LA VIVE CHASSE A L’AFFUT
La tournure inattendue que prenaient les événements arrangeait bien Dragus. La reine était furieuse et complètement perdue, il ne lui restait plus qu’à la cueillir.
— Voilà donc où était parti le misérable avorton ! Caché à la surface à la garde d’un humain, et ce, malgré notre interdiction de les approcher. Quelle sacrée bande d’hypocrites !
Le chef de la garde acquiesça en silence, reprenant une branche d’algue violette. C’était sa faiblesse, Dragus l’avait deviné. Cette algue contenait une substance toxique, qui anesthésiait les sensations de celui qui en abusait. Le problème, c’est qu’il en fallait toujours plus à son consommateur pour continuer à en ressentir les effets, et que s’il décidait d’en réduire sa consommation, le manque lui donnait alors d’horribles maux de tête.
— Si tu vivais plus près de la surface, tu pourrais en faire pousser facilement, tu sais ? Ça se développe presque trop, près de chez moi.
— Ah bon ? Ça me coûte une nageoire ici-bas, et avec la misère que je touche pour supporter cette pleurnicheuse, j’ai de plus en plus mal à la tête. Mais bon, ce n’est pas demain la veille qu’on déménagera le palais et qu’on ira à la surface, hein ?
— Et bien justement, faudrait peut-être commencer à bouger les choses, si on pouvait.
— Comment ça ? Le garde le regarda d’un air soupçonneux.
— Oh, ne t’inquiète pas, je ne parle pas d’une révolution. Juste de réformer quelques lois un peu trop archaïques.
Après plusieurs heures de discussion, encouragé par la consommation de ses algues, le garde adhéra entièrement au point de vue du vieux triton. Ils se quittèrent en se serrant la main, se promettant de se retrouver le lendemain, avec plus de compagnons pour adhérer à leur cause.
Depuis son arrivée, Eldrik n’avait pas pu voir sa sœur en privé. Elle était sans cesse entourée de ses gens ou par ce triton, Dragus. Fidga lui avait conseillé de s’en tenir à distance, mais il n’avait pas eu besoin de ce conseil pour s’en apercevoir. Dragus était un noble influent, qui n’aimait pas les humains. Eldrik était sûr qu’il cachait quelque chose d’important.
Flânant dans les couloirs du palais, le jeune homme y voyait un peu plus clair qu’à son arrivé. Cependant, la pénombre le gênait encore beaucoup, c’est pourquoi il nageait doucement quand il surprit une conversation.
— Tu as bien trouvé le coquillage que je t’ai demandé ?
— Oui, mais ce n’était pas facile, il va falloir me donner plus de moyens, voir même de l’or.
— Tu ne vas pas devenir gourmand quand même ? Ça serait dommage qu’il t’arrive un accident, à toi ou à ta femme…
— Non, non, c’est juste que j’ai perdu du temps pour le trouver, c’était plus compliqué que prévu !
— Très bien, je vais te donner un peu plus, mais il faut aussi que tu soutiennes le mouvement. Je vais en avoir besoin sous peu, car la reine en raffole. Tu penses y arriver ? Je t’attendrais à l’entrée du fond.
On venait dans sa direction ! Eldrik s’engouffra dans la première pièce qu’il croisa. Regardant derrière lui, à travers un rideau d’algue, il aperçut le dos de Dragus qui disparaissait au bout du couloir, sa nageoire dorsale acérée dépassant de ses longs cheveux d’algues violettes. Mais que manigançait ce vieux silure ? Il fallait en parler à sa sœur, mais elle le détestait, jamais elle ne le croirait.
— Je peux vous aider, peut-être ? Demanda une voix sévère, derrière lui.
Eldrik laissa échapper un chapelet de bulles en se collant au mur. Fidga se tenait là, au milieu d’une pièce remplie de rouleaux d’algues savamment rangés.
—Vous m’avez fait une de ses peurs ! Ses ouïes palpitaient à tout rompre. La main palmée sur son cœur, il essaya de reprendre son souffle.
— Qu’est-ce qui vous a effrayé à ce point ? Demanda-t-elle d’un air soupçonneux.
— J’ai surpris une conversation que je n’aurai pas dû entendre…
— Une conversation ? Et que disait-elle, cette conversation ?
Il regarda Fidga avec attention, se demandant s’il pouvait lui faire confiance. Mais ses doutes s’évanouirent quand il la regarda dans les yeux. Fidga était devenue son amie, depuis son départ de chez lui et Eldrik avait toute confiance en elle.
— Je crois que ma sœur est en danger.
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Mais que faisait-il ? Il lui avait promis de venir vite pourtant. Sybille guettait le vieux triton, qui devait lui apporter davantage de ces magnifiques coquillages de la surface. Depuis quelques jours, sa tête la faisait souffrir et Dragus lui avait alors conseillé de manger ces jolis coquillages roses qu’il trouvait dans ses îles. “Ça vous soulagera, c’est un remède des côtes”, avait-il dit. Il avait raison, elle se sentait tout de suite plus légère, quand elle en prenait. Cependant, la douleur finissait invariablement par revenir après quelque temps, il lui en fallait sûrement plus.
Que c’était excitant de connaître quelqu’un d’aussi intelligent et d’aussi bons conseils que Dragus, il était vraiment prévenant avec elle et sa maturité en faisait un parfait conseillé pour gouverner le royaume. Après tout, elle était encore très jeune et ne savait pas tout.
Fidga pénétra dans la salle du trône, un air grave sur le visage.
— Ma reine, j’ai de fortes présomptions que des opposants préparent un attentat pour vous nuire. Je vous demanderai de ne plus vous promener seule, et de ne plus consommer de nourriture qui ne soit pas approuvée du cuisinier. Je vais me charger de mener une enquête, si vous me le permettez.
— Un attentat ? Cela expliquerait alors mon mal de tête perpétuel et ma grande fatigue, ils ont peut-être déjà commencé…
— Vous êtes souffrante ? Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit ? Avez-vous changé quelque chose à vos habitudes ?
— Je suis souffrante depuis l’arrivée de mon frère, dit-elle, la mine boudeuse. Et comme vous étiez assez occupée à vous occuper de lui, j’en ai parlé à Dragus. Il m’a conseillé de prendre des coquillages de son village terrestre, il est si prévenant. Vous pensez que mon frère en veut à ma vie ?
— Non, votre majesté. Au contraire, votre frère s’inquiète pour votre sécurité, car c’est lui qui a découvert le complot.
— Pouvons-nous avoir confiance en lui ?
— Votre frère n’a aucune attache ici-bas, votre grand-père est à la surface. Il n’a aucune raison de vouloir votre mort.
— Très bien, et qui soupçonne-t-il ?
— Il a entendu et vu Dragus parler de vous empoisonner. Il recherchait des coquillages toxiques, très rares et difficiles à se procurer, auprès d’un contrebandier. Sur les informations de votre frère, nous l’avons arrêté à la sortie du palais et il a avoué. Nous sommes maintenant à la recherche de votre “ami” pour entendre sa version des faits, mais il reste encore introuvable.
— Dans ces cas-là, il faut aller chercher mon frère, car il est autant en danger que moi.
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Fidga escorta la reine jusqu’à la bibliothèque où Eldrik était resté à l’attendre. C’était une pièce ronde, ressemblant au cœur d’une ruche, très haute de plafond comme un grand puits profond. Elle était recouverte d’étagères alvéolées, contenant des rouleaux d’algue, mémoires du peuple de la mer. De petits crabes verts y vivaient, en osmose avec ces trésors. Ils les entretenaient délicatement, chassant les parasites et mousses qui essayaient d’y pousser. Des globes phosphorescents baignaient la pièce d’une pâle lumière lunaire.
Eldrik se tenait devant l’unique meuble de la pièce, une immense table de pierre ronde. Il contemplait des rouleaux d’algues, savamment illustrés, en compagnie du génie de la mer.
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