CHAPITRE 36 : Le management par la peur
Anabella était rentrée bredouille de son entretien au bar. Elle m’avait fait part de ses conclusions à propos de la population locale. Il semblait inutile de tenter de les comprendre, ceux de la ville n’étaient pas faits comme nous, les égarés. Son interlocuteur n’avait pas sourcillé à la perspective d’une info sensationnelle. La presse avait définitivement changé.
Je tentais de compter tout de même sur un trait commun à tout être vivant, l’instinct de survie. Si nous arrivions à expliquer que la sécurité de chacun était menacée leur nature les pousserait à écouter et agir, quel que soit ce pour quoi ils avaient été programmés.
Avec une nouvelle idée en tête, j’arpentais les rue d’Egality city non loin de la Paper Big Tower. J’avais appris à reconnaître les clones journalistes, ou plutôt les publicitaires puisqu’il me sembla que cette appellation leur convint mieux. Hicks m’accompagnait. Il constituait l’atout d’être une sacrée force de la nature, bien qu’il ne passait pas inaperçu. Au coucher du soleil, je vis deux individus sortir de la tour. Je pris le parti d’anticiper leur déplacement vers le bar. C’était la première fois que j’allais me comporter en hors la loi, de sang-froid, consciemment. Il est sans doute illusoire de se croire innocent, sans faille, vierge de tout karma négatif. Je me rappelais ce point pour m’aider à agir. Je n’étais qu’un homme, qui se battait avec ses armes, avec son lot d’erreurs, je ne devais pas me soucier d’entacher un passé propre et un comportement irréprochable. Se penser innocent est la lâcheté des idiots. Il était temps d’assumer ce que j’étais, un être imparfait qui se battait pour une cause, juste ou non, sa cause, et qui entendait bien la servir par tous les moyens.
Je me mis alors à courir, depuis la rue principale en direction d’une ruelle transversale. Les deux hommes marchaient, avec un timing parfait, en travers de mon passage. Je les bousculai violemment frappant l’un d’eux sur l’oreille du plat de ma main pour le sonner. Puis, au moment de reprendre ma route vers la ruelle, je lui arrachai le micro projecteur holographique qu’il tenait à la main et qui contenait sans doute suffisamment de données pour que la perte fût importante. Je filai dans la ruelle, m’y enfonçant et disparaissant dans ses reliefs. Selon toutes probabilités, les deux hommes étaient sonnés et choqués, particulièrement celui qui fut frappé. Puis, timidement, ils entrèrent dans la ruelle, sur seulement quelques mètres, pas forcément pour me poursuivre, mais plutôt pour suivre leur instinct immédiat. Celui qui les pousse à s’accrocher à leurs affaires, comme si prendre une direction différente eût été un aveu d’abandon. Pendant quelques dizaines de pas, ils s’engagèrent sur un autre chemin que le leur.
C’est à cet instant que Hicks surgit de nulle part, et fondit sur les deux pauvres hommes de toute son impressionnante carrure. Il saisit le premier par le poignet, la pression exercée sur son avant-bras était suffisante pour lui écraser le cubitus contre le radius. La douleur fut telle que l’homme cessa de résister et se laissa complètement entraîner. Hicks, d’un bras, le tira violemment contre lui et empoigna sa tête sous son aisselle tout en courant vers l’avant. Il saisit l’autre homme coinçant sa nuque sous son autre bras, puis ils couru quelque mètres tel un rugbyman avec deux ballons. Les deux hommes désarticulés se laissèrent mener. Hicks marqua deux essais en plongeant la tête de ses deux victimes dans une bassine infâme remplie des produits shootants que même les égarés les plus habitués rechignent à inhaler. A peine leurs têtes retirées du bain. Ils étaient comateux et tout juste aptes à respirer par eux même. Ce fut vite réglé grâce à la force herculéenne de Hicks. Toutefois, il restait un point important à accomplir. Hicks sortis un morceau de tôle tranchant de son pantalon, saisit le poignet d’un des deux hommes drogués de force. Il l’inspecta, puis le reposa. Il saisit l’autre poignet, l’inspecta et y planta sa tôle rouillée. En une seconde il en extrait une petite puce métallique. Il la frotta sur sa veste pour la nettoyer du sang et saisit le bras du deuxième homme.
« Attends Hicks je vais le faire, celui-là va se vider de son sang, t’es un vrai boucher !
— Bof, je ne vois pas l’intérêt.
— L’intérêt de quoi ?
— De faire attention. Moi je les aurais tués tous les deux de toute façon. »
Hicks était parfois véritablement effrayant. Un tueur froid, comme un animal sauvage. J’ai repris son couteau de fortune. Il me laissa faire.
Avant d’entamer le deuxième morceau, je jetai un œil au bras charcuté du premier malchanceux. Il saignait beaucoup. N’ayant rien prévu pour raccommoder quiconque, j’entrepris de faire une compresse sale en déchirant un morceau de ma veste. Je la trempai dans le cocktail industriel de la bassine, en espérant que les sommes de détergents et huiles de moteur ne laisseraient vivre aucune bactérie et permettraient de limiter les dégâts. Je serrai bien le tissu autour du bras blessé, puis, conscient des soins médiocres que j’avais prodigués, je passais au suivant.
Mon morceau de métal à la main, j’effleurai la peau du poignet de ma victime dans un sens, puis finalement dans l’autre, puis enfin dans tous les sens. Je me décidai enfin à couper et fit une éraflure qui ne laissa qu’une trace blanche sur sa peau. Il avait un pouls, son poignet était chaud. J’appuyai un peu plus fort pour laisser une pointe sur sa peau qui se résorba en quelques secondes.
« Tu veux que je le fasse ? » envoya Hicks. J’étripai donc cette sensiblerie et fit une belle entaille, peu profonde, mais qui me permit d’extraire, par un jeu de pressions, cette fameuse petite puce.
« Voilà c’est fait ! répondis-je à Hicks, fier d’avoir prouvé de quoi j’étais capable.
— Si ça saigne pas c’est que c’est mal fait me lança-t-il.
— Si regarde, là ça saigne.
— Non je ne vois rien.
— Si ! Ça c’est du sang, et de toute façon j’ai récupéré la puce donc j’ai forcément coupé »
Le second aussi a eu droit à son pansement, bien qu’il n’en eût sans doute pas autant besoin que son compagnon. Hicks ne souhaitait pas trainer trop longtemps sur les lieux du crime, et il fallait agir rapidement, sans attendre que les deux malchanceux reprennent leurs esprits. J’abandonnai donc lâchement les journalistes écorchés à leurs doux rêves sous mélange.
Dans une société dans laquelle tout le monde se comporte comme il doit se comporter, l’avantage c’est qu’il n’y a pas besoin de beaucoup de sécurité car les comportements frauduleux sont rares. La mise en place de reconnaissance électronique a plus un but de collecte statistique dans un but managérial qu’autre chose. Nous prîmes le pari, que malgré la carrure de Hicks, nous ne nous ferions pas repérer si nous tentions d’entrer dans la Paper Big Tower. Selon les locaux, les agents de sécurités ne viennent que sur demande, dans de rares cas.
Hicks me demanda ce que je comptais faire. « Je dois trouver une tribune, depuis cette tour, pour parler au peuple, au plus grand nombre. Pour leur expliquer la vérité sur la façon dont ceux qui sont jugés anormaux sont traités. Qu’ils sachent que les égarés sont produits par leur société. Et surtout qu’ils sachent ce qu’ils risquent si on les envoie à l’asile… enfin au centre de réinsertion citoyenne… Je veux les avertir qu’on leur fera subir des sévices, des tortures, qu’ils aient si peur que… je ne sais pas… que quelque chose change. Je veux faire appel à leur instinct de survie pour qu’ils rejettent cette partie de leur société et qu’ils se rebellent, qu’ils fassent tout pour ne jamais y aller eux même. » En m’entendant parler, le ridicule de ma passion, de mon espoir vain m’est apparu soudainement. C’était un plan désespéré, sans construction réelle, voué à l’échec, pire, au ridicule. Hicks ne répondit pas. Il me mit une tape dans le dos, trop légère pour me donner l’entrain dont j’avais besoin, mais sans doute assez forte pour que je ne fasse pas demi-tour et que je surpasse mes doutes. Au pied de la tour, j’entrai finalement.
J’ai constaté qu’avec une puce en main, l’entrée dans les bureaux se faisait comme dans un moulin.
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