CHAPITRE 42 : Merci Jaxon
Je me souviens du jour où Greene nous a présenté Ameer. Nous l’avions applaudi. Et puis petit à petit, en apprenant à le connaître, à le mépriser tout d’abord, pour ses défauts d’homme, puis à l’aimer, j’ai perdu cette vision du mathématicien brillant qui s’était imposée dans les premiers instants. J’ai su apprécier ses défauts dans l’adversité mais j’ai oublié l’image du scientifique en cours de route…
Ronald nous a apporté tout le matériel nécessaire et l’un des membres anonymes de sa secte était mis à disposition lorsque nous avions besoin d’un dépannage concernant l’utilisation des gestionnaires holographiques. Ameer prit les choses en main et tentait de maitriser le sujet.
« Ok, alors avec cette fonction là je peux entrer des commandes d’ordre au logiciel intelligent. Ici, je peux lui demander d’analyser l’objet « algorithme génétique » et de le décrypter. Le problème c’est que si je lui commande de comprendre et décrire comment fonctionne l’algorithme génétique, il estime que ça prendra … 148 ans. Et franchement même avec ça on est sûr de rien. On peut imaginer utiliser une puissance de calcul plus grande mais je doute qu’on obtienne des durées de recherches satisfaisantes. Par contre, je réduis considérablement son temps de recherche si je lui apporte des informations sur le fonctionnement de l’objet analysé. Même si les informations que je lui donne sont inexactes, ça donne un axe de recherche au logiciel qui ne part pas dans n’importe quelle direction au hasard. Par exemple, si je lui dis que l’objet analysé - notre algorithme génétique donc – est lui-même un logiciel intelligent, il suppose de lui-même plusieurs méthodes de fonctionnement analogues à la sienne et estime un temps de recherche à treize ans. Il n’y a plus qu’à essayer différentes hypothèses. J’aimerais lui indiquer quelles sont les données variables, et quelles sont les paramètres de retour à analyser pour indiquer s’il l’algorithme avance dans le « bon » sens ou non. Je m’explique. Je n’y connais rien en génétique, et je ne sais pas comment est foutu cet algorithme. Ce dont je suis sûr c’est qu’il y a des valeurs qui sont modifiées régulièrement. Il se peut que ces valeurs soient des combinaisons d’allèles, ou qu’elles correspondent à l’absences / présence de gènes etc. Ces valeurs, je les appelle « données variables » mais je ne sais pas de quelle nature elles sont. Ensuite, je suppose aussi que l’algorithme reçoit un certain retour à propos des choix qu’il a faits. Il doit posséder des indicateurs de réussite. Là encore je ne sais pas de quelles natures ils sont. Il peut s’agir de valeurs économiques, de ratio d’efficacité etc. J’appelle ces données « retours ». Mais je ne comprends pas du tout la façon dont est codé cet algorithme, ça dépasse nos connaissances. Ce que je peux faire en revanche, c’est lui indiquer l’emplacement du dossier de sauvegardes de Jaxon et lui dire que ce dossier contient des données qui sont similaires aux « variables » et aux « retours » de l’algorithme.
— Comment ça ? demandai-je à Ameer.
— On sait que l’algorithme est censé trouver et optimiser des groupes de gènes qui constitueront des humains, donc si je ne sais pas où sont rangés les génomes codés, je ne peux pas lui expliquer ce qu’il doit regarder. Mais si je lui dis « dans ce dossier, il y a quelque chose qui ressemble à des groupes de gènes, à savoir des sauvegardes de génomes, tu peux chercher dans le programme à analyser ce qui ressemble au dossier de sauvegarde ». Regarde ! Oh, il n’indique que douze ans et demi !
— A mon avis ce n’est pas aussi simple que ça. Ça marche pas ton truc.
— Si attends, on a gratté six mois quand même. A mon avis il faut lui dire que ce n’est qu’une partie des variables. Il ne faut pas oublier que le logiciel a évolué et qu’il a adapté lui-même ses variables. De plus il n’optimise pas que les génomes mais aussi l’organisation et les effectifs des entreprises. Donc j’implémente qu’il s’agit d’une partie des données variables, il faut aussi indiquer quelque chose qui se rapporte à une organisation d’entreprise, à des effectifs. Mais je ne vois pas comment lui dire ça. Ah si ! Il doit y avoir des constantes c’est sûr, et aussi des paramètres variables mais qui n’ont presque pas bougé d’une année à l’autre. Je vais demander au logiciel de rechercher des dates dans le programme objet et de trouver une périodicité. Avec ça on pourra supposer que le programme objet se met à jour en synchronisation avec cette période et on saura quelle est la date de dernière mise à jour. Je vais lancer cette recherche séparément. Ok, il me dit deux minutes. »
J’assistais à la réflexion solitaire d’Ameer qui avait l’air de s’amuser comme un enfant. Je tentais toujours de réfléchir de mon côté mais il fallut admettre qu’Ameer avait imposé son raisonnement. Il était donc forcément beaucoup plus rapide dans son propre schéma de pensée. Je tentais tout de même de ne pas abandonner complètement la réflexion pour lui venir en aide en cas de blocage. Miroslav lui, paraissait bien peu soucieux. Il s’était assis dans un coin de la pièce, sur un fauteuil de fortune composé d’un empilement de bric-à-brac surmonté d’un tapis enroulé. Ameer continuait son raisonnement.
« La dernière mise à jour date du début du mois. Nous allons demander au programme de chercher les occurrences de chiffres formalisés comme des dates et de comparer les valeurs associées à ces dates. J’imagine qu’en ce qui concerne les effectifs, il s’agira de nombres inférieurs à trois chiffres, dans la majorité des cas de nombres inférieurs à deux chiffres et donc l’évolution d’effectif, d’un mois à l’autre ne dois pas varier de plus de un ou deux pourcents, essayons avec trois pourcents. Je vais lui indiquer que ces valeurs-là sont des paramètres variables correspondants à des effectifs. Et que les paramètres ressemblant aux sauvegardes de génomes sont des combinaisons de gènes. A côté de ça, on peut facilement imaginer que quelque part, des valeurs apparaissent avec le symbole « $ », ou le mot « dollars » en toute lettre. Ces valeurs sont probablement de nature financières et seront des « valeurs retour » cibles à optimiser.
— Tu peux aussi rechercher l’espérance de vie comme « paramètre variable », ajoutai-je à Ameer.
— Exact ! me répondit-il. Ces valeurs doivent être quantifiées en années. On va faire aussi une recherche là-dessus. Ça commence à faire pas mal là.
— Oui je pense que le temps de recherche devrait pas mal se réduire ! »
Ameer prit une vingtaine de minutes pour trouver à tâtons comment demander ça au programme. Puis il lança l’estimation de temps de convergence. Le programme indiqua dix ans. Ameer fut très déçu de ce résultat.
« Comment ça « dix ans » ? On n’a pas dix ans ! On a énormément orienté la recherche là !
— Ou alors on s’est planté, et ça ne fonctionne pas du tout comme on l’imagine, proposai-je.
— Mais non, répliqua Ameer, on peut se planter « nous », mais les fichiers de Jaxon donnent une orientation très fiable au programme. D’ailleurs, le temps de simulation a été considérablement réduit, c’est qu’on va dans le bon sens.
— Le programme a pu être modifié depuis l’époque de Jaxon, intervint Miroslav. »
Puis le silence se fit quelques secondes avant qu’Ameer reprenne.
« Non, l’algorithme a travaillé seul. Il a pu être un tout petit peu modifié au début. Mais la disparition de biologistes compétents tend à montrer qu’aujourd’hui, l’humanité est totalement assistée par cet algorithme et que personne n’a la main dessus. Le scientifique que j’ai croisé chez Human Lab avait l’air de dire que les compétences n’existaient plus. Je ne dis pas que c’est impossible que les algorithmes aient été modifiés. Mais je parierais sur autre chose…En fait, quand on réfléchit bien, l’algorithme a bien été modifié. Il s’est modifié tout seul. Nous avons pu lui dire que l’espérance de vie était un paramètre variable, chose qui n’existait sans doute pas à la création. Ce qui nous fait défaut, ce sont les centaines d’années d’évolution de ce programme !
— Ah putain on est baisés ! On va devoir attendre dix piges ! lançais-je négligemment, sans vraiment y croire.
— Non, non, on ne va pas abandonner si vite. De toute façon, si on avait dix ans à attendre, je passerais dix ans à chercher comment réduire ce temps d’attente. Ça va aller, on va finir par trouver. Qu’est ce qui s’est passé pendant des siècles d’évolution de cet algorithme ? lança-t-il de façon rhétorique. Le logiciel a appris de ses erreurs ! D’année en année, de mois en mois même, il a analysé les retours de données et a observé des tendances. Il a tracé des courbes montrant l’influence de chaque paramètre variable sur les valeurs de retour. Ce qu’il faut, c’est clairement identifier les valeurs-retour et demander à notre programme de recherche d’identifier ce qui n’est pas une variable et qui est utilisé comme donnée d’entrée pour ajuster les variables. On lui définit que ces fameuses variables sont les valeurs qui bougent à chaque mise à jour et que le reste est un retour d’expérience, une valeur-retour. Ça c’est le point numéro un »
Il assembla quelques blocs dans l’hologramme qui traduisit ces blocs en lignes de texte.
« Ensuite, nous savons que les ensembles de gènes sont regroupés sous un code inscrit de la façon suivante : quatre lettres suivies soit d’un 1 soit d’un 2, puis encore deux chiffres et enfin un nom propre. On peut lui indiquer au moins un exemple : ADCS187 – Smith, notre ami Adi. Je vais lui télécharger un listing de noms pour accélérer la reconnaissance. Ces données-là, on est sûr que ce sont des variables d’ajustement et que le chiffre ne fait qu’augmenter dans le temps, avec les mises à jour. Ce sera une référence solide pour déterminer ce que sont précisément les valeurs « retours » et donc ensuite par déduction, quelles sont toutes les variables. »
Ameer reprit sa modification d’instruction pour notre programme d’analyse. Quinze jours ! Bingo ! Nous étions fin prêts à décrypter les mystères de cet algorithme. Ameer continua à optimiser son raisonnement et réduisit le temps de recherche à treize jours que nous avons jugés acceptables.
« Ameer, demandais-je, une fois que nous aurons décrypté l’algorithme, qu’est-ce que tu penses faire ? On ne peut toujours pas le stopper, ça va détruire l’humanité. Et puis entre nous, aussi intelligent sois tu, tu ne penses pas que quelqu’un se rendra compte de quelque chose et viendra faire le même boulot que toi pour comprendre comment fonctionne l’algorithme et le remettre en route ?
— Oh ohohoh, rit Miroslav ! S’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que cette société est aussi vulnérable qu’un chaton. Ils sont tellement formatés, conditionnés, tellement sages et rangés qu’ils n’ont besoin de presque aucune police. Les personnes qui sortent du rang sont trop rares, et vous avez expérimenté vous-même qu’elles ne sont pas laissées libres d’agir. Ils ne sauront pas se défendre. Exactement comme un enfant vivant dans un milieu aseptisé, filtré, parfaitement pur ne saurait pas se défendre en cas d’attaque de bactéries courantes et inoffensives, ils ne sauront pas faire face à un mouvement d’opposition.
— On va prendre quelques précautions quand même, ajouta Ameer. Pour répondre à ta question Bella, non, on ne va détruire l’humanité. L’algorithme sera très simple à modifier une fois que notre programme aura compris comment il fonctionne. C’est simple, nous allons demander qu’une sauvegarde datant du vingt-troisième siècle soit rétablie. Non pas une sauvegarde de l’algorithme tel qu’il était mais une sauvegarde du génome des individus tels qu’ils étaient à l’époque. Puis, nous incluront une fonction aléatoire qui choisira un individu type parmi toutes les possibilités et ceci quelque soit le modèle demandé. Ce génome type permettra de produire des clones d’individus tels qu’ils étaient au cours du vingt-troisième siècle. On va également lui demander de conserver les noms des modèles actuels comme étiquette. Mais cela ne suffit pas, il faut un brassage génétique suffisant pour que l’humanité soit viable et non consanguine. Nous introduirons donc une fonction qui changera une partie des gènes aléatoirement. Pas n’importe quels gènes, ceux qui font partie des variables qui sont dans la mémoire de l’algorithme. Le but n’est pas d’obtenir des fœtus difformes non viables en modifiant n’importe quoi. On sait que ces variables correspondent aux gènes qui changeaient d’un clone à l’autre. Ces variations n’influaient pas sur la viabilité de l’enfant donc on peut se permettre d’y toucher sans prendre le risque de toucher à des fonctions vitales ou importantes. Au vingt-troisième siècle, la reproduction sexuée était toujours d’actualité. Donc assez rapidement, nous allons recréer des naissances aléatoires suffisamment variées pour que la nature fasse le reste. Enfin, on retire toute fonction évolutive de l’algorithme. Je ne parle pas de simplement les désactiver, on les supprime de sorte que personne ne puisse plus les remettre en service.
— De cette façon, on va relâcher dans la nature des milliers d’enfants crées du hasard, variés et capables de se reproduire.
— Mais tu as conscience qu’ils seront rejetés ? Tu vas produire une usine à Egarés.
— Je vais être honnête avec toi Bella. Je ne sais pas exactement tout ce qui va arriver, et je suis à peu près sûr que beaucoup vont souffrir avant qu’un équilibre ne revienne. On va déjà s’arranger pour que les gestations aillent au bout. Mais que va-t-il arriver quand les entreprises refuseront les petits, qui ne seront plus des clones ? Elles vont d’abord les rejeter et puis seront tellement en forte demande qu’elles finiront par accepter n’importe qui. Parmi ceux qui auront été rejetés, une partie sera prise en charge par Human Lab et réorientée. Un pourcentage passera par l’asile mais les asiles seront vite pleins d’enfant trop variés pour être gérés, il faudra couper le flux d’entrée dans les Asile. Une partie risque d’être envoyée cette zone secrète que nous avons traversé puis détruite, on les récupèrera. Malheureusement je crains que les asiles principaux, près des plus grandes villes, soient également équipés de ces affreuses zones de reprogrammation. Je pense que c’est un rôle qu’il nous reste à accomplir, de nous en occuper. Elles sont à peine protégées et inconnues du monde, ce ne sera pas difficile, ça prendra juste un peu de temps. La dernière partie finira chez les égarés, ce n’est pas la fin du monde. Ce sera à nous d’organiser ça, d’agir de façon à les accueillir et de veiller à en faire un groupe viable et qui finira par devenir majoritaire. Dans quelques années, arriveront de nouvelles naissances naturelles, de plus en plus fréquentes. La société devra bien s’y adapter.
Un jour il faudra totalement arrêter la production humaine industrielle. Je ne sais pas si nous serons toujours là pour le faire. C’est un autre sujet. Nous ne serons pas non plus présents sur les six continents pour suivre l’évolution des choses. Il y a une part importante de hasard dans tout ça Bella. C’est ce qui régit la vie depuis le commencement. Il faut redonner sa place au hasard. C’est ça notre mission.
— Je commence à douter Ameer. Ils ne sont pas malheureux comme ils sont. On pourrait se contenter de détruire les zones de reprogrammation des Asiles.
— Tu penses aux Egarés aussi ?
— Je ne sais pas… C’est trop grave.
— Ma petite, intervint Miroslav, tes questionnements sont justes. Et tu n’y trouveras pas de réponses. Rien n’a d’importance en soi, dans un sens comme dans l’autre. Agir de la sorte est criminel. Ne pas agir, rester à observer, abandonner le travail de Jaxon l’est sans doute aussi. Il va falloir accepter de n’avoir aucune certitude sur ta décision quelle qu’elle soit. Mon avis est que nous ne sommes pas ici pour rien. L’équipage complet de Vernes III est entré en communication à des siècles de distance. Ça tient du miracle ! Nous avons tous notre place ici-bas, parfois pour le bien, parfois pas. Nous avons autant le droit que les autres de prendre des décisions. C’est simplement qu’ici personne n’en prend, donc nos choix auront beaucoup de conséquences et agir devient un devoir. Mais aucun d’entre nous n’est réellement responsable du destin de l’humanité même si Ameer et toi semblez-vous convaincre du contraire. Vous allez influer, à votre échelle, dans une direction que vous maîtrisez mal, et ensuite le chaos du hasard prendra le relais. La nature ne vous a pas attendu, et elle continuera de faire son œuvre après vous. Tu dois faire selon ton intuition car ton intellect ne sera pas suffisant pour y voir clair. Je peux comprendre que tu ne suives plus le mouvement si tu le sens ainsi au fond de toi. Ameer t’aime, il l’acceptera aussi. Laisse ta conscience profonde choisir d’elle-même. Ensuite, fonce ! »
Il sourit encore. Et ses paroles de vieillards vinrent adoucir mon âme tourmentée. Ameer se leva également. Il me regarda en souriant et me prit dans ses bras. « Il est fort le vieux ! Moi je reste avec toi quel que soit ton choix. En attendant, je retourne travailler ». Il déposa un baiser sur mon front.
Dans la pièce d’à côté, un vieux divan prenait la poussière. Je filais m’y endormir, seule, pour prendre un peu de repos et peut être laisser mon intuition trancher…
Je fus réveillée par une discussion provenant de la pièce voisine dans laquelle j’avais laissé Ameer et Miroslav.
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