85 : Rencontre surprise

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Oriane

Je m’installe dans ma voiture après avoir déposé mes affaires et observe mon reflet dans le rétroviseur. Un sourire niais sur le visage, les yeux qui pétillent, on pourrait croire que je sors tout juste du lit d’Hugo après un orgasme fulgurant, mais ce n’est même pas le cas. Je sors d’un rendez-vous professionnel qui, si j’accepte, me permettra d’avoir une rentrée d’argent régulière sans avoir à aller chercher des clients moi-même, sans être dépendante du bouche à oreille. Autant dire que c’est une sacrée aubaine qui me permettra de ne pas perdre de temps à faire des choses qui ne me plaisent pas, de la compta et autres obligations. Je ne suis pas faite pour gérer mon business, je déteste ça, en fait, et je préfère autant me concentrer sur le graphisme sur des heures fixes, sans avoir à gérer les à-côtés. Gain de temps, gain d’énergie.

Je jette un coup d’œil à l’heure et hésite sur la suite du programme. Je n’ai pas envie de rentrer à la maison tout de suite et… j’aimerais débriefer de ce rendez-vous dans les bras d’Hugo, plutôt que de retrouver la froideur de Louis, sans parler du peu d’intérêt qu’il porte à mon boulot.

Je grimace en appelant Louis, prête à mentir une fois de plus… et à lui rendre la pareille, au passage. Je suis une femme tordue, y a pas moyen… Je culpabilise de lui mentir, mais d’un autre côté, l’idée de lui montrer ce que ça fait de recevoir ce genre d’appels me plaît bien.

Il tarde à décrocher et je dois m’y reprendre à deux fois avant d’entendre sa voix, toujours aussi fraîche depuis notre dernière dispute. Ce n’est même plus un ton professionnel, non, j’ai l’impression d’avoir affaire à un iceberg.

— Salut, Louis. Je sors de mon rendez-vous, la patronne m’a proposé un resto pour poursuivre nos échanges, vu l’heure. Je vais rentrer tard, ce soir.

— Un resto ? Rien que ça ? Et qui va s’occuper de Robin, ce soir ? Tu comptes sur moi, c’est ça ?

— Ce job m’intéresse vraiment, la start-up est prometteuse et les horaires modulables. Concrètement, c’est dans la poche, mais je ne me voyais pas refuser. C’est si terrible que ça de t’occuper de ton fils une soirée ? soupiré-je, déjà agacée par le tournant que prend la conversation.

— Non, ça me fait plaisir de m’occuper de lui, répond-il. C’est juste que j’ai l’impression que tu me fuies. C’est pas comme ça qu’on va résoudre nos soucis. Et si tu te mets à bosser à temps plein, ça va pas nous aider non plus. Tu ferais mieux de rester à la maison pour t’occuper de notre fils.

— “Félicitations, Chérie, je suis super fier de toi”, ironisé-je. C’est si compliqué que ça à dire ? Si terrible pour toi de ne pas avoir une petite femme docile à la maison ? On est au vingt-et-unième siècle, Louis. Robin a dix ans, je ne vais pas passer ma vie à vous bichonner comme des princes, j’ai envie de bosser, moi aussi. Ne t’inquiète pas, ce n’est qu’un quatre-vingts pour cent, je vais pouvoir continuer à repasser tes chemises.

— Non, c’est bien pour toi, grommelle-t-il. A ce soir.

— Oui, tu sembles vraiment ravi, je suis une femme comblée ! Embrasse Robin de ma part, s’il te plaît. A plus tard.

Je raccroche en adressant mon majeur à mon téléphone. Il m’emmerde comme pas possible, en ce moment. Plus ronchon, tu meurs. Et ses petites réflexions me mettent hors de moi. Qu’est-ce qu’il s’imaginait, sérieusement ? Moi aussi, j’ai une vie.

Je grimace en prenant la route pour Honfleur depuis Trouville, où est implantée la start-up. J’hésite à passer un coup de fil à Hugo pour l’avertir de ma venue, mais je repense à ma petite surprise de la semaine dernière et me dis qu’il appréciera que je débarque sans l’avoir prévenu, une fois de plus. Je sais que David bosse, ce soir, alors nous aurons l’appartement rien que pour nous, et cette possibilité me réjouit. Et puis, je pense que, contrairement à mon mari, Hugo s’intéressera réellement à mon rendez-vous. Il a déjà été bien plus encourageant que Louis, avant mon entretien… Comment peuvent-ils être si différents, tous les deux.

Ma bonne humeur retrouvée lorsque je me gare dans une ruelle adjacente à celle du port, j’ôte mon alliance et la glisse dans mon porte-monnaie. Le geste est devenu un réflexe et j’ai arrêté de grimacer lorsque je le fais. Je sors de la voiture en lissant ma jupe de tailleur noire, rajuste mon débardeur ample pour qu’il soit un peu moins sage et laisse apparaître mon décolleté, et prends le chemin de l’immeuble d’Hugo, me mêlant au flux des badauds. Je souris en voyant le petit vieux du premier étage sortir de l’immeuble et m’engouffre dans la hall avant que la porte se referme. La surprise sera encore meilleure si je n’ai pas à sonner en bas.

J’ai un instant d’hésitation devant la porte de l’appartement. Une surprise dans une maison à vendre, c’est une chose, mais dans son chez-lui… J’espère qu’il appréciera et ne me trouvera pas trop intrusive.

Mon appréhension grandit encore lorsqu’il ouvre la porte. Il semble surpris et surtout un peu mal à l’aise, ce qui m’empêche d’apprécier le tableau, alors que son tee-shirt moule ce torse sur lequel j’adore promener mes mains, et que son jogging, bas sur ses hanches, est un appel au déshabillage.

— Désolée de venir à l’improviste, grimacé-je. Je… j’en avais l’occasion, mais je repars, si tu préfères.

— Bonjour ma Douce, quelle surprise en effet, mais ça me fait plaisir ! finit-il par dire avant de m’embrasser tendrement. Tu… tu es prête à rencontrer mes parents ? Ils sont là avec moi ce soir. Ils mangent à la maison. Je crois que de toute façon, tu n’as pas le choix, sourit-il.

Je dois ressembler à un poisson rouge, à cet instant, et je pourrais sans doute gober quelques mouches. Rencontrer ses parents, moi ? Mon dieu, je ne suis pas prête à ça, loin de là !

— Tu… Heu. bafouillé-je. Je ne savais pas qu’ils étaient là, désolée. Je… merde, Hugo, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, les beaux-parents ne m’aiment pas, tu sais ? Oh là là, mais…

Oui, je panique carrément. Vu la situation, c’est un peu normal, non ? Bonjour, je suis Oriane, femme mariée qui couche avec votre fils. Sympa comme présentation, non ?

— Tu n’as pas à t’inquiéter, ils vont t’adorer. Depuis le temps qu’ils veulent rencontrer celle qui me prend tout mon temps ! Et puis, comme ça, tu nous raconteras ton entretien et comment ça s’est passé. Juste, ajoute-t-il en parlant plus bas, je ne leur ai pas dit que tu vivais encore avec ton mari. Ils savent que tu es mariée, que tu as un petit garçon, mais j’ai omis ce petit détail. Je t’aime et promis, je reste à tes côtés.

Ok, j’inspire profondément en acquiesçant, et cherche à retrouver le petit masque d’impassibilité que je porte en général, même s’il y a bien longtemps que j’ai arrêté ça avec Hugo. J’accepte sa main et entre finalement, dépose mon sac à main sur la console et le suis jusqu’au coin cuisine, où je découvre deux sourires chaleureux, et deux paires d’yeux qui me détaillent de la tête aux pieds. Si Hugo m’a montré des photos, je peux constater par moi-même la ressemble avec son père, au détail près de ses yeux si bleus, qu’il tient de sa mère.

Bien loin de l’épreuve que j’ai vécue en rencontrant les parents de Louis, leurs regards ne semblent pas jugeants, et ils quittent tous deux leurs sièges pour venir me saluer de deux bises chaleureuses.

— Maman, Papa, je vous présente Oriane. Et voici Michel et Annie.

— Bonsoir. Je suis désolée de débarquer à l’improviste, je ne savais pas que vous étiez là, je ne voulais pas vous déranger, mais je suis ravie de vous rencontrer. Hugo ne tarit pas d’éloges sur ses parents.

— Eh bien, nous aussi, on est content de vous voir ! Hugo a vraiment bon goût, vous êtes ravissante, Oriane, me dit sa mère en me faisant un grand sourire.

— On comprend pourquoi on le voit moins, vous devez vraiment être exceptionnelle pour avoir réussi à le charmer aussi totalement ! Votre petit n’est pas avec vous ? m’interroge son père dont le regard bienveillant me rassure.

Bon sang, ça existe vraiment les beaux-parents gentils ? Ils ont l’air adorable, au premier abord, et je dois rougir sous leurs compliments, c’est certain.

— Robin est avec son père, j’avais… un entretien d’embauche, ce soir.

— Et alors ? me presse Hugo en s’installant derrière mon dos pour m’enlacer contre son torse. Tu as été formidable comme d’habitude ? Qu’est-ce que ça donne ?

Je me retiens de soupirer de bonheur, autant pour ses gestes que pour ses mots, et me concentre sur la conversation malgré son souffle chaud qui vient caresser ma peau et ses grandes mains nouées sur mon ventre. Est-ce que le paradis ressemble à ça ?

— Eh bien, la directrice attend ma réponse, en fait, plutôt que l’inverse. Elle m’a proposé un quatre-vingts pour cent avec possibilité de bosser de la maison plusieurs jours par semaine pour assurer le suivi médical de Robin sans faire trop de kilomètres. Franchement, elle est cool et ça a bien accroché entre nous, j’ai joué la fine bouche, mais je doute de refuser. Bosser à plusieurs me semble bien plus épanouissant.

— Oh, mais c’est super, ça ! s’enthousiasme Hugo qui ne résiste pas à la tentation de m’embrasser à nouveau, même devant ses parents. Je savais que ça allait bien se passer. Je vous l’avais dit qu’elle était formidable !

— Bravo, jeune femme, confirme Michel. Vous êtes dans le graphisme, c’est ça ? Un métier d’avenir. Votre fils sera fier de vous quand vous lui direz !

Je plonge mon regard dans celui d’Hugo et tente de masquer les émotions qui m’assaillent. Je lui suis infiniment reconnaissante d’être lui, à cet instant. Si bienveillant. Ça me change, d’avoir un homme qui m’encourage et croit en moi.

— J’espère le rendre fier, oui, mais c’est moi la plus fière des deux, ris-je. Possible que lui aussi se dirige vers le graphisme, il est déjà passionné par le dessin.

— Pas facile de tout concilier, entre la famille et le travail, renchérit Annie. Félicitations à vous, Oriane. Déjà de mon temps, quand je travaillais, on me le reprochait parfois. Alors que j’étais prof ! Il en faut du courage, aux jeunes. Bon, Hugo, tu nous la sers quand, ta quiche ? Je suis sûre que ta petite copine est pressée qu’on mange et qu’on s’en aille pour vous laisser profiter tous les deux !

— Je me dépêche ! On va fêter le bon entretien d’Oriane ! répond-il en souriant.

Je hausse les épaules et observe Hugo s’affairer en cuisine. De toute façon, les femmes ne font jamais assez bien, jamais assez, elles sont critiquées quoi qu’elles fassent, alors j’en prends mon parti. Je crois que j’ai passé un cap en me confrontant à Louis qui ne voulait pas que je reprenne d’activité professionnelle, et voir Hugo me soutenir ne fait que renforcer mon choix. C’est ce genre d’hommes que je veux dans ma vie, et c’est aussi comme ça que je voudrais que mon fils réagisse.

Cette soirée est juste parfaite, et je serais au comble du bonheur si j’avais pu avoir Robin à mes côtés. L’ambiance est joviale et nous discutons de tout, j’ai droit à quelques anecdotes croustillantes sur l’enfance de leur fils, je suis inclue dans les conversations sans problème, et je me sens bien. Je n’ai jamais ressenti ça chez les parents de Louis, je n’ai jamais eu ce sentiment de faire partie d’une famille, alors qu’ici tout se fait le plus naturellement possible, c’en est presque déstabilisant.

Quand les parents d’Hugo partent en me disant qu’ils ont hâte de rencontrer Robin, je ne sais plus où me mettre. Ça me touche, mais je me dis aussi que tant que je jouerai la girouette, ce n’est pas près d’arriver. Les mots de Louis, durement incrustés dans ma mémoire, me reviennent à cet instant. “Jamais tu ne trouveras un autre homme qui t’aime comme moi et qui t’accepte avec ton gamin handicapé. Jamais tu n’auras la chance d’avoir la vie que tu as avec un autre”. S’il savait à quel point il se trompe, peut-être qu’il serait moins cruel. Hugo apprend la LSF, il adore Robin et ne m’a jamais reproché de le privilégier, lui. Bon sang, j’aime tellement cet homme !

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