89. Petit déjeuner chocolaté
Oriane
J’observe depuis déjà une éternité le plafond fraîchement repeint quand Hugo, enroulé autour de moi comme une liane, bouge légèrement, resserrant sa prise. Lui aussi a mal dormi, et il était à deux doigts de débouler à mon domicile pour emplafonner Louis lorsque je lui ai raconté ce qui s’est passé. Lui qui est d’ordinaire si jovial et posé a eu bien du mal à se contrôler. C’était… attendrissant. Rassurant aussi. Même si j’ai conscience que cette situation n’aurait jamais eu lieu si j’avais fait les choses comme il fallait, Rachel et Hugo m’ont rappelé que rien n’excuse ce genre d’actes. Certes… mais cela ne m’empêche pas de me sentir coupable.
Je sais qu’il est réveillé. A vrai dire, je pense que cela doit bien faire une demi-heure que nous sommes dans cette position sans bouger ou se dire quoi que ce soit. Il est juste là, avec moi, pour moi, et je crois que c’est tout ce qu’il me fallait.
Trois petits coups à la porte me font sursauter et j’ai un vent de panique lorsque j’entends Rachel parler à voix haute, en totale contradiction avec ce qu’elle argumente auprès de Robin.
— Laisse ta mère dormir, Champion, Mathieu va t’emmener à l’école, ce matin. Promis, je passe te prendre à l’heure, ce soir.
Je jette un coup d’œil à Hugo, dépose un baiser sur sa joue et me lève rapidement pour aller embrasser mon fils. J’ouvre légèrement la porte, juste de quoi passer mon corps courbaturé par le manque de sommeil, et souris en le saluant.
— Désolée, Trésor, je n’ai pas entendu le réveil, signé-je. Prêt pour l’école ?
— Je suis prêt, oui. On rentre quand à la maison ?
— Quoi, tu veux déjà m’abandonner ? lui répond Rach en faisant la moue.
— Pas tout de suite, Robin. Il faut que je discute avec Papa d’abord… On en reparle ce soir tous les deux. Ne te fais pas de souci et concentre-toi sur l’école. Je t’aime, Trésor, plus que tout.
Je l’attire contre moi pour un câlin dont j’ai sans doute autant besoin que lui, avant de couvrir son beau visage de bisous jusqu’à ce qu’il me repousse en souriant.
— Merci, Rach, soupiré-je lorsqu’il descend les escaliers pour rejoindre Mathieu. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi, tu le sais, ça ?
— Oui, mais tu n’écoutes pas tout ce que je te dis, à quoi ça sert de t’aider si tu ne t’aides pas toi-même ?
— Hum… il est trop tôt pour se chamailler, je retourne dans les bras de mon avion de chasse, marmonné-je en rouvrant la porte de la chambre.
Merde… Hugo est en boxer en train de s’étirer à côté du lit, et je ne suis pas la seule à profiter de ce tableau divin. Rachel s’est carrément approchée de moi, si bien que je lui file un coup de coude dans les côtes, ce qui la fait grimacer.
— Arrête de baver, on dirait un Saint Bernard. Et tu me donnes des envie de meurtre, là, fais gaffe, la menacé-je alors que mon homme sourit de toutes ses dents, les cheveux dans tous les sens et… bon sang, ce qu’il est beau !
— Oui, les shows privés, c’est le soir, et ça coûte cher, sauf pour ma jolie brune ! indique-t-il en venant me serrer dans ses bras.
— C’est tellement pas juste, chouine Rachel alors que je me love contre lui avec plaisir. Dis-moi, tu ne pourrais pas donner quelques cours à Mat ? Je l’adore, hein, mais il bouge comme un pied et j’adorerais avoir mes propres shows privés !
— S’il est intéressé, ça me va, on te doit bien ça ! répond-il en souriant. Et s’il devient vraiment bon, il pourra rejoindre le Lotus Club !
— Plutôt crever que de laisser mon mari se faire reluquer, non mais ! Désolée, mais je ferais sauter le Lotus Club avant même sa première représentation, avec toutes ces greluches dedans ! Bref, allez, habillez-vous, le petit dej est servi et il faut qu’on parle.
Je déteste la Rachel sérieuse. “Il faut qu’on parle”, elle le dit plus que rarement, et ce n’est jamais bon signe, si bien que je retourne dans la chambre pour enfiler la robe de chambre que Rachel m’a prêtée par-dessus son tee-shirt de nuit. Si j’ai pris des affaires pour Robin, je n’ai absolument pas pensé à le faire pour moi et je me retrouve à piquer des fringues à mon amie qui, heureusement, a une garde robe bien fournie.
Je passe devant le miroir et grimace en voyant ma tête. Il y a un moment que je ne m’étais pas vue aussi fatiguée, ça fait peur. Je tente de discipliner mes cheveux rapidement en queue de cheval lorsqu’Hugo se poste dans mon dos et m’enlace pour me serrer contre lui. Il a enfilé ses vêtements de la veille et me sourit tendrement à travers la glace, déposant ses lèvres chaudes dans mon cou et me tirant un frisson.
— Tu es prête à aller “parler”, comme t’a prévenue Rachel ? me demande-t-il doucement.
— Hum… Tu ne veux pas plutôt me kidnapper ? On s’enfuit par la fenêtre ? Je suis sûre que la chute ne doit pas être si terrible que ça du premier étage, gloussé-je avant de soupirer lourdement. J’en ai marre de parler, je veux juste oublier tout ça. Allons-y, elle est capable de venir nous chercher par la peau des fesses, et vu comme elle mate ton derrière, j’aime autant éviter.
— Elle a raison d’insister, je crois, allons-y, je tiens à mes fesses !
J’évite de grimacer en le suivant, mais si j’en crois la réaction d’Hugo hier soir et les propos qu’il a tenus, j’ai bien peur que Rachel et lui soient sur la même longueur d’onde. Argumenter ne va pas être une mince affaire. Sans parler de la conversation que je dois avoir avec Robin. Cette journée promet d’être merdique.
Quand nous sommes arrivés au beau milieu de la nuit avec Robin, Rach a été un amour, mais elle a vite compris qu’il ne s’agissait pas d’une dispute comme les autres. Jamais je n’aurais réveillé le petit sans raison valable, jamais je ne me serais retrouvée à tambouriner à sa porte en l’appelant au téléphone en même temps. Sa présence ainsi que l’adrénaline coulant encore dans mes veines, m’ont permis de tenir le coup pendant que nous rassurions Robin et le couchions dans sa chambre, et j’ai tout lâché devant un verre de vin, les mots, la colère, la peur, les larmes… la culpabilité, aussi. Si je savais pouvoir compter sur ma meilleure amie, j’en ai eu la confirmation lorsqu’elle est partie bosser sans s’être recouchée de la nuit pour me tenir compagnie.
Et Madame est aux petits soins, ce matin encore. Deux tasses de café fumant sont posées sur la table, du pain est en train de griller, les confitures sont de sortie, les fruits aussi. Elle a même déposé à côté de ma tasse le pot de pâte à tartiner que j’ai malmené hier jusqu’à en avoir mal au ventre. Et elle m’attend de pied ferme, installée en bout de table.
Je récupère ma tasse pour aller m’installer de l’autre côté, près d’Hugo, et ouvre le pot de pâte à tartiner pour y plonger ma cuillère. Je plaide coupable, elle atterrit dans ma bouche sans être passée par l’étape tartine.
— J’ai réfléchi et c’est toujours non, Rach, marmonné-je, la bouche pleine. C’est le père de Robin, il était ivre, et c’était la première fois.
— C’est la fois de trop, ma Chérie. Il l’a fait une fois, il peut le refaire. Avec toi ou avec une autre, sa place, c’est en prison ! s’énerve ma meilleure amie.
— Je ne sais pas si c’est la prison qu’il mérite, mais il faut le dénoncer, oui, il a quand même essayé de te forcer et y serait arrivé s’il avait été moins bourré, renchérit Hugo.
Bingo, j’en étais sûre… Nouvelle cuillère de pâte à tartiner. A ce rythme-là, ma balance va se foutre de moi la prochaine fois que je grimperai dessus.
— Il a essayé de me joindre je ne sais combien de fois hier pour s’excuser, m’a envoyé un message… Ce n’était pas lui, dans cette chambre, c’est… la frustration qui a parlé, la peine, l’incompréhension. Si j’avais été plus franche avec lui… soufflé-je en déverrouillant mon téléphone avant de le leur tendre.
Rachel s’empresse de s’en emparer et fronce les sourcils en lisant le message. Je sais ce qu’elle pense. Un seul et unique message pour s’excuser alors qu’il devrait ramer, et que même ça, ça ne serait pas suffisant pour lui pardonner. Les mots sont simples, il n’y va pas par quatre chemins, utilise les mêmes arguments que ceux que je viens de leur servir, me dit qu’il m’aime et jure que ça ne se reproduira jamais plus.
— Il a quand même vachement déconné, c’est facile de dire qu’il s’excuse après coup… Tu te rends compte s’il avait réussi ? Et puis, ça poussera la justice à le foutre dehors de chez toi. Tu gardes la maison, lui se barre, c’est tout bénéf, non ?
Un frisson désagréable me parcourt l’échine en imaginant comment tout ça aurait pu se terminer, et je fais une nouvelle fois sa fête au pot sous mon nez alors qu’Hugo passe son bras autour de mes épaules.
— Moi, je respecterai ta décision, ma Douce, mais je ne te promets pas de rester calme avec Louis. Il… il me répugne.
— Il n’a pas réussi, c’est tout ce qu’il faut retenir. Pour le reste… je m’en fiche de la maison, c’est lui qui la voulait, je n’ai pas vraiment eu mon mot à dire, et… j’ai besoin de repartir sur de nouvelles bases. Quant à toi, soupiré-je en déposant un baiser sur la joue d’Hugo, j’aimerais vraiment que tu ne te mêles pas de ça. S’il comprend qu’on est ensemble, il va te faire vivre un cauchemar au boulot, s’il ne te vire pas…
— Je vais essayer de rester calme, mais ça va être compliqué. Et pour Robin, tu vas faire quoi ?
— Moi, je reste sur l’idée que la police, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, maugrée Rachel. Et arrête de manger du chocolat, ça va te rendre malade !
— Le chocolat, c’est la vie. Et la police… on en parle du taux de plaintes classées sans suite pour agression sexuelle ? De ceux qui te rient au nez sans même prendre ta plainte après t’avoir demandé si tu avais bu ou comment tu étais habillée ? On parle d’un mari avec sa femme, Rachel, le devoir conjugal, c’est encore bien ancré dans les us et coutumes. Je ne veux pas aller chez les flics, me faire rembarrer et regarder de travers. La parole d’une femme au foyer qui veut le divorce contre celle d’un chef d’entreprise qui gagne bien sa vie et entretient sa famille, tu crois que c’est crédible ? Je veux juste protéger Robin de tout ça. Je ne veux pas qu’il ait une autre image de son père, déjà qu’elle est bien fissurée en ce moment… Alors je vais lui expliquer les choses calmement, lui dire qu’on va avoir deux maisons, qu’il nous verra tous les deux… et on verra ce que Louis veut pour la garde.
— Parce que tu vas lui laisser avoir la garde de son fils ? s’étonne mon amie. Mais, il est dangereux, ce type ! Tu ne devrais pas…
— C’est son père… et ça n’a rien à voir. Je… Bon sang, Rach, Louis a ses défauts, mais jusqu’à présent, jamais il ne m’a forcée à quoi que ce soit ! Je ne peux pas remettre en question dix ans pour cette histoire. Il était bourré et malheureux, il… C’est ma faute, tout ça, ça n’aurait jamais dû arriver !
— Ce n’est pas ta faute non plus, Oriane, tu ne peux pas dire ça. Et je suis d’accord avec toi, il ne touchera jamais à son fils, c’est sûr.
— Il n’a pas intérêt, de toute façon, soufflé-je. Vous devriez aller vous préparer, vous allez finir par être en retard. Tu penses à m’envoyer un message pour me dire s’il est au boulot, hein, mon Cœur ? Il faut que je récupère mon matériel pour bosser et des fringues…
— Oui, bien sûr. Et tu m’appelles s’il débarque ici et vient t’embêter. Je ne vais plus le laisser te faire de mal, ça, c’est sûr.
Il a le regard de l’homme déterminé et, alors que je pensais ne pas avoir peur de la suite des événements, j’avoue que ses propos me rassurent. Je crois bien que je suis tombée sur une perle, même si j’ai peur que tout parte en vrille à cause de cet instinct de protection. J’ai déjà fait suffisamment de dégâts comme ça, je ne voudrais pas qu’il perde, en prime, son emploi par ma faute. Dans tous les cas, je suis contente que Rachel lâche l’affaire pour le dépôt de plainte, même si son air blasé me dit qu’elle n’en a pas fini avec moi. Tout ce qui m’importe, à présent, c’est l’avenir, qui, maintenant que j’ai pris ma décision, m’ouvre les bras. Le parcours sera semé d’embûches, mais j’ai bon espoir que le ciel soit bien plus bleu au bout de ce chemin caillouteux sur lequel je viens de mettre les pieds.
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