LE FILS DE LA LUNE ET DU SOLEIL
L’endroit grouillait de garde, comme si quelqu’un avait essayé de déloger la murène. Heureusement que l’autre idiot était venu le prévenir ou il se serait fait prendre dans le piège à crabe. L’appât s’était échappé, emportant avec lui tout espoir de succès. Il fallait passer par le trou du filet au plus vite et se faire oublier un moment.
Dragus était perdu dans ses pensées, ruminant amèrement sa défaite, quand une idée lui traversa l’esprit. Après tout, tout n’était pas perdu, le palais était toujours de son côté, il avait bien pris soin d’y veiller. Il fallait qu’il se fasse oublier un temps, histoire que la vase retombe. Il nagea alors en direction de la surface. En effet, quelle meilleure cachette choisir que l’endroit même où le jeune prince s’était si longtemps terré ?
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— Alors, vous pensez que je suis le nouvel émissaire de la lune ?
— Vous êtes même son fils, Votre Altesse.
Eldrik se concentra sur le parchemin d’algue étalé devant lui sur la table. Il ne comprenait pas l’écriture qui y était inscrite, mais profitait, comme un petit-enfant, des dessins qui illustraient çà et là le texte.
— Je ne comprends pas, comment puis-je être le fils d’un astre ?
— Votre père devint l’émissaire de la lune lorsqu’il disparut en mer et fut choisi par votre mère. La magie de l’astre lui permit de vivre et de respirer parmi nous, mais aussi de communiquer avec elle, grâce à ses rêves éveillés. En contrepartie, l’astre avait le droit d’utiliser son corps pour aimer notre reine, son amante. Vous êtes donc bien le fils de vos parents, mais aussi de la lune.
— L’astre prenait possession de lui ? Mais c’est affreux ! Le jeune homme lâcha un chapelet de bulles d’indignation.
— Et pourquoi ça ? Grâce à elle, il avait eu la vie sauve.
— Mais enfin, vous imaginez ? Vous vous réveillez d’un coup, père, sans avoir eu votre mot à dire ?
— Justement… Votre père a eu son mot à dire, dans votre création, et c’est ce qui a été leur perte à tous les deux. Votre mère est, en effet, tombée amoureuse de lui, et par amour, elle a enfreint la loi. Elle a engendré un enfant avec lui sans l’accord de la lune, un mâle !
— Mais quelle importance cela fait-il, que je sois un garçon ?
Eldrik tourna la tête vers sa sœur qui entrait.
— Tout, justement, dit-elle. Seules nos femelles peuvent gouverner. Les mâles touchés par la lune, comme notre père, sont dotés d’un pouvoir beaucoup trop grand, il ne peut y en avoir qu’un seul en vie.
— Alors, je suis également la cause de la mort de mon père…
— Non, mère m’a dit qu’il était mort dans un accident de chasse au requin, un an après notre naissance. Cependant, au vu des circonstances actuelles, je ne suis plus si sûr qu’il s’agisse bien d’un accident.
Le génie sortit un lourd rouleau d’un alvéole et l’étala sur la table ronde. Il chassa deux petits crabes qui y étaient encore cachés et se saisit d’une algue vierge et d’un stylet. Après avoir recopié en silence une liste d’une écriture appliquée, il tendit le parchemin à Fidga.
— Voici ce qu’il nous faut pour fabriquer l’élixir de lune, je vais en préparer au plus vite pour son premier voyage.
— Tu penses que c’est une bonne idée, Ciris ? Il s’est à peine transformé, il ne connaît rien à notre peuple.
— Malheureusement, nous ne pouvons pas faire autrement, j’ai pressenti son arrivé et le chaos qui l’accompagne. Il faut nous y préparer.
— Très bien, comme tu voudras.
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Pour une fois que la reine était tombée amoureuse de son émissaire, Dragus pensait qu’en lui retirant l’objet son amour, le père de ses enfants, il la précipiterait dans la mort. Mais sa disparition l’avait, certes, ébranlée, mais elle s’était alors concentrée sur ses enfants. Elle les veillait si jalousement qu’il n’avait rien pu faire. Et puis un jour, le prince avait disparu du palais, soi-disant mort à cause de sa santé fragile. Maintenant, qu’il savait où chercher, il n’était plus si difficile à trouver, celui qui avait soustrait le petit bâtard royal à ses yeux.
Olaf l’entendit avant de la voir. La créature était cachée un peu plus au large devant sa maison. Que pouvait-il bien faire là ? Pourquoi ne se montrait-il pas ? Jusqu’à présent, ils n’avaient jamais hésité à se montrer. Intrigué, il se leva de son banc, où il faisait sa sieste au soleil, et se dirigea vers la côte. Appuyé sur son bâton, il fit mine de chercher des coquillages, tout en continuant à observer à la dérobée l’étranger. Il avait de longs cheveux d’une couleur sombre, proche du violet. Sa peau d’un vert kaki était agrémentée de barbillons acérés jaunâtres. Il donnait une impression bien moins sympathique que les deux premiers spécimens qui s’étaient présentés à lui jusqu’à présent. Olaf ne le sentait pas, il ne lui inspirait pas confiance.
Dragus l’observait de derrière les rochers qui bordaient la côte. Comme il semblait usé et sec, appuyé sur son bâton. Il se déplaçait difficilement, mais on voyait bien qu’il jouait un jeu. Il irradiait encore d’une force tranquille, attendant le bon moment pour se manifester. Il ressemblait tellement à son ancien prince, que Dragus sentit une haine s’enflammer dans sa poitrine pour cet humain. Pourquoi son peuple devait-il rester caché ? Pourquoi ne pouvaient-ils pas, eux aussi, profiter du soleil et de ses bienfaits ? Il se redressa et sortit de sa cachette en soufflant lentement par le nez pour se calmer, un masque de fausse sympathie sur le visage.
— N’ayez pas peur, je viens de la part de mon prince “Eldrik”… Dit-il en s’avançant, les mains au clair en signe de paix vers le vieil homme. Il aimerait avoir de vos nouvelles, mais ces nouvelles obligations l’obligent à rester au palais.
Olaf se détendit, après tout, cela semblait juste, il ne fallait pas juger une personne à son apparence.
— Très bien, je suis heureux de savoir qu’il va bien. Mais est ce que je peux espérer le revoir bientôt ?
— Malheureusement, non, sa charge est maintenant si lourde, qu’il n’a plus un moment pour lui. Cependant, il s’inquiétait de votre santé et m’a demandé de venir veiller sur vous pendant un moment.
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Tout le palais était en effervescence, aucun garde ne tenait son poste et les employés, apeurés, rassemblaient leurs maigres affaires pour partir au plus vite, ou se regroupaient pour discuter avec animosité de la situation. La reine pleurait doucement dans les bras de Fidga, tandis qu’Eldrik écoutait les explications du génie.
— Tu seras en transe, ton corps, immobile restera ici, à notre garde pendant que ton esprit s’élèvera pour rejoindre notre Astre mère, la lune.
Ciris écrasait méticuleusement un petit escargot bleu emballé dans une algue rose. Il sortit un couteau pointu et tendit la main vers le jeune homme.
— Je vais maintenant avoir besoin de prendre une mèche de tes cheveux pour nouer ce talisman.
Eldrik se laissa faire et observa avec curiosité les doigts agiles du prêtre s’agiter autour de son cou. Une vague de chaleur pénétra ses ouïes, au contact du collier et une sensation de légèreté l’enveloppa. Il se sentit soudain dériver.
— Reste calme, lui ordonnèrent les bras qui le saisir, nous allons veiller sur toi.
Quand il rouvrit les yeux, la lumière lunaire l’enveloppait comme un manteau réconfortant. Il avait chaud, il était bien dans ce cocon maternel.
— Bonjour Eldrik, descendant du soleil et de la lune, nous nous rencontrons enfin…
Le jeune homme, qui ne savait que répondre, resta silencieux, observant autour de lui.
— Tu ressembles beaucoup à ta mère, mais aussi à ton père… Malheureusement.
— Je veux bien vous croire, osa-t-il enfin répondre d’une voix tremblante. Mais je n’ai pas eu la chance de les connaître.
— Je sais et crois moi, j’en suis bien désolée.
C’était assez déstabilisant de se tenir ainsi dans ce vide blanc, sans rien pour se raccrocher. Il se sentait complètement mis à nu face à l’astre de la nuit.
— Tu sais, j’avais donné à ta mère mon cœur, et elle est partie avec. Je sais que tu n’y es pour rien dans tout ça, mais te voir lui ressembler autant me blesse au plus profond de mon être. Mais ce qui est fait, est fait et nous ne pouvons pas remonter le temps, ni la faire revenir.
— Que va-t-il se passer maintenant ?
— Ne t’inquiète pas, le peuple de l’eau est mon enfant, tout comme le peuple de la terre est celui de mon époux, le soleil. Nous ne vous abandonnerons pas, dit la lune avec amusement. Ta sœur, la reine et toi, son émissaire, seront le trait d’union entre nos deux peuples.
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