CHAPITRE 35 : Qui veut connaître la vérité ?
Ameer était bouleversé par la mort d’Adi. Il tint à l’enterrer lui-même et lui construire une tombe de ses mains malgré les violentes migraines dont il était victime. Ses crises se faisaient heureusement moins fréquentes avec les mois passants. Je me suis sentie changée, nuls doutes qu’Ameer et moi avions tous les deux beaucoup changé depuis notre retour sur Terre et depuis notre sortie de l’Asile. La Anabella d’avant était morte désormais, partie avec notre enfant, partie avec Adi, partie avec mes croyances. Je m’éveillais à quelque chose de nouveau, quelque chose de plus grand qui me liait à Ameer mais aussi au reste des Egarés. Désormais, lui et moi n’étions plus des étrangers ou des voyageurs, nous étions des égarés, chez nous.
Ameer se remettait mal du décès d’Adi, il venait de prendre la réalité du monde moderne en pleine face, comme si ce je ne sais quoi d’innocence, de candeur qui aurait dû définitivement mourir après notre passage à l’asile, parvenait encore à s’exprimer à travers lui. Il se plaignait de l’injustice du monde qui était tombée sur son ami, devenu pour lui un symbole d’innocence.
« Oui c’est injuste ! Répondis-je. L’injustice, on commence à y connaître quelque chose. Rien n’est juste, la vie est injuste et on n’y peut rien.
— Je ne vois pas pourquoi nous n’y pourrions rien, me rétorqua-t-il en reprenant son calme et m’apparaissant d’une sérénité rayonnante. Je déplore que nous devions attendre d’être dos au mur pour agir. Mais c’est peut-être là notre rôle. Qui va agir si ce ne sont ceux qui n’ont rien, ou ceux qui ont tout perdu ? Ceux de la ville peut-être ? Ils se laissent porter par les gratouillis sur le ventre qu’on distribue au peuple pour qu’il soit docile. Ils sont conçus pour ne jamais bouger si on ne leur demande pas de le faire. Seuls les égarés sont un peu différents. Mais ce ne sont que de pauvres fourmis qui luttent pour que le monde, si gaiement allongé dans l’herbe, ne leur roule pas dessus de bonheur.
— Ameer, je... »
Il avait usé d’un ton que je ne lui connaissais pas, d’une assurance déroutante. Je ne savais que lui répondre, mis à part qu’il rêvait et qu’il faudrait qu’il accepte son sort. Mais je n’ai pas voulu briser ses espoirs. Après tout, quels étaient les miens ?
« Bella, j’ai déploré toute ma vie professionnelle de participer à la marche des Hommes. J’ai l’occasion, certes de force, de m’opposer à cette nouvelle humanité, comme une ultime chance de faire machine arrière. Nous n’existons pas ici, nous n’appartenons pas à ce monde. Nous sommes invisibles. C’est l’occasion de mettre un coup de pied dans ce système malade comme dans une putain de fourmilière. C’est l’occasion d’attaquer là où il ne se protège pas parce que nous ne pensons pas comme ...
— ...Et comment comptes-tu t’y prendre alors ? M’énervais-je. Ramasser des morceaux de tôles et aller faire ta révolution tout seul ? Faire tomber la guillotine sur des têtes qui repousseront à l’identique ? Que vas-tu changer Ameer ? Rien du tout ! Un grain de sel dans la mer morte.
— Peut-être que je ne vais rien changer. C’est probable. Je compte quand même essayer, ne serait-ce que pour voir ce que ça fait. Je n’ai rien d’autre à faire de toute façon »
Je décidai à cet instant que ses espoirs étaient les miens. Que je pouvais, moi aussi, même si c’était peine perdue, défendre une cause importante, plus grande que moi, que ma place dans une société qui n’existait plus, que ma place dans une famille qui était morte, plus grande que la cause de la condition des femmes qui me tenait tant à cœur et qui était désormais dépassée. « Je te suis ! ».
Nous avons d’abord raisonné ensemble sur la faisabilité d’une révolution violente. La conclusion a été la suivante : Nous sommes trop peu nombreux. Les civils sont impossibles à rallier à notre cause et nous sommes en infériorité technologique.
Nous décidâmes donc de communiquer au monde l’existence de centres « spécialisés » qui équipent certains Asiles. « Ils doivent bien avoir des journalistes ici ? S’interrogeait Ameer.
— Il me semble me souvenir avoir entendu des diffusions d’actualités dans mon amplificateur à l’époque où j’en avais un.
— Ok, donc il existe des gens, des clones, qui s’occupent de diffuser des informations. Nous pouvons aller à leur rencontre. »
Alors qu’Ameer et moi réfléchissions de façon désordonnée, entamions une piste, la laissions tomber et en suivions une autre, nous entendîmes la voix de Miroslav qui nous écoutait.
« Oh, oh, oh ! Ria-t-il. J’aime voir un esprit combatif naître dans de jeunes caboches. Cela me renvoie un peu dans mon monde. Vous ne pourrez pas aller à la rencontre d’un clone pour diffuser sur les amplis. Si vous vous rendez en ville, en n’ayant aucune identité, vous n’arriverez à rentrer nulle part. Tous les immeubles des sociétés d’information, de toutes les entreprises même, sont équipés de lecteurs de puces. Si vous n’êtes pas un clone développé pour être leur employé, vous n’entrerez pas.
— Je suis sûr qu’on doit réussir à trouver un peu de matériel dans tout ce fourbi. Une vieille station de radio qu’on pourrait retaper et diffuser clandestinement, dit Ameer.
— Ameer, je crois que tu n’as pas conscience d’à quel point ce serait inutile. Il n’existe plus de dispositif de réception, même si tu y parvenais, personne n’écouterait.
— Peut-on fabriquer une station d’émission sur ondes cérébrales ? Proposais-je.
— Je crois qu’il vaut mieux pirater une installation existante et fonctionnelle, il s’agit d’une technologie de pointe que nous ne pourrons pas bricoler comme on le faisait au bon vieux temps.
— Et on sait faire ça ? s’inquiéta Ameer. »
Miroslav ne répondit pas pendant un certain temps. Il tournait marchait dans la pièce et s’arrêta quelques instants pour regarder à l’extérieur par une ouverture dans le mur. Il répondit « Non … ».
Ameer et moi, avions placé certains espoirs dans le savoir ancestral de Miroslav, notre unique guide sur cette planète. La bouche entrouverte, nous attendions tous deux un « mais » de sa part, une proposition alternative, enfin n’importe quoi qui nous apporte un début de solution. Miroslav alla s’assoir sur un Bidon enfoncé et légèrement rembourré qui nous servait de fauteuil, comme pour signifier qu’il n’avait plus la parole et qu’il nous laissait la main.
« Non », point. Ce fut la réponse de Miroslav, aussi fermée que possible.
La bouche d’Ameer se referma. Il comprit qu’il n’aurait pas une meilleure réponse que celle-ci. Il lança alors « C’est bien dommage ! Si on ne peut pas utiliser un système nous-mêmes, alors on contraindra quelqu’un qui sait le faire à nous rendre ce service. C’est fini de respecter les règles, c’est fini de respecter la loi, c’est fini de respecter la vie. S’il nous faut de quoi entrer dans un centre d’émission, on trouvera le moyen de rentrer ! ».
Depuis quelques temps, Ameer avait ce type d’élans détermination violente qu’il ne valait mieux pas contraindre. Je n’osai pas lui demander de se calmer, cela n’aurait fait que l’énerver davantage. Miroslav, lui, eut la sagesse d’adopter la légèreté nécessaire pour se faire entendre.
« Oh ohoh, et bien soit. On fera le nécessaire. Mais ne nous emballons pas sans raisons. On va d’abord essayer de discuter avec les bonnes personnes, on n’aura peut-être pas besoin de sortir les crocs ! ».
Ce fut sur ces sages paroles que nous cherchâmes comment approcher une personne de la ville qui pourrait nous donner une tribune sur les ondes. La solution la plus simple sembla de trouver un bar fréquenté par les clones journalistes. Le « Meeting News Shot » s’imposa comme une évidence. Il était situé en plein centre-ville, au pied de la Paper Big Tower. Elle portait ce nom en hommage au temps où les nouvelles étaient communiquées sur format papier. Je proposai d’y aller seule. Ameer voulut m’accompagner. Dans son état, son manque de diplomatie aurait compromis notre mission. J’insistai pour qu’il restât dehors. Il finit par accepter. L’après-midi même, nous étions en marche pour le centre-ville.
Devant l’entrée du bar, tout le monde me dévisageait du coin de l’œil, comme si j’étais porteuse d’une difformité physique. Cette observation n’était finalement pas si loin de la vérité. Non seulement je ne ressemblais pas aux modèles de clones fréquentant ce bar, ni à aucun autre modèle de clone tout simplement, mais de plus, mon allure générale ne laissait que peu de doutes sur ma provenance « sauvage ».
Je tentai de distinguer les journalistes des autres. Il y avait également des Juristes qui travaillaient dans l’information, des membres du gouvernement, et d’autres que je ne savais pas encore repérer. Les journalistes se ressemblent tous, je n’ai pas eu à chercher bien longtemps pour en repérer un isolé.
Je m’assis à sa table. Il me regarda bouche bée, puis regarda le reste de la salle, pour voir si l’assemblée était au courant d’un quelconque événement inhabituel. Toutes les personnes présentes semblèrent surprises de me voir également. En ce qui concerne la discrétion, on peut dire que ce fut un échec.
« Bonjour, commençais-je.
— Bonjour ? répondit l’homme l’air interrogateur, vraisemblablement surpris par ma présence.
— Vous êtes un clone journaliste ? J’ai des informations importantes pour vous. Des informations qui pourraient changer votre vision du monde ainsi que celle de nos concitoyens. »
J’ai senti à cet instant un manque de réceptivité assez flagrant chez mon interlocuteur. Je ne fus pas certaine qu’il ait parfaitement compris la notion de « concitoyens ». Je ne tentais pas de cacher ma provenance étrangère. Mon langage, mon attitude, mon physique, absolument tout me trahissait. Je guettais du coin de l’œil un barman ou un vigile qui m’observait de loin, derrière son comptoir, sans doute prêt à me faire sortir en cas de problèmes.
Mon interlocuteur ne répondit pas. « Vous allez sans doute penser que je vous fais perdre votre temps, repris-je en m’enfonçant toujours plus dans une conduite maladroite due à un entretien non préparé, mais j’ai des informations bien réelles, inconnues du reste du monde et je peux fournir des preuves. Qu’en dites-vous ? »
L’homme ne répondit rien, une fois de plus. Plutôt que d’en rajouter, je décidai de rester à l’observer, de ne plus parler et d’attendre une réponse. Il se décida à parler.
« Je ne comprends pas pourquoi vous vous adressez à moi. Ces informations me concernent ?
— Et bien, elles ne vous concernent pas directement, mais je ne comprends pas… Vous êtes journaliste ou pas ?
— Oui… et ?
— Et vous n’êtes pas à la recherche d’informations à donner à la population ? Comment enquêtez-vous ? m’agaçais-je. Vous avez des tatouages partout là, ici et là… Vous êtes quelqu’un d’important ! Vous devez être intéressé par ce que je raconte non ?
— Je ne suis pas sûr que nous nous comprenions bien. Que voulez-vous que je fasse de vos informations ?
— Mais enfin les diffuser !
— Excusez-moi, mais j’identifie mal votre modèle. Vous avez l’air déboussolée. Pardonnez-moi mais… avez-vous toute votre tête ? »
Je sentis une furieuse envie de lui faire bouffer sa condescendance en lui enfonçant mes semelles au fond du gosier. Ameer me l’aurait sans doute reproché après la morale que je lui avais faite sur son comportement agressif. Je pris sur moi d’essayer de dialoguer calmement et de façon constructive.
« C’est vous qui me demandez ça ? Vous ne connaissez même pas votre métier ! Répondis-je avec un calme à peine simulé. Si vous ne cherchez pas et ne diffusez pas la vérité, qui le fera ?
— Et bien, si vous êtes capable de savoir la « vérité », les autres aussi non ? Qui a besoin de la connaître ? Vous vous méprenez sur mon travail. Je ne diffuse que ce que mes clients me demandent de diffuser.
— Vos clients ?
— Oui « mes clients ». La majorité du temps c’est le consortium qui nous paye pour que nous passions leurs messages à la population. Il peut s’agir d’information de sécurité par exemple.
— Vous travaillez pour le gouvernement ? Vous êtes censés être impartiaux.
— Ah bon ? Qui a dit que nous étions censés être impartiaux ? il n’y a pas à être impartial puisqu’il n’y a pas différents camps à défendre. Comment les dirigeants sont-ils censés faire pour diffuser une information selon vous ? Il faut bien que le peuple sache que des décisions sont prises, que les clandestins sont de moins ne moins nombreux, que les centres commerciaux sont ouverts. Le consortium nous paye pour ça. Ce n’est qu’un client parmi d’autres. De nombreuses enseignes publicitaires ont besoin de nos services pour toucher leurs clients. Si vous souhaitez diffuser une information, il faudra payer ce service. Ne m’en voulez pas mais je connais bien les personnes qui ont les fonds suffisants pour accéder à ce service, il me semble que vous n’en faites pas partie. »
Il me cloua le bec si violemment qu’un effort sur mes mâchoires fut nécessaire pour pouvoir l’ouvrir à nouveau.
« Vous n’êtes pas beaucoup plus utiles qu’une machine de diffusion dans ce cas.
— Nous mettons en forme les informations. C’est une valeur ajoutée non négligeable.
— Et si vous apprenez une nouvelle capitale qui pourrait changer la vie de la population du monde ? Vous ne la mettriez pas en avant ?
— Si quelqu’un paye pour le faire si…
— …
— …
— Et le bien de la population, votre bien à vous. Vous y pensez ?
— Une nouvelle d’une importance aussi considérable que celle dont vous semblez vouloir me parler me serait très certainement confiée par le consortium.
— Vous ne comprenez pas, écoutez-moi bien jusqu’au bout... »
Je m’apprêtais à le laisser juger par lui-même de l’importance de la nouvelle. A cet instant mes paupières s’ouvrirent et je vis clair pour la première fois. Tout mon argumentaire serait vain. Je ne m’adressais pas à un être humain habité de libre arbitre mais à un clone programmé pour agir selon certains ordres. Son esprit est tourné de façon à ne pas écouter, ne pas comprendre, ne pas exécuter ce que je demande. Et si je m’adressais à un clone du consortium, ce serait sans doute la même chose. Finalement, tout tournait comme ça depuis des siècles. Quel intérêt cette nouvelle aurait apporté à la population locale, insouciante du programme des asiles qui ne concernent qu’une minorité ou encore de l’existence de ces chambres de reprogrammation qu’Ameer et moi avons eu le privilège de visiter ? Il ne fallait pas jouer sur la corde morale, ils n’avaient pas été programmés pour en avoir une. Je quittais la table sans terminer ma phrase et sans saluer ce journalo-publicitaire qui m’avait excédée.
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