CÉLESTE
Le masque soigné avait la forme d’un tournesol, le cœur alvéolé comme une ruche, teinté de miel, et une corolle de pétales rococo, dorée et bleu charron. La tête se parait d’une perruque assortie, foliacée et duveteuse, mi-plante mi-oiseau, chutant jusqu'à la nuque. Il ne devait pas y avoir dans tout Florence deux masques identiques. La meute des quatre dogues se lança donc sur la piste de l’hybride.
Il se trouvait, à un carrefour, un char printanier surmonté d’une colonne et recouvert de fleurs. Quatre jeunes femmes vêtues de blanc y esquissaient une étrange ronde, comme pour invoquer le solstice et, autour, une foule de silhouettes coiffées de masques floraux mimaient l’éveil du printemps.
Flo scruta les enfants aux costumes de crocus, les roses aux bras ornés de piquants, les gracieuses tulipes, les coquelicots galopants. Puis soudain, au sommet du piquet, poussa le tournesol, le visage mielleux tourné vers le zénith.
La meute se fondit dans le parterre mouvant et accompagna le char jusqu’au bout de la parade. Tout au long du défilé, Flo admira de son coin d’ombre les parures colorées et les danses imagées des carnavaliers. Puis les voitures bigarrées se dispersèrent et la fête se poursuivit aux quatre coins de la ville. Le char aux fleurs se rangea au milieu d’une petite esplanade entourée de fontaines. Les fleurs humaines s’en détachèrent et coururent en tous sens amorcer des valses aux accents tribaux. Curieux ou contraints, les passants se joignaient à la chorégraphie. Ils semblaient bientôt possédés par le rythme haletant des tambours et trompettes.
Flo se laissa emporter par cette frénésie, sous l’œil – exposant six – des chiens de garde. Tous trois la fixaient depuis le porche sous lequel ils s’étaient sagement assis. La tueuse savait et songea plusieurs fois qu’il suffisait d’un mot pour leur faire ouvrir les crocs sur cette joyeuse foule. Dix ans en arrière, l’envie l’aurait démanger mais, à ce jour, elle n’aspirait qu’à un peu de joie de vivre. Une fois n’est pas coutume, il faisait bon quitter les murs étriqués et les salles rances de son château d’ivoire pour se mêler au bal des mortels.
Il y avait d’ailleurs, au bord de l’esplanade, une tourelle familière. Un ancien pigeonnier converti par la ville en bâtiment d’archives. Il rappelait à Flo l’une de ses tours fétiches : où elle aimait à s’élever le plus loin du monde ; du haut de laquelle elle dupait l’appel de la tombe.
Elle avait beau tournoyer, taper du pied, taper des mains, le monument familier l’hypnotisait plus que la farandole. Elle songeait même à s’extraire de la foule pour en gravir les marches, lorsqu’une main aussi glissante et rèche que le latex se joignit à la sienne et la fit virevolter.
Flo braqua les pupilles sur l’être-fleur qui dansait avec elle. Le tournesol. Emportée par ses pas, elle lui sait la taille et, un instant, ils se disputèrent le rôle de meneur. La main armée d’Atylwat n’en était pas à son premier bal ; ni à son premier meurtre au beau milieu d’un bal. À force d’entêtement, elle finit par imposer sa volonté à son partenaire de danse et, tanguant sur le tempo de l’orchestre, ils s’écartèrent à hauteur de la tourelle.
Le coude de Flo enfonça la poignée.
Ouverture : en chair et en corps
Les épais murs étouffaient légèrement la fanfare. Aucune importance. Le gracieux duo tourbillonna au milieu des rayons de vieux manuscrits. Quelques feuilles volantes s’en détachèrent, devenues confettis. Collés-serrés, ils gravirent sautillants les marches d’un étage. Un tango endiablée sur le palier, puis un autre escalier franchi d’un pas sensuel. De chassé en croisé, ils se trouvèrent bientôt à valdinguer sous les combles. Plus de son. À l'harmonie fantôme, répondaient des mouvements de plus en plus abstraits.
Au point du jour, l’unique fenêtre du toit offrait une vue imprenable sur le soleil couchant, l’orange noyé par les jeux d’eau. Surpris par l’éclat de l’astre mourant, l’être-fleur fit un immense pas en direction du chien-assis. Il ne vit pas les chiens sinistres investir le pigeonnier. Ni les oiseaux fuir à la volée. Ni Flo, dans un geste disco, tirer de sa poche le collet qui acterait le chant du cygne. Dans un dernier mouvement de grâce, elle enroula la mort au cou de la tige humaine.
Final : céleste
La tête du tournesol s’envola par la lucarne – ou chuta, selon les fins que l’on préfère.
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