec elle. Je suis sûr qu’elle est déjà en train de lui caresser la jambe et des trucs du genre. Bon, en t’en parlant, je réalise que ce n’est pas grand-chose, mais quand même… Tu en penses quoi ?
— Eh bien… j’en pense qu’Oriane s’est faite sauter pas plus tard qu’hier par un autre homme que son mari, donc bon… honnêtement, qui ne se laisse pas draguer ? Je veux dire, c’est pas un coup de canif dans le contrat de mariage. Et puis, Louis a toujours aimé ça, elle en a conscience et l’a déjà vu rentrer pas très frais de ses soirées avec ses amis. Sans compter que je suis certaine qu’elle s’en fout totalement. Elle te laisse bien te déshabiller tous les weekends pour d’autres nanas, toi, non ? Elle n’a jamais été jalouse, avec Louis. Par contre, elle a eu envie de décapiter Jeanne à mon mariage… Enfin bon, je dis ça, je dis rien, moi.
— Ouais, mais tu le dis quand même… Tu as raison pour Louis en tout cas, je savais bien que tu serais de bon conseil. Je vais juste patienter et rester vigilant, mais ça ne donnera peut-être rien du tout… Je peux te poser une dernière question ?
— Non, Oriane n’est pas tentée par le BDSM, oui, elle kiffe le sexe avec toi, évidemment que je te tue si tu lui fais du mal. Autre chose ?
— Pour le BDSM, je sais que c’est toi qui apprécies les menottes, me marré-je en l’entendant avant de reprendre mon sérieux. Non, je voulais savoir comment tu penses que ça va évoluer entre Oriane et moi. Tu… tu as compris que l’on avait beaucoup de sentiments l’un pour l’autre, je suis fou amoureux d’elle, en fait, mais je ne peux m’empêcher d’avoir un peu peur pour l’avenir. Tu vois, j’en suis à essayer de chercher des fautes chez Louis avec l’espoir que ça la pousse à le quitter alors qu’il fait tout ce qu’il peut pour la reconquérir…
— Hugo, soupire Rachel, bien plus sérieuse tout à coup. Je ne sais pas pourquoi Oriane s’acharne à vouloir sauver un mariage qui coule depuis un moment déjà. Robin est une raison, mais ce n’est pas justifié de tout lui coller sur le dos. Ce que je sais, c’est que tes sentiments sont partagés, que tu la rends heureuse et qu’elle pense de plus en plus à partir. Hier soir… elle s’est disputée avec Louis et il est bien possible qu’elle ait un peu mis les pieds dans le plat. Bon, je l’ai eue au téléphone juste après, c’était un peu brouillon, il a encore dit de la merde et ça l’a retournée, mais… si tu le peux, sois encore un peu patient, reste toi-même et je pense que ça finira par se décanter. Oh, au fait, bien joué le coup de la LSF, tu sais placer tes pions !
Je reste un instant silencieux en essayant d’analyser tout ce qu’elle me dit. Ce que je comprends, c’est qu’elle est vraiment au courant de tout et ça me fait sourire d’imaginer Oriane lui raconter mes exploits et notre histoire. Je me dis que ma brune a vraiment de la chance d’avoir une amie en or comme ça. Ensuite, je réfléchis au reste de son discours.
— Je sais qu’elle s’est disputée avec Louis, elle me l’a dit aussi. Et il était d’une humeur de chien au boulot, ce matin. Elle devrait penser à ses collègues avant de l’envoyer bouler ! Ne t’inquiète pas pour moi, je suis patient. C’est plus que j’ai toujours la peur qu’au final, elle choisisse Louis. Je sais que c’est con, mais c’est juste que j’ai vraiment toujours ça en moi… Un traumatisme de son choix la dernière fois sûrement. Écoute, Rachel, je ne vais pas plus te déranger, merci pour tout et à bientôt !
— Y a pas de quoi, j’adore jouer les psys, je crois que j’ai fait fausse route dans ma carrière pro. Et garde la foi, mon frère, Oriane est en train de se rendre compte qu’elle peut être indépendante, son boulot marche bien, Robin grandit, et Louis est un con. T’es du bon côté de la balance ! A bientôt.
Je raccroche, soulagé de cet échange avec la meilleure amie d’Oriane. La matinée ne s’est pas déroulée du tout comme je l’imaginais, mais finalement, ce n’est pas plus mal. Déjà, Louis m’a débarrassé d’une cliente qui aurait été encombrante et tant mieux que ce soit lui qui gère ses hormones plutôt que moi. Et Rachel partage mon sentiment sur Oriane et le fait qu’elle est en train d’évoluer. Il faut juste que je sois patient, mais quand on a une femme comme Oriane au bout du chemin, c’est toute la vie qu’on peut attendre.
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