Pandora (6ème partie)
Le lendemain était notre avant-dernière journée au lac. Luc, qui se piquait d’être un bon cuisinier, nous avait promis un dîner typiquement beaujolais. Et qui dit Beaujolais… dit beaujolais... Aussi notre ami avait-il mis les petits plats dans les grands en prévoyant un coq au juliénas suivi de poires pochées au brouilly... Parfois, je le soupçonnais de s’être mis à la cuisine dans l’unique but d’assouvir son goût pour les bons vins… Du reste, le dîner fut délicieux. Affalé sur le divan, un verre à la main, l’esprit embrumé par le juliénas, je me sentais merveilleusement bien. Porté par une douce nonchalance, perdant peu à peu le fil des conversations, je réalisai tout à coup que c’était eux, ceux avec qui j’aurais voulu vivre, ceux que j’aurais sauvés en priorité si une apocalypse avait frappé la terre, plus que ma vraie famille en fait… Je devais faire une drôle de tête, car Audrey me demanda si tout allait bien. Je me contentai de répondre que j’aurais voulu que ce repas ne se termine jamais. C’est le moment où elle annonça :
« Bien, les amis, j’ai quelque chose d’important à vous dire… »
Il lui fallut quelques secondes pour obtenir notre silence.
« Voilà… J’ai obtenu une bourse Erasmus d’un an à Florence. Je pars à la fin du mois. »
Nos sourires se figèrent, puis s’évanouirent. Un certain temps s’écoula avant que nous ne pussions réagir…
« A la fin du… Mais tu sais ça depuis quand ? s’écria Sandra.
- Depuis peu de temps… Je ne vous ai pas dit que j’avais candidaté car je pensais jamais être prise… A la fin du mois de juin, ils m’ont appelé, et… voilà !... J’avais peur que ça gâche nos vacances au lac, c’est pourquoi je vous le dis seulement maintenant. Je sais qu’on n’aurait pas pu s’amuser autant si vous l’aviez su avant… »
J’étais incapable de prononcer un mot. Audrey se tourna vers moi et posa sa main sur la mienne :
« Ne m’en veux pas, chéri, mais… tu n’aurais pas pu profiter du séjour si tu avais appris ça juste avant...»
- Parce que je suis censé me sentir comment, maintenant ?... Comme un gars qui va passer une excellente fin de vacances ?...
- Tu crois peut-être que ça ne me fout pas les boules à moi aussi ? J’ai même failli dire non ! Et puis je me suis dis que je ne pouvais pas laisser passer une occasion pareille, que je m’en voudrais toute ma vie !...
- Audrey, personne ne dit que tu aurais dû refuser !... Mais comprend que ça nous fasse un peu bizarre de l’apprendre comme ça » répliqua Luc.
Mon amie se tourna à nouveau vers moi, comme si elle attendait que je prenne la parole... Mais j’étais incapable d’ajouter un mot. J’avais l’impression d’avoir brusquement dessaoulé, la tête me tournait, et j’avais même envie de vomir.
« Dis-moi quelque chose bébé… murmura-t-elle. Tu sais, Florence, c’est pas si loin… Tu pourras venir me voir… »
Quelque chose se cassa dans sa voix. Elle avait maintenant les larmes aux yeux. Comme si elle lisait dans mes pensées, elle ajouta : « J’ai peut-être été maladroite… J’avais tellement envie que nos vacances soient les meilleures possibles… j’avais envie de t’offrir ça avant mon départ. »
Je commençais à entrevoir le moment où elle allait pleurer, aussi concédai-je : « Oui, je comprends.
- Hé, c’est vrai quoi, tu pars à Florence, pas à l’autre bout du monde ! On pourra venir te voir !... Bon, à vrai dire, tu n’as fait cette proposition qu’à Pascal ! fit semblant de se plaindre Luc.
- Vous êtes tous invités, bien sûr ! » proclama Audrey qui semblait retrouver son allant.
Et projetant ses mains au-dessus de la table, elle nous saisit par les épaules pour nous attirer à elle. Nous nous retrouvâmes ainsi, dans la position des rugbymen en mêlée, serrés les uns contre les autres :
« Je rêve de traverser avec vous le Ponte Vecchio le soir de Noël sous une pluie froide !»
Devant la grimace de Sandra dont la frilosité était connue de tous, nous éclatâmes de rire.
Avant de m’endormir, je pensais déjà à l’organisation de l’année à venir, maintenant que le choc de l’annonce d’Audrey était à peu près digéré. Florence n’était effectivement pas si loin… Et puis mon amie rentrerait en France régulièrement, ne serait-ce qu’à cause de la santé fragile de sa mère… Cette nouvelle situation nous permettrait même peut-être de nous retrouver avec plus d’intensité… Tout cela relevait un peu de la méthode Coué, mais je m’endormis finalement rassuré.
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