CHAPITRE 40 : La Prophétie
Je pris la parole le premier.
« Vernes ? Le programme n’est pas mort ? Nous étions censés venir ici depuis le début. Pour rentrer chez nous. Connor nous en avait dissuadé, et Miroslav avait rejoint son point de ralliement, il l’avait trouvé désert ! Pourquoi vous ne vous manifestez que maintenant ?
— Je vois que nous ne nous sommes pas trompés. Vous êtes bien les prophètes que nous attendions répondit Ronald.
— Expliquez-nous ! s’impatienta Anabella. Ameer, laisse-le parler, il n’est pas celui que tu crois.
— Non, pas tout à fait celui que vous croyez j’ai l’impression. Permettez-moi de me présenter. Je suis BiCd1001-Ronald. Je dirige un groupe d’une centaine de personnes. Nous nous appelons L’Ordre de Darwin, vous êtes dans notre église.
— Une église ? demanda Anabella.
— Et bien, voyez-vous, toute notre organisation n’a qu’un but, celui de vous accueillir… »
Cela ne répondait pas à la question d’Anabella. La connaissant bien, je savais qu’elle s’apprêtait à reposer sa question, elle fut cependant interrompue par une quantité de curieux qui approchaient de nous par dizaines, s’arrêtant à quelques mètres de nous. Ils s’inclinaient légèrement et jetaient des regards interrogatifs à Ronald qui leur répondait par des approbations de la tête. Finalement Ronald se leva et s’adressa à tous.
« Chers amis, depuis plus de deux siècles que l’Ordre de Darwin existe. Nombreux sont ceux qui ont cru sans voir. Ceux qui ont donné sans recevoir. Ceux qui sont morts dans la foi. Remerciez vos aïeux qui ont permis que nous soyons là ce jour pour voir enfin apparaître ceux que nous attendions, ces prophètes du temps passé. Regardez ! clama-t-il fort, le prophète Saliba est là. Regardez ! clama-t-il encore, la prophétesse Lucchesi est là. Le temps est venu ! Le temps de comprendre pourquoi nous sommes là. Le temps de quitter ce monde infâme qui nous a rejeté, ce monde qui vous a bridés, diminués ! » Il s’approcha d’Anabella, s’agenouilla face à elle et lui baisa le pied. Il se releva, se mit face à moi puis s’agenouilla de nouveau. Je ne voulus pas être irrespectueux et m’abstins de secouer la jambe. Je fis simplement un petit pas en arrière pour lui faire comprendre qu’il n’était pas nécessaire d’embrasser mes pieds, surtout après une longue marche dans les rochers. Mais sa motivation était d’acier et il n’hésita pas à rattraper fermement ma jambe afin de déposer un baiser sur ma chaussure trouée d’Egaré. Il se releva et s’adressa à nous tout en regardant la petite foule dans le hangar. « Ameer, Anabella, donnez-nous la divinité que nous espérons, faites de nous des dieux ! ».
J’ai regardé Anabella, et n’essayant même pas de rendre mon geste discret, je fis tourner deux doigts près de ma tempe, signifiant ainsi à quel point je trouvais ce troupeau d’illuminés complètement chtarbé. Anabella n’eut pas envie de rire. Je cherchais un moyen, sans transmission de pensée possible, de lui expliquer qu’il ne fallait pas s’énerver et que les timbrés sont souvent susceptibles. Je bougeais négligemment mes sourcils dans sa direction pour attirer son att… « Mais vous êtes cons ou quoi ? » … trop tard. « Pour qui vous nous prenez ? Je ne suis pas prophétesse, ni messie, ni déesse, ni chercheuse, ni que dalle ! vous avez vu mes fringues ? il manque une jambe à mon pantalon. Putain ! Qu’est ce qui nous a pris de vous suivre …
— Soyez indulgents mes amis, interrompit Ronald, ils ont fait un long voyage, ils ont besoin de reprendre leurs esprits. De se rappeler qui ils sont. Ayez confiance, comme ce fut le cas depuis toujours. Je vais m’entretenir avec les prophètes Saliba et Lucchesi. Le prophète Saliba a immédiatement reconnu les lieux en arrivant. Je suis confiant ! Je suis confiant ! »
Il nous invita à avancer vers l’un des couloirs, plaçant ses mains d’hôte derrière nous. Puis il nous emmena dans une petite pièce isolée. Il s’agissait d’un petit bureau très bien décoré. Il était orné des couleurs de l’armée des nations unies. Quelques banderoles militaires vieillissantes étaient accrochées aux murs, mais surtout, y trônaient six cadres représentant six portraits. Je reconnu le mien immédiatement, celui d’Anabella juste à côté. Les photos n’étaient pas si vieilles dans l’absolu mais nous paraissions quinze ans de moins. Deux autres photos montraient l’équipage de Vernes III bêta. Miroslav était jeune et j’avais oublié le visage de Katsuki devenue la compagne de Miroslav. Enfin, les membres de Vernes III alpha furent également présents en photo. Il s’agissait de Jaxon et de Nazeeha que je n’aurais sans doute pas reconnu si leurs noms n’avaient pas figuré sous le cadre.
« J’imagine que vous vous êtes reconnus ? Questionna Ronald en parlant des cadres muraux.
— Ce sont bien nos portraits, répondis-je. Je ne suis pas étonné de les trouver ici.
— Et pourquoi ça ? demanda Ronald.
— J’imagine que vous le savez. Vous avez l’air d’en connaître beaucoup à notre sujet. Mais j’aimerais savoir quoi exactement… »
Nous restâmes une heure ou deux à l’écouter, répondant parfois par de timides acquiescement, sans dévoiler notre identité. Ronald fut intarissable. Anabella et moi fûmes conduits dans deux chambres rudimentaires et l’on nous servit des fruits frais. Je n’aurais pas cru en remanger un jour. Puis nous demandâmes à ce que les chambres soient jointes en une seule.
« Cette histoire est dingue, dis-je à Bella en avalant un quartier d’orange. Cela n’a aucun sens. Comment Jaxon ou Nazeeha auraient-ils pu prétendre que nous rendrions les hommes divins ? »
Ronald nous a raconté l’histoire de l’Ordre de Darwin. Il n’existait pas tout à fait depuis trois siècles comme nous l’avions entendu lors de son discours. En réalité ce fut plutôt Ronald lui-même qui le créa à partir des fondations d’autre chose qu’un culte. Des fondations qui lui étaient antérieures et dont Jaxon et Nazeeha aurait été à l’origine. Une sorte de Club s’était bâti autour d’un message laissé par Jaxon et Nazeeha, les membres de Vernes III alpha. Le message d’origine n’a apparemment jamais été retrouvé. Selon Ronald, et les documents du club qui existait ici autrefois, le message disait qu’il comptait sur nous pour que l’Homme conserve son « Divin » et mentionnait le nom de Darwin. Le nom du nouveau club… de cette secte… aurait été choisi en référence à ce message. Le message indiquait également que Jaxon nous laissait des indications sur une clé codée. La clé n’avait pas été perdue mais personne n’avait pu la décoder. Il était très probable que si toute la communauté scientifique s’était penchée dessus, cela n’aurait pas constitué un souci majeur. Cependant, les moyens et la population du club étant limités et les technologies inadaptées à lire une clé aussi archaïque, son contenu resta un mystère.
« Je crois avoir remarqué que Jaxon était assez croyant, répondit Anabella, mais pas suffisamment pour écrire ce genre d’idiotie. Il était sans doute un des plus grands biologistes de notre temps et il était accompagné de Nazeeha qui ne se serait pas laissé influencer par ce genre de dérive. Ils ont perdu le message d’origine, il faudrait voir les mots exacts employés par les membres de Vernes III alpha. Nous, qu’est-ce qu’on fait ?
— A mon avis, on gagne du temps et, autant que possible, on ne dévoile rien. Je ne suis pas sûr qu’il ait parfaitement compris d’où on venait. Lui non plus n’a pas l’air d’être particulièrement croyant, je me méfie un peu.
— Non, personne n’est croyant dans ce nouveau monde, remarqua Anabella. Le concept même de divinité est relativement oublié. Il a dû rattraper tout ça dans les anciens livres de la bibliothèque du club. Il s’accroche à une idée par désespoir, il a été exclu. Je ne suis pas sûr que son cas soit très courant, si on omet les égarés.
— Non en effet. Il a l’air unique même… Il a une revanche à prendre sur le monde. »
Ronald était un ancien dirigeant de la société Human Lab. Son histoire fut tout à fait atypique. Il aurait été un dirigeant déviant. D’après ce que je compris de son discours, bien que les clones dirigeants bénéficient d’un soin particulier au sujet de leur conformité génétique, il aurait eu affaire à un éleveur déviant qui l’avait pris comme souffre-douleur et se serait acharné sur lui lorsqu’il était enfant. Mon avis est que bien qu’il n’ait pas été détecté déviant, sa personnalité se serait forgée en réaction à cet éleveur, avec un peu de retard. Lorsqu’il est entré à la tête d’Human Lab, il commanda une centaine de clones nécessaires à la bonne productivité de l’entreprise. Cette année-là, le consortium n’avait autorisé aucune naissance. Plutôt que d’obéir comme l’aurait fait n’importe quel autre clone, membre du consortium, il produisit lui-même les clones dont il avait besoin, sans l’aval du bureau des naissances. Plusieurs mois après, la clandestinité de ces clones fut découverte ainsi que le comportement de Ronald. Il fut exclu du consortium et préféra s’enfuir avant l’arrivée de son remplaçant qui l’aurait forcément envoyé à l’asile. Il partit loin de la ville et ne s’approcha pas des Egarés. Il tomba sur des cultures laissées à l’abandon mais qui avaient laissé des fruits et légumes sauvages. Il suivit les traces humaines, des sentiers dans les collines, des chemins de corde dans les rochers et découvrit l’un des points de ralliement du projet Vernes. Profitant de l’inertie d’autorité qu’il avait encore auprès des employés d’Human Lab, il revint à la ville et s’enfuit de nouveau avec les clones clandestins qu’il avait fait naître et encore vierges de tout élevage. Ce fut avec eux qu’il reprit les vieilles cultures de blé et de fruits, qu’il s’installa dans les collines et qu’il fit renaître ce vieux club disparu sous le nom « d’Ordre de Darwin ».
« Le club a été fondé il y a deux siècles, repris-je en sortant de mes pensées, donc probablement après la disparition de Jaxon et Nazeeha qui étaient censés voyager au vingt-troisième siècle. Mais étant donné que ni Vernes III bêta ni Vernes III gamma n’avaient atteint la bonne époque. Il est également probable que ce fut le cas pour Vernes III alpha. Mais si le message laissé par les membres de l’équipage d’alpha est devenu si flou, c’est probablement que Nazeeha et Jaxon n’ont pas fondé le club en question.
— Ce qui est sûr c’est qu’il faudrait qu’on lise le contenu de la clé, analysa Anabella, pragmatique.
— Oui, aucune difficulté pour qui a reçu l’équipement du projet Vernes. Mais on a tout perdu à l’Asile. On n’a plus de quoi décoder quoi que ce soit.
— Il faut qu’on demande à Miro s’il a toujours son décodeur. Et s’il l’a, on croisera les doigts pour qu’il fonctionne encore.
— S’il l’a, je pense que ça fonctionnera. L’armée NU a prévu des équipements en béton, à l’épreuve de l’eau, à l’épreuve du temps, et même de tout ce qu’on peut trouver dans l’espace.
— C’est incroyable, Ameer, tu imagines ? On a retrouvé Miroslav, et on va potentiellement être en contact avec la team alpha, malgré les siècles qui auraient dû nous séparer…
— Je trouve encore plus incroyable, d’être sur un lit et de manger des fruits !
Anabella cala une pomme contre sa poitrine. « Croque donc ! ».
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