Partie I - Arcanes
La Voix des Souvenirs (1)
Peter Mortelande
1er jour de l’hiver
La Tour, quelque part au milieu de la mer
L‘horreur. La douleur. La suffocation.
Le jeune homme ouvrit les yeux d’un coup sec. La jointure de ses doigts enfoncés dans ses draps le faisait souffrir. Son cœur battait à une vitesse folle au fond de sa poitrine. Il le sentait. Comme un cheval fou lancé au grand galop.
Il inspira. Se tourna sur le dos. Le matelas était dur, peu confortable. A travers la fenêtre ronde de sa chambre, il voyait la lune, ronde, pleine, blanche comme une lumière d’hôpital. Il battit des paupières, chassant les dernières images de son rêve. Tout semblait si réel : ce village en feu, les cris de cette fille dévastée, le son écœurant des armes, les pleurs des âmes perdues. Il frissonna.
Un bruit de verrou résonna dans le silence du couloir. Peter perçut bientôt les sanglots, ceux de la jeune fille que la Garde avait ramené le jour précédent et qu’ils avaient dû tester. Comme lui. Il y a ce qu’il lui semblait longtemps maintenant.
Il ferma les yeux, inspira à nouveau. Les pas s’éloignèrent dans le couloir. Sans un mot. Sans un murmure. Ils disparurent, simplement.
Il ne pouvait la voir mais il pouvait l’imaginer : une fille, pleurant sur le matelas informe de son lit, les poignets et les chevilles bleuis d’avoir tant tiré sur les chaînes, le corps constellé de ponctuations noires là où ils avaient potentialisé son pouvoir. Son Don.
Il rouvrit les yeux, presque nauséeux. Dans son rêve, elle avait aussi un Don. Il l’avait ressenti. C’était comme si ce Don l’avait appelé, l’avait attiré. Mais déjà, les détails de son visage s’effaçaient dans sa mémoire. Elle ne serait bientôt plus qu’un souvenir. Qu’ils lui retireraient dans quelques heures, avant qu’il ne soit envoyé au bloc C. Parce que les souvenirs étaient dangereux. Parce qu’un être était bien mieux manipulé s’il ne savait rien, s’il ne se souvenait de rien. Parce qu’alors, il ne valait pas mieux que les autres. Parce qu’alors, ils se retrouvaient tous égaux dans la misère.
***
Thomas Georgiev
1er jour de l’hiver
La Tour, quelque part au milieu de la mer
Le bloc C était celui qui gérait une grande partie des constructions du fort. Situé majoritairement en sous-sol lorsque les ouvriers n’étaient pas appelés dans un autre bloc, ouvert sur l’extérieur de l’île rocheuse et isolée sur laquelle elle avait été construite, il accueillait le plus grand nombre des occupants de la Tour en journée.
Une fois les aptitudes magiques testées, ils regardaient ce pour quoi vous étiez doués : l’intellectuel, le manuel, l’endurance… Puis ils vous plaçaient : le bloc B pour le laboratoire, le bloc C pour la construction et le bloc D pour les denrées – ce qui, en réalité, correspondait principalement aux potagers, aux verges et aux cuisines -. Le bloc A était réservé à l’administration et aux salles de tests. Chaque bloc était placé sous la surveillance de la Garde. Ils étaient partout, surveillaient chaque espace, chaque recoin, chaque machine. Il ne fallait surtout pas de vagues. Ni de feignants. Alors ils veillaient. Constamment.
Peter chargea machinalement un nouveau bloc de pierre sur le chariot. A côté de lui résonnaient les coups de pioche de son camarade d’infortune. Le jeune homme, un garçon de vingt-trois ans tout juste, essuya d’un revers de main son front luisant balayé de courtes mèches blondes.
— A quoi tu penses ?
Peter examina le nouveau bloc de pierre à ses pieds, fronçant les sourcils.
— A rien.
Thomas s’appuya sur le manche de sa pioche, l’air consterné.
— Peter, sincèrement, tu me crois encore incapable de ne pas reconnaître lorsque tu mens ?
Le dénommé Peter ne répondit rien, le regard rivé sur les aspérités de la roche. Un moment qui lui sembla une éternité. Thomas finit par pousser un soupir.
— Très bien. Si tu ne veux pas en parler, je ne peux pas t’y forcer…
Il reprit le manche entre ses doigts osseux, le hissa à hauteur de visage.
— J’ai fait un rêve.
Thomas se figea brusquement. Et pour cause : il y avait bien longtemps que lui n’avait plus fait de « rêves ». Ni même de cauchemars. Il observa son camarade à la fois stupéfait et apeuré. Peter esquiva son regard.
— J’ai vu une fille, Thomas. Une fille qui avait notre âge.
— C’était un rêve, le coupa l’autre, un simple rêve. Tu ne devrais pas t’en formaliser.
Thomas se détourna, recommença à piocher. Peter l’observa du coin de l’œil avant de reprendre son chargement.
— Sauf qu’il nous est impossible de rêver Thomas, et tu le sais.
Le mouvement du jeune blond s’immobilisa et resta un instant en suspens. Son teint devint livide.
— Est-ce que… est-ce qu’elle… est-ce qu’elle avait…
Peter hocha la tête.
— Elle a le Don. Je ne me souviens pas de ses traits, de son visage, ni même de sa silhouette, mais je me souviens de la puissance de sa magie, de l’onde qui l’accompagne où qu’elle soit. Je me souviens du frisson qui m’a saisi lorsque je l’ai vu de près pour la première fois.
Thomas l’observa en silence. Il semblait réfléchir. Elle avait le Don. Elle était donc comme eux : une Elue. Si Peter disait vrai, alors Ils ne tarderaient pas à se mettre en chasse. Ils ne tarderaient pas à vouloir la localiser. Puis la traquer. Ils devaient agir et vite.
Comme répondant à son appel, le son suraigu d’une sirène retentit brusquement autour d’eux. Une voix robotisée se mit à résonner dans le bloc.
— Alerte de niveau 3, secteur 1. Veuillez regagner le lieu de rassemblement s’il vous plaît. Alerte de niveau 3, secteur 1. Veuillez regagner…
Thomas posa sa pioche en fronçant les sourcils, l’air soucieux. Peter lui lança un regard en coin.
— Secteur 1 ? Les salles de tests ?
Son camarade ne répondit rien mais Peter et lui se connaissaient depuis maintenant assez longtemps pour ne plus avoir à parler pour se comprendre.
— Rejoignons le groupe, conseilla ce dernier.
Ils ne mirent pas longtemps à se fondre dans la masse des rangs formés par les blocards en vue de l’évacuation. Les soldats de la Garde s’affairaient autour d’eux avec empressement, lançaient des ordres à la volée, hâtaient les derniers retardataires et les plus mal réveillés. Plusieurs grésillements résonnèrent dans les couloirs, faisant frissonner Peter et Thomas.
Ils gagnèrent en silence la salle principale du fort où s’alignaient déjà plusieurs autres hordes de blocards sortis de leurs obligations matinales, les visages éreintés, les mains croisées dans le dos de leurs combinaisons grises poussiéreuses portant, inscrit en grands caractères d’un blanc laiteux, la lettre de leurs blocs d’affectation.
Les officiers chargés de leur surveillance ordonnèrent l’arrêt des rangs puis la position de repos et tous s’exécutèrent dans un nouveau silence morbide. L’immense salle de béton résonnait d’étranges grondements sourds au passage des soldats dans les étages, entrecoupés de tremblements à en faire suinter les murs.
Peter observa la poussière s’écouler sur son épaule n’osant la chasser du bout des doigts sans éveiller l’attention. Un coup d’œil lancé à son coéquipier lui indiqua que, lui aussi, avait compris que quelque chose n’allait pas. Face à eux, les soldats échangeaient des regards soucieux. Quelque chose n’allait pas…
Le regard de Peter balaya la foule amassée dans l’immense salle autour de lui.
Une explosion. Plusieurs personnes hurlèrent de terreur. La puissance du choc envoya une partie de la foule à terre. L’onde souffla les rangs de Peter et Thomas, les envoyant rouler au sol. Peter sentit l’air chassée de ses poumons lorsque son dos heurta violemment la pierre sous lui. Ses oreilles bourdonnaient, sa gorge et ses yeux le piquaient. Il toussa en se redressant sur un coude, essuya d’un revers de bras ses paupières.
Le fond de l’immense salle était noyée sous un rideau d’épaisse poussière grise, soulevée par l’effondrement des gravats sur le sol. La cohue s’était emparée de la foule encore vivante. On se bousculait en hurlant et implorant, la peau couverte de sueur, de cendres et de sang. Son propre sang. Ou celui d’autres que l’on ne connaissait pas. Les soldats hurlaient des ordres à s’en déchirer les poumons, tentaient de rétablir le calme à coup de matraques électriques, en vain. Face à la terreur des blocards, ils étaient tout simplement dépassés.
Peter se tourna, chercha du regard la silhouette de Thomas parmi les innombrables personnes encore à terre. Il n’était pas là. Peter sentit son cœur se mettre à battre plus fort au fond de sa poitrine. L’avait-il tout simplement abandonné ? Après toutes ces années passées ensembles, avait-il profité de la débandade pour le laisser là, seul et à terre ?
— Putain Peter, RELEVE-TOI !
Le jeune homme pivota en direction de la voix qui le hélait, le souffle court. Thomas tendit une main vers lui, le tira sans ménagement afin de le mettre sur pieds.
— Ça va ? Tu n’as rien ?
Il était obligé de hurler pour couvrir le vacarme autour d’eux.
— Non, ça va ! répondit Peter en époussetant rapidement ses bras. Que s’est-il passé ?
— Je n’en sais rien ! Une partie de la Tour vient d’exploser je crois. Il faut qu’on parte ! Vite !
Avisant l’entrée encore intacte de la salle, Thomas attrapa le poignet de Peter pour l’entraîner à sa suite.
— Viens, suis-moi !
Peter ne se fit pas prier une seconde fois. S’engageant sur les traces de son coéquipier de toujours, il se coula à sa suite à travers la foule agglutinée près de la sortie, échappant de justesse aux coups envoyés au hasard par les soldats de la Garde. Une fillette tomba derrière lui. Il s’arrêta net. Quelque part au fond de lui, une voix lui hurlait de continuer son chemin, de l’abandonner à son sort, de fuir le plus loin possible. Il grimaça. Non. Il ne pouvait décemment pas faire ça.
Il entendit Thomas lui hurler quelque chose tandis qu’il tentait de rebrousser chemin, repoussant la foule pressée autour de lui. Trop tard. Les soldats étaient déjà sur elle. L’un d’eux l’attrapa sèchement par le bras, la releva en aboyant. Peter se figea. Il était trop tard. Il ne pouvait plus rien faire.
Une main se posa sur son épaule, la pressa doucement.
— Laisse-la ! ordonna Thomas, on ne peut aider personne si on meurt avant…
Peter hocha de la tête. Il avait raison. D’un regard, Peter lui indiqua qu’il avait entendu. Thomas acquiesça à son tour d’un air entendu. Laissant là les derniers blessés, ils s’engagèrent au pas de course dans les longs couloirs du fort. L’explosion avait causé une coupure générale, plongeant la Tour toute entière dans l’obscurité. Il était difficile de progresser ainsi au milieu des blocards effrayés, blessés et perdus. Peter dut plusieurs fois presser l’allure pour ne pas perdre de vue la haute silhouette de son coéquipier.
Ils traversèrent plusieurs séries de couloirs, bousculèrent au hasard soldats et blocards égarés, avant de déboucher enfin dans la zone du Bloc C. Plusieurs autres prisonniers avaient eu la même idée qu’eux. Le Bloc C était le seul ouvert sur l’extérieur. Le seul par lequel il était possible de s’évader. A condition de pouvoir escalader l’immense paroi rocheuse donnant sur la mer. Puis de sauter. Dans le vide. Une chute de plusieurs mètres de hauteur jusque dans l’océan déchaîné. Neuf chances sur dix de finir par une mort assurée.
Thomas vint s’arrêter en amont du bloc rocheux. Il jeta un coup d’œil en arrière. Les soldats avaient gagné les couloirs menant au Bloc. Ils ne tarderaient plus à les trouver. Observant son camarade, il passa une langue rêche sur ses lèvres et croisa ses mains devant lui.
— Monte, ordonna-t-il en lui offrant une prise.
— Quoi ? hurla Peter, hébété.
— Tu m’as bien entendu : MONTE je t’ai dit !
— Pas sans toi !
— Il le faut ! Aie confiance, je couvrirai tes arrières.
— Thomas, tu… objecta Peter.
— Je ne pourrai sans doute pas sortir vivant, oui, je sais. Mais c’est notre unique chance de La retrouver avant eux et tu es le seul à l’avoir vu et ressentie. Tu peux la reconnaître, moi pas. Alors fonce !
Peter plongea ses yeux dans ceux, gris, de Thomas. Ce dernier lui fit signe de se hisser. Une clameur retentit à l’entrée du bloc. Les soldats étaient arrivés. C’était maintenant ou jamais.
Remerciant d’un dernier regard son ami, Peter glissa son pied au creux de ses mains et s’élança afin de saisir les premières prises de son ascension.
Des coups de feu. Le jeune homme sentait son cœur battre à tout rompre au fond de sa poitrine. Il tourna une dernière fois la tête en direction du Bloc. Hésita. Puis il sauta dans l’eau battante et disparut, englouti par les flots tumultueux de l’océan.
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